Le marché français de la BD, c'est 890 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2021. Un record. Boostés par le succès des mangas, les bandes dessinées s'arrachent et les éditeurs prospèrent. Mais les auteurs et autrices de BD restent plus précaires que jamais. Explications.
Petit à Petit porte mal son nom. A Rouen (Seine-Maritime), la maison d’édition prospère vite, très vite. Avec une augmentation du chiffre d’affaires l’année passée (+ 300 000€, soit une hausse de 30%), et de la production (20 titres en 2020, 30 titres en 2021), il a fallu recruter chez ces spécialistes de la bande dessinée. « Aujourd’hui on est six salariés et un directeur. A partir d’avril, deux nouveaux éditeurs nous rejoignent », explique Pauline Veschambes, directrice éditoriale.
2021, année record pour la BD
La croissance de Petit à Petit illustre bien le succès phénoménal de la BD l'an passée. Une année record, comme le montrent ces chiffres tirés de la synthèse du bureau GFK, parue en janvier 2022.
La BD, en 2021, c’est :
- un chiffre d’affaires de plus de 889 millions d’euros, soit une hausse de 50% en revenus,
- 85,1 millions de titres vendus, soit une hausse de 60% des ventes,
- désormais le second type de livre le plus acheté en France avec 24% du marché en volume, talonnant de très près les œuvres de Littérature générale (25%) et dépassant les ventes Jeunesse,
- une dynamique extraordinaire du manga à +107% en volume. A fin 2021, les mangas représentent plus d’1 BD achetée sur 2 en France.
Comment expliquer ce succès ?
"Avec les confinements successifs, tout le monde est revenu en masse", analyse-t-on Au Grand Nulle Part, librairie spécialisée à Rouen. C’est la raison numéro 1.
Deuxième explication : les ventes de mangas dopent les chiffres de la BD. "Il y a eu une ruée", selon la librairie Funambules, "on a vu un nouveau public, des lycéens qui n’avaient pas moyen d’acheter des bouquins et qui peuvent se payer des mangas avec le Pass Culture". Pour rappel, le Pass Culture permet aux jeunes de 15 à 18 ans de bénéficier d’un crédit allant jusqu’à 300 euros afin d’acheter des biens culturels.
Mais les séries japonaises ne sont pas les seules à connaitre cette croissance fulgurante. Tous les genres tirent leur épingle du jeu. Et notamment ce que le bureau GFK appelle les BD « Non-fiction / Documents » (+ 56% de ventes). "La BD Documentaire, qui mélange journalisme et dessin, marche bien", explique-t-on au Grand Nulle Part, "comme par exemple l’ouvrage de Jean-Marc Jancovici et Blain, « Le monde sans fin » ; c’est plus facile d’aborder le changement climatique en BD que de se plonger dans le rapport du GIEC ».
Les éditeurs de Petit à Petit sont spécialisés dans la Docu BD. Leurs ouvrages traitent de l’histoire des villes comme Rouen, Bayonne, Dijon, Nantes Caen, etc ; de personnages célèbres comme Jeanne d’Arc, Jules Verne, Molière, etc. ; d’artistes comme David Bowie, Prince ou Bob Marley.
Et histoire de varier les plaisirs (et les bons coups commerciaux), la maison se met… au manga. "Aujourd’hui, une BD vendue sur deux est un manga. On a envie de s’y attaquer", explique Pauline Veschambes. Une docu-BD manga sur Tokyo est parue en juin 2021. Mélange des genres… et succès des ventes. « On a fait 5000 ventes, on a déjà réimprimé l’album, ce sont d’excellents chiffres. » Trois nouveaux mangas seront édités cette année.
Une croissance qui ne profite pas à tout le monde
La plupart des voyants sont au vert, pourtant tout n’est pas rose dans le monde coloré de la BD. Malgré ces chiffres de bonne santé insolente, le boom de la BD est un trompe-l’œil : tout le monde ne profite pas de cette croissance. Lorsqu’on fait les comptes, ceux qui s’estiment lésés en bout de course sont paradoxalement à l’origine des planches et des bulles qui se vendent si bien : les auteurs, les dessinateurs et les scénaristes.
La BD, c’est trop précaire. C’est pour ça que je n’ose pas me lancer.
Julien Enault, dessinateur
Nous rencontrons Julien Enault, alias Enutil, sur sa pause-déjeuner. Julien est thermicien : il effectue des diagnostics de chauffage au sein d’une entreprise rouennaise. Un boulot "sécurisé", dit-il. Quand il ne travaille pas, Julien dessine, dans son salon. Son avatar : un loup. Le dessin est une passion chez lui depuis le lycée. Alors pourquoi ne pas quitter son travail et se lancer dans la BD ? "La question se pose, mais c’est trop précaire. C’est pour ça que je n’ose pas me lancer."
Le jeune homme a publié une seule BD, c’était en juin 2018, avec un éditeur qui a fermé ses portes depuis. « Bête » raconte avec humour (c’est gentillet au début, noir et sanglant à la fin, drôle tout le temps) les mésaventures de plusieurs animaux. "Pour cette BD, j’ai fait les scénarios, les dessins, la couleur, j’ai créé les pages et la police". Quasiment tout. A la fin pourtant, il récupère 10% du prix de vente de l’album. "et encore 10%, c’est le haut du panier".
On est payé au lance-pierre… ça donne l’impression d’être arnaqué
Gloum, auteur de BD
La rémunération des créateurs de BD tourne généralement autour de 8% du prix de vente d’un volume. Un « billet » que doivent parfois se partager scénariste, dessinateur et coloriste. Le reste revient aux imprimeurs, aux livreurs et aux libraires.
Cette répartition de la rémunération est mal vécue par les auteurs. Pour Gloum, dessinateur "c’est déjà difficile de rentrer chez les éditeurs, et en plus on se rend compte qu’on est payé au lance-pierre… ça donne l’impression d’être arnaqué."
Cet habitant de Tourouvre, dans l’Orne, vient de lancer avec sa compagne le collectif « Top BD ». Le rouennais Enutil en fait partie, comme une quarantaine de auteurs et autrices de BD à travers la France. "L’idée est de récupérer la popularité de chacun", explique –t –il. "Ce collectif, c’est pour augmenter la visibilité des auteurs dans l’ombre" renchérit Gloum. "Une espère de solidarité entre auteurs auto édités".
Le concept de TOP BD : chaque jour un auteur différent poste une planche sur les réseaux sociaux. Chaque trimestre, une revue est publiée, sans passer par un éditeur. Comme pas mal d’auteurs de BD qui essayent de s’émanciper des maisons d’édition, le projet est en partie payé via un site de financement participatif. Gloum a récupéré près de 3 300 euros de dons, mais il espérait plus.
"Les dessinateurs sont particulièrement touchés par la crise", concède Pauline Veschambes, chez Petit à Petit. "Les chiffres d’affaire des éditeurs explosent, et ça ne se voit pas chez les auteurs de BD, qui restent pour une grande partie sous le seuil de pauvreté. Il faudrait faire plus d’effort."
Y aura-t-il une augmentation pour les dessinateurs engagés par la maison d’édition rouennaise ? "Techniquement oui, puisque le dessinateur est rémunéré sur la vente des livres. Donc si on vend plus de livres, ils touchent plus d’argent ».
Mais les auteurs veulent plus. Un dialogue était en cours avec le Syndicat National de l’Edition, mais ces derniers viennent de quitter les négociations interprofessionnelles. Seule avancée pour les auteurs, un accord sur la rémunération des séances de dédicaces vient d’être signé. Ils toucheront 226 euros par festival.