Dès le printemps 2020, confrontés à l'impossibilité de se produire sur scène, des musiciens, chorégraphes, chanteurs ou groupes de Normandie ont utilisé les possibilités des caméras et des réseaux sociaux pour des prestations en direct.
En mars 2020 Oceng Oryema se réjouissait d'aller à Rouen jouer en première partie de Mademoiselle K. Et il avait hâte d'être sur scène devant des centaines de spectateurs. Mais quatre jours avant le concert, le 16 mars, le président de la République annonce la mise en place du confinement et tout est annulé.
"Le 20 mars, jour où devait avoir lieu le concert, plutôt que de ne rien faire, j'ai fait un live chez moi avec mon téléphone et une guitare acoustique"
Presque un an plus tard, le dimanche 22 février 2021, l'artiste seinomarin est à nouveau en direct. Mais cette fois il n'est pas tout seul : ses musiciens sont là et une équipe technique assure la prise de son et la réalisation vidéo avec plusieurs caméras pros.
Cet exemple illustre la démarche effectuée depuis le premier confinement par des artistes pour renouer un lien avec le public et résume leur travail pour appréhender les caméras, apprivoiser la vidéo et le direct et maîtriser le rapport à l'image.
Des vidéos pour maintenir le lien avec le public
Le cas de Oceng qui,à Lillebonne, décide dès le début du confinement d'utiliser son téléphone pour faire un direct sur les réseaux sociaux et d'échanger, via les commentaires, avec un public, n'est pas isolé. Au printemps 2020, d'autres musiciens normands vont ponctuellement faire pareil avec leurs fans et amis, rejoints dans l'expérience par une chorégraphe de Dieppe, Olga Mylnikova de la compagnie MLNK.
Les cours de danse en groupe étant suspendus, après des échanges sur WhatsApp et quelques cours en vidéo, les élèves, déçues de ne pouvoir se retrouver pour danser, ont eu l'idée de créer "Deep Danse" une chorégraphie en vidéo regroupant les différents mouvements et faisant ainsi le lien entre toutes les danseuses, d'un lieu de confinement à l'autre.
Quelques mois plus tard, en décembre 2020, après cette première expérience avec ses élèves, la chrorégraphe a de nouveau utilisé la vidéo et les réseaux sociaux pour pouvoir présenter son travail, sa dernière création ne pouvant toujours pas être jouée sur scène comme prévu, les salles restant fermées. Depuis le premier confinement, tout s'est en effet arrêté pour Olga Mylnikova qui venait de créer sa compagnie de danse 6 mois plus tôt. Elle a été contrainte d'annuler la représentation de sa deuxième création après plusieurs mois de répétitions. D'où l'idée de faire un direct sur Zoom en demandant une participation financière de quelques euros : "Le confinement a provoqué une grande frustration pour moi, aujourd'hui encore je ne sais pas quand je pourrai reprendre mon spectacle. Mais je ne voulais pas rester sur un échec, ne pas rester sans rien faire, il fallait que je trouve un moyen pour continuer à m'exprimer."
Je me sentais enfermée, pas enfermée dans mon appartement mais plutôt privée de liberté : ne pas pouvoir sortir de Dieppe, rencontrer d'autres danseurs et ne pas pouvoir rendre visite à ma famille en Russie. J'avais la sensation d'être privée de libertés tout en étant pourtant dans un monde libre !"
Clips, juke-box, concerts en direct et studio géant
Dès la fin du premier confinement, des musiciens ont multiplié les initiatives pour compenser la fermeture des salles et l'arrêt des concerts, même ceux organisés en plein air pour la fête de la musique ou les festivals d'été.
Le buzz des clips de Fred 209
Parmi les musiciens qui font de la vidéo pendant ces épisodes de confinement, il y a ceux, comme Fred 209, qui réalisent des clips de façon classique avec les étapes issues du cinéma de découpage, séquences, tournage puis montage.
A Rouen, Fred 209 fait régulièrement le buzz sur les réseaux sociaux avec la mise en ligne de clips abordant des thèmatiques sociétales. Avec "Paye, paye, paye" il avait (en 2013) après la révolte des bonnets rouges bretons, et bien avant le mouvement des Gilets jaunes, dénoncé à sa façon la pression fiscale. En 2020, après le premier confinement et la mise en place des mesures sanitaires dont le port obligatoire du masque, nouveau succès avec "Merde mon masque".
Le troisième clip de Fred 209 est sorti pendant le confinement d'avril 2021, abordant avec "On veut vivre" la question de la solitude des artistes, privés d'activité depuis des mois, sans scène, concerts, festivals ni applaudissements.
Chansons à la demande
Dans un village de l'Eure, à La Bonneville-sur-Iton, voici un original exemple d'interactivité avec des musiciens qui ont établi un lien avec le public via le direct vidéo sur les réseaux sociaux. Ce groupe s'appelle QQVFP ce qui signifie "Qu'est-ce qui vous f'rait plaisir ?" Un concept d'apéro concert sous la forme d'un jukebox en live stream diffusé deux fois par semaine, à 18h30 le mardi et le samedi.
Ce groupe constitué de 3 musiciens multi-instrumentistes propose depuis le deuxième confinement, en novembre 2020, des sessions où c'est le public présent en ligne, qui avec des envois de messages sur un tchat, choisit, "dans une ambiance conviviale" les artistes et les titres qu'il souhaite entendre. Une formule qui plait et qui totalise près de 1500 abonnés dont certains résident à l'étranger.
Des concerts sans public
En réaction au confinement et comme pour dire "Vous nous manquez" des salles et structures de musiques actuelles ont décidé d'organiser des concerts sans public et de les diffuser en direct. Près du Havre, à Port-Jérôme-sur-Seine, la salle l'Arcade de Gravenchon a ainsi monté dès le 5 juin 2020, et en faisant appel à une entreprise spécialisée, une série de concerts interactifs intitulés "Arcade at home" sous la forme d'une émission de radio filmée.
Le stress des caméras
Un retour sur scène très apprécié par les musiciens et groupes invités heureux de jouer mais aussi contraints de s'adapter : "faire du live sans public c'est une nouvelle expérience" témoigne Oceng Oryema pour qui "un concert normal c'est le retour direct du public, c'est le cœur du concert, c'est un échange. Alors, que là, dans un concert filmé, c'est important de faire le show, mais on ne peut jouer qu'avec les caméras, et le retour c'est les messages, les commentaires, les partages. Même si on voit que les gens sont demandeurs, c'est bizarre : faut oublier les caméras parce que ça nous stresse, mais en même temps, c'est la porte d'entrée pour le public."
Comme de nombreux autres musiciens, Oceng Oryema a hâte que les salles rouvrent : "Faut avancer et s'adapter comme on peut. Je regarde le calendrier et j'espère jouer en septembre. Avant, en été, ce serait génial !"
Vivement que les concerts reviennent, qu'on sente les gens, qu'on voit les yeux, les émotions des gens, les regards, vivement qu'on rejoue, on va savourer à fond !
En direct du Kubb
A Evreux, au sein de la structure culturelle du Tangram, l'équipe de la moderne salle de musiques actuelles du Kubb a produit, à la sortie du deuxième confinement des vidéos en direct dont une conférence sur le rap et même un cours de guitare. Et sur le même principe qu'à l'Arcade de Port-Jérôme, le Kubb d'Evreux a proposé, en partenariat avec une radio locale, des vidéoconcerts filmés, intitulés "Apérostream".
Exemple avec le show à l'américaine plein de surprises du groupe Les Ptits Jesus Voyageurs. Un groupe qui se présente comme étant "Quatre simplets en survêt' LC.Waïkiki, nourris de musique bon marché et de fêtes à l'américaine. Salement carencés en amour propre, lobotomisés par la TV des 80-90's et les consoles 8-bits, ils proposent aujourd'hui un subtil cocktail de reprises "irreprenables", de compositions "incomposables", et plus généralement, de chansons inchantables... A mi-chemin entre 2Unlimited, Carlos et les Guns N'Roses"
Le 106 de Rouen en mode studio géant
Le grand centre de musiques actuelles de la métropole de Rouen situé sur les quais de Seine s'est lui aussi adapté aux contraintes de la crise sanitaire en produisant des vidéos. Mais contrairement à Evreux et Port-Jérôme-sur-Seine, l'idée retenue n'est pas celle de filmer des concerts (sans public) sur scène, mais de transformer tout le lieu en studio vidéo pour des lives réalisés dans des espaces différents, adaptés au style et au choix des groupes ou artistes invités.
Un travail en amont, plusieurs jours avant le tournage (tournage effectué en direct et en multicaméras) entre les musiciens et les équipes techniques et artistiques du 106 permettant de définir l'esprit de la réalisation et de choisir précisément le style de mise en image, l'emplacement des caméras, le décor, l'éclairage, la prise de son…
Pour Jean-Christophe Aplincourt, le directeur du 106, cette production de vidéos originales était un moyen de s'adapter à la situation de crise de la fermeture imposée de la salle, la deuxième après celle qui avait suivi l'incendie de l'usine Lubrizol : "Il a fallu un petit temps pour faire son deuil de tout ce qu'on avait entrepris et remettre tout en cause : rembourser les billets vendus, rebâtir des plannings en fonction des probabilités qui nous paraissaient réalistes mais qui ne l'étaient pas en définitive… Bref on a pataugé dans tout ça, mais c'est vrai qu' il fallait aussi que la vie reprenne le dessus que les artistes se sentent encore aimés, soutenus, qu'on les rende visibles parce que c'est l'une de nos missions aussi que de rendre visible cette scène régionale, et puis aussi de générer de l'emploi"
"Pour pas mal de gens qui se sont retrouvés complètement désemparés par rapport à la situation, pour nous, c'est continuer d'avoir une utilité sociale parce qu'on est une structure subventionnée, donc on doit quand même rendre service à la population, même si c'est très compliqué en ce moment et qu'on ne peut faire travailler que des professionnels, toute la pratique amateur n'étant pas possible aujourd'hui. Donc on a pu réinvestir un peu d'énergie sur les professionnels et on a essayé de le faire avec créativité en créant ce format qu'on appelle Lomax expérience."
Le 106, en produisant les vidéos de "Lomax experience" (nom choisi en référence au collectage du musicologue américain) prolonge le travail débuté avec les émissions de radio réalisées dans le studio installé dans le hall d'entrée. Un moyen, explique Jean-Christophe Aplincourt, de promouvoir les artistes régionaux et d'en établir un "inventaire" précieux :
"C'est quelque chose qui servira pour après, pour le jour d'après, enfin quand les concerts reviendront. En tout cas, l'activité média du 106, nous l'avons toujours pensée sur le long terme, en se disant qu'on était en train d'engranger la mémoire d'une époque. Quand on se penchera sur les années 2010, on pourra dire ce qui se passait, et là on aura toute une banque d'images qui racontera cette période. Ce qui est beaucoup plus rare pour les périodes antérieures."
Là, sur notre créneau je pense qu'on est vraiment en train de constituer un petit trésor, un peu comme la librairie du Congrès des Etats-Unis qu'avait alimenté Alan Lomax"
Festivals annulés mais réinventés sur Internet
Parmi les organisateurs de festivals confrontés au confinement, au couvre-feu et au manque de visibilité d'un mois sur l'autre, et qui ont été contraints d'annuler, certains, plutôt que de simplement filmer un spectacle, ont imaginé des formules nouvelles avec des vidéos en ligne.
Exemple avec la 22e édition de "Chants d'Elles" festival de la chanson de femmes qui a eu lieu sous la forme de vidéos (enregistrées à l'avance à la Traverse de Cléon, au sud de Rouen) puis publiées quotidiennement sur les réseaux sociaux début avril 2021.
Un "mini festival virtuel" avec deux formules (un Café-Débat et un Café-Chanson) où, comme sur le plateau d'une émission de télé (avec table basse, chaises en arc de cercle et plantes vertes) des invitées sont interviewées et débattent.
Au cœur de lieux insolites
Sans avoir la prétention de faire une liste exhaustive, ni un inventaire complet des nouveaux usages de la vidéo par des artistes privés de public pendant la crise sanitaire débutée en 2020, il faut citer deux réalisations hors du commun qui ont pour point commun de mettre en valeur des éléments du patrimoine normand.
A Rouen, "Reset" est un projet artistique d'envergure soutenu par les pouvoirs publics (le conseil régional de Normandie, la ville et la métropole de Rouen) qui réunit musiciens, graphistes et vidéastes. Des prestations musicales sont filmées en immersion totale dans un lieu insolite différent chaque mois.
Magie du Mont-Saint-Michel
Contrairement au projet de Reset, qui travaille à l'intérieur, l'équipe internationale du Cercle a fait le pari du plein air et des paysages grandioses pour y réaliser en direct des concerts de musique électronique.
Après Etretat en 2017, c'est juste avant le 3e confinement, le 30 mars 2021, que caméras et drones ont été installés au sommet du Mont-Saint-Michel sous le soleil et entouré des eaux de la grande marée pour un moment de magie en direct du département de la Manche : le set électro du DJ néerlandais Eelke Van Kleijn.
Une évolution artistique et technique
Cette appropriation de l'outil vidéo par les musiciens est une évolution aussi importante que celle de l'arrivée au début des années 90 des solutions logicielles de "home studio" qui ont permis aux musiciens de s'enregistrer eux-mêmes et de produire seuls leurs créations.
Ces mêmes artistes, qui en débutant leur apprentissage et leur maîtrise des outils vidéo, se sont affranchis des limites autrefois imposées par les médias linéaires.
Ces pratiques nouvelles concernent la commutation en direct de plusieurs caméras (rendue accessible par l'arrivée sur le marché de nouveaux appareils performants et au prix abordable), la prise de son de captation (différente de celle de la sonorisation d'une salle), et la diffusion d'un flux en direct sur les réseaux sociaux.
Et comme ce ne sera plus comme avant, les formats qu'ils auront inventés, ainsi que la prise de contrôle de leur image, resteront comme une compétence nouvelle, un plus, une source de créativité, quand la crise sanitaire sera terminée.