Il y a un demi-siècle, le mythique France vivait l'un des derniers soubresauts de son histoire : la mutinerie de son équipage... Entre le 11 septembre et le 9 octobre 1974, le France sera occupé par ses hommes après avoir forcé le capitaine à arrêter les machines... L'équipage entre en résistance contre la compagnie générale transatlantique qui veut désarmer le navire... Pour les 800 hommes d'équipage, l'attente désespérée se fera entre le Havre et le petit port de Saint-Vaast-La-Hougue...
C'est en fin de journée ce 11 septembre 1974, alors que le paquebot s'approche de son port d'attache, que tout bascule. Le commandant Christian Pettré raconte dans son livre de bord : " en deux minutes, la passerelle est envahie par la foule des membres d'équipage dans une grande confusion et les machines sont stoppées".
Le 11 septembre du France
Jean-Pierre Prevel, ancien photographe de l'Agence France Presse qui avait embarqué à Southampton se souvient en 2004: "Nous étions confortablement installés dans la salle à manger, dégustant du caviar pour mon anniversaire, lorsque le garçon qui nous servait s'est exclamé "Il y a une mutinerie à bord !". Les marins du France avaient pris le contrôle du bateau...
Love boat
Lorsqu'il prend la mer pour la première fois en 1962, le paquebot "France" est un fleuron tricolore qui fait la fierté de tout un pays. Il est le plus long du monde : 314 mètres, le plus rapide : 31 nœuds, le plus racé avec ses cheminées rouges et noires. Symbole d'une France gaullienne conquérante, il restera le plus grand des géants transatlantiques jusqu'en 2004, date du lancement du Queen Mary 2.
Basé au Havre, pendant 12 ans, il assure des traversées transatlantiques de rêve et quelques croisières de luxe autour du monde. À la pointe de la technologie, il relie le Havre à New-York en cinq jours et aura transporté presque 600000 passagers vers le nouveau monde. Mais en septembre 1974, avec le premier choc pétrolier et la concurrence de l'avion, Le France est devenu un gouffre financier qui avale 900 tonnes de carburant par jour. Lâchée par Valéry Giscard d'Estaing, alors président de la République, la Compagnie Générale Transatlantique annonce brutalement son désarmement. C'est la fin du rêve...
Les marins de la colère
C'était une mutinerie moderne, les gens ne voulaient pas du vin et mieux manger à bord, mais ils se bagarraient pour leur emploi !
Charles Mélingue, ancien journaliste à France 3, interrogé en 2004
C'est à l'appel de la CGT et avec à leur tête Marcel Raulin, un ancien du Commando Kieffer, ayant débarqué le 6 juin en Normandie, que les marins se mettent en grève. Le France mouille alors dans le chenal du port du Havre. "Les passagers n'ont pas protesté contre cette prise d'otage, il y avait presque une communion avec les membres d'équipage", comme le raconte alors le photographe Jean-Pierre Prevel.
Les passagers défendaient aussi le bateau, beaucoup étaient de tout cœur avec nous
Bruno Rabreau, ancien marin du France (ITV 2004)
Les ponts-promenades sont alors envahis pas les passagers, adossés sur des montagnes de valises. Le lendemain, les 1266 passagers sont finalement débarqués sur un ferry et les mutins restent seuls maîtres à bord. En quittant le navire, certains chantent "ce n'est qu'un au revoir " !
Du Havre à Saint-Vaast-La-Hougue
Après 10 jours d'occupation du Havre, le France doit quitter le chenal pour échapper à la tempête, maritime celle-là. Le paquebot reprend la mer pour la première fois sans passagers. Charles Mélingue, alors correspondant pour France Inter à Cherbourg se souvenait en 2004 : "Le paquebot filait, mais ça sentait déjà le déclin. Il n'y avait personne sur les ponts, le France ne transportait plus qu'un équipage mutin". Et c'est dans un tout petit port du Cotentin que le plus grand paquebot du monde va s'abriter. Saint-Vaast-La-Hougue, situé sur la côte est du Cotentin va alors devenir un grand pôle d'information.
On ne circulait plus, il y avait des embouteillages, des journalistes partout !
raconte, amusé, Charles Mélingue, ancien journaliste en 2004
Tous dans le même bateau
Les révoltés du France sont alors encore plus de 800 hommes à bord. Et cela fait des bouches à nourrir. La résistance s'organise et la Compagnie Générale Transatlantique réquisitionne deux bateaux de pêche de Saint-Vaast-La-Hougue pour approvisionner le paquebot en pain, pommes de terre, vin... Charles Doucet, ancien patron-pêcheur du "Credo in Deum", racontait en 2004 cet incroyable épisode : "C'était une digue ni plus ni moins, Le France, ça ne bouge pas… nos mâts n'arrivaient même pas au premier pont !". À bord du géant des mers, Bruno Rabreau, qui vivait alors ses dernières heures en tant que marin professionnel décrivait en 2004 : "les hommes briquaient les coursives, les cabines, comme si on avait dû repartir le lendemain, il y avait une ambiance, un petit orchestre...
et puis il y a eu une certaine lassitude, car rien ne bougeait sur le plan des négociations". Ils sont alors chaque jour un peu plus nombreux à regagner la terre ferme. "On était un peu considérés comme des jaunes, des lâcheurs, des rats qui quittent le navire, ce n'était pas drôle", se souvient avec un peu d'amertume le matelot Bruno Rabeau.
Le quai de l'oubli
Le 9 octobre 1974, après près d'un mois de bras de fer, les 486 derniers mutins votent le retour au Havre. Et c'est là leur dernier voyage, le France est aussitôt désarmé. Il n'y aura jamais de croisière d'adieu. Charles Melingue, journaliste qui avait suivi leur combat désespéré au quotidien, leur rendait hommage trente ans plus tard "Ils n'avaient plus rien à perdre et pourtant au bout du compte, ils ont tout perdu, on ne leur a rien donné".
Le France restera amarré à quai, abandonné pendant presque cinq années avant d'être rebaptisé Norway afin d'effectuer des croisières dans les Caraïbes. Il finira tristement échoué en Inde dans le but d'être dépecé par un ferrailleur local.
Michel Sardou avait eu beau chanter "Ne m'appelez plus jamais France " en 1975 et émouvoir tout l'hexagone en vendant plus d'un million d'albums, le grand cétacé d'acier n'aura pas été plus fort que l'océan.