"Fuir, c'est un acte désespéré" : Pourquoi ces quatre fugues en quelques semaines au foyer de Canteleu

Que se passe-t-il au foyer de Canteleu, près de Rouen ? Entre le 1er juillet et le 8 août 2024, quatre jeunes filles ont disparu. Toutes ont été retrouvées, mais face à ces fugues à répétition, des voix se sont élevées pour réclamer une nouvelle inspection de l'établissement, contrôlé au début de l'année.

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Elles sont quatre. Quatre jeunes filles, âgées entre 13 et 14 ans, à avoir fugué en à peine plus d'un mois, et toutes hébergées dans différents services de l'Idefhi (Institut départemental de l’enfance, de la famille et du handicap pour l’insertion) de Canteleu (Seine-Maritime). Ce lieu d'accueil est voué notamment à accueillir les mineurs isolés de leur famille par une décision de justice.

Julie, 13 ans, a fugué du 1er au 6 juillet. Ambre, 14 ans, a disparu le 13 juillet avant d'être retrouvée le 18 juillet par les gendarmes de Saint-Romain-de-Colbosc, près du Havre. Mina, 13 ans, a fugué le 25 juillet. Les forces de l'ordre ont retrouvé sa trace le 8 août. Enfin, Elya, 13 ans, a fugué le 6 août avant d'être elle aussi retrouvée deux jours plus tard, à la gare de Rouen.

Pour chacune de ces adolescentes, un avis de disparition inquiétante de personne mineure ainsi qu'un appel à témoins, largement relayés, ont été émis par la police nationale.

Une inspection en début d'année pour faire la lumière sur des "dysfonctionnements"

Les quatre adolescentes ont toutes été retrouvées saines et sauves. Mais cette vague de disparitions inquiétantes a fait s'élever plusieurs voix, notamment parmi les élus socialistes, qui réclament une inspection plus poussée de l'établissement seinomarin. C'est le cas de Charlotte Goujon, maire du Petit-Quevilly et conseillère départementale, qui a posté, sur X, une lettre cosignée par les députés Florence Hérouin-Leautey et Gérard Leseul et le sénateur Didier Marie.

"Nous demandons que toute la lumière soit faite sur les dysfonctionnements de l'aide sociale à l'enfance dans notre département et qu'un audit soit diligenté au plus vite pour formuler des propositions concrètes pour le secteur" de l'ASE, plaide leur courrier, adressé à Bertrand Bellanger, président du Département.

Ce dernier, ainsi que le préfet de la Seine-Maritime, a précisé avoir justement réalisé une inspection conjointe en début d'année face à ces "signalements et suspicions de dysfonctionnements du site". "Un rapport a été rendu et un plan d'actions lancé sous l'autorité du Département de la Seine-Maritime, au titre de ses compétences, afin de permettre à terme d'améliorer le fonctionnement de l'établissement."

Côté Département, on nous assure exercer "une vigilance particulière sur cet établissement partenaire" : "l'Idefhi a la particularité d’être le seul établissement habilité pour l’accueil d’urgence 24h/24. Les jeunes accueillis dans ces conditions sont particulièrement vulnérables et présentent souvent des difficultés multiples (problèmes de santé, handicap, déscolarisation, délinquance)."

"Aussi, le Département a mis en place depuis janvier 2024 une cellule de gestion de crise pilotée, qui rassemble autour de l’établissement l’ensemble des partenaires institutionnels concourant à la protection de l’enfance", nous détaille-t-on.

Pas plus de fugues, selon l'Idefhi

Parmi les actions mises en place : une meilleure collaboration entre les différents acteurs de la protection de l'enfance... Et une plus grande vigilance vis-à-vis des fugues, justement, "notamment lorsque les jeunes sont repérés comme particulièrement vulnérables".

Directeur adjoint de l'Idefhi, Xavier Pujervie précise par ailleurs que cette impression de hausse des fugues récentes vient en partie de cela. "Toutes les fugues sont signalées aux services de police, mais nous avons affiné en ajoutant, au mois de juin, une case 'fugue inquiétante' sur les formulaires. En juillet, cette case a généré une mobilisation supplémentaire de tout le monde."

On est le seul établissement à faire de l'accueil d'urgence de manière inconditionnelle, jour et nuit, 365 jours sur 365. On n'a pas forcément connaissance des parcours antérieurs des jeunes. Le phénomène de fugue est lié au public qu'on accueille. L'adolescent, parfois, ne comprend pas son placement, sa séparation avec son milieu familial. Il peut être en grande difficulté avec l'encadrement éducatif qui lui est proposé.

Xavier Pujervie

à France 3 Normandie

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Xavier Pujervie l'assure : "on n'a pas constaté une augmentation significative des fugues. Il est vrai que la situation de la protection de l'enfance au niveau national est tendue, avec beaucoup de sureffectifs dans nos établissements, ce qui crée des tensions mal vécues par certaines jeunes."

"La dernière inspection a pointé du doigt la nécessité de formaliser le processus d'accueil, de revoir l'organisation des locaux et notamment travailler sur la mixité et la séparation au niveau des chambres, ce qui implique des travaux, et à maintenir davantage de liens avec les familles."

VIDEO. Le reportage de Lou-Ann Le Roux et Didier Meunier

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Disparitions : pourquoi autant de fugues de mineurs ? ©France Télévisions

"Ils sont trop nombreux dans les unités"

Pourquoi Julie, Ambre, Mina et Elya ? Toutes n'étaient pas dans le même service du foyer de Canteleu. Certaines vivaient en semi-autonomie, par exemple, dans des appartements proches de l'Idefhi et avec un renforcement éducatif. "On a signalé leur fugue comme 'fugue inquiétante' aux services de police parce qu'on avait connaissance de leur parcours d'errance et de mise en danger grave", relève Xavier Pujervie.

Députée (NFP) de Seine-Maritime, Alma Dufour souligne : "Ce type de placement n’est pas toujours adapté au profil des enfants. Parfois, quand il n’y a plus de place ailleurs, on les met là car il n’y a pas d’autres choix. Les fugues, c’est très récurrent. C’est quasi quotidien mais là, elles étaient plus longues, la police a donc lancé un appel à témoins et ça s’est vu. Et c’est très bien car c’est un énorme sujet."

L’Idefhi n’est pas forcément pire qu’ailleurs mais c’est un établissement public, contrairement à d’autres structures qui sont des associations ou des fondations. Il accueille donc tous ceux dont plus personne ne veut. C’est un établissement qui fait face à plus de difficultés que d’autres.

Alma Dufour, députée (NFP) de Seine-Maritime

à France 3 Normandie

L'élue explique ces fugues par un "cocktail explosif" de plusieurs paramètres : "les conditions d'accueil, de soin et d'écoute des jeunes se dégradent. Il y a du sureffectif notamment au service d’accueil d’urgence, ils doivent partager des chambres et parfois, c’est difficile. Les éducateurs sont mal payés et on observe une pénurie dans ce métier. Les soins psychologiques sont défaillants : les enfants ne voient un psy qu'une fois toutes les cinq semaines. Et il n’y a également pas assez de veilleurs de nuit."

On observe une détérioration de la qualité de l’accueil, nous demandons plus de moyens et des éducateurs formés. Les conditions de travail ne sont pas bonnes, et les salaires sont bas. Nous demandons plus de financements du Département et de vraies assises de la protection de l'enfance.

Rodrigue*, éducateur spécialisé à l'Idefhi

à France 3 Normandie

"Elles fuient le collectif, le foyer. L'Idefhi est en désaccord avec le Département pour la surcapacité d'accueil", nous décrit quant à lui Rodrigue, éducateur spécialisé à l'Idefhi de Canteleu. "Ils sont trop nombreux dans les unités : beaucoup de conflits, une mixité parfois difficile... Le recours à la semi-autonomie à 16 ans, des jeunes qui ont leur appartement avec un petit pécule et un suivi éducatif, c’est un risque de prostitution."

Et Xavier Pujervie d'affirmer : "Il n'y a pas de réseau de prostitution au sein de l'établissement. Mais le phénomène de la prostitution des mineurs commence à s'étendre. On a des jeunes qui nous arrivent en urgence et dont on ne connaît pas le passé. Certains sont passés par ces pratiques-là. On a aussi un problème de formation professionnelle qui concerne l'ensemble du secteur. En décembre, un livre blanc a été remis au gouvernement : 75% des établissements ont du mal à recruter, il y a 30 000 postes vacants en France dans ce domaine."

*Le prénom a été modifié

"On milite pour la création de structures adaptées aux profils des enfants"

Pendant plusieurs années, Kyllian Fayet président et fondateur de l'association Repairs 76, a connu plusieurs structures dans le département , dont l'IDEHFI de Canteleu. "Je connais très bien cette structure. C'est assez compliqué, il y a beaucoup de turnover des éducateurs. Quand on va de structure en structure c'est aussi très compliqué, on n'a pas d'attache directe envers une personne."

49% des enfants pris en charge souffrent de troubles psychiques. "Aujourd'hui tous les services et toutes les structures sont débordés, il y a un manque de place. Les enfants sont accumulés dans certaines structures avec des profils totalement différents, notamment des profils psychiatriques qui sont mélangés avec des profils en néoplacement qui viennent tout juste de subir un traumatisme."

Kyllian Fayet pointe également du doigt un manque de prise en charge à la sortie des structures :

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Interview : Kyllian Fayet président et fondateur de l'association Repairs 76 ©France Télévisions

"Il y a une banalisation de l'acte de fuite"

Auteur de Dans l'enfer des foyers - Moi, Lyes, enfant de personne (Flammarion), Lyes Louffok, militant et ex-enfant placé, livrait en 2016 un témoignage choc où il dénonçait certains faits sordides qu'il avait vécu en foyer. "Nous, les gamins placés, sommes toujours un peu déplacés. Pour nous départager, nous sommes marqués par un numéro de dossier à plusieurs chiffres. Le numéro ne dit rien de l'origine, il l'abolit comme si notre histoire s'était déjà passée sans nous et soldée avec des lignes de comptes", écrivait-il.

Sur X, il a réagi à ces disparitions, interpellant lui aussi le président du Département. En visioconférence, il nous confie : "Là où je suis assez scandalisé, c'est qu'on est quand même à quatre disparitions de jeunes filles mineures en un mois. Les forces de police ont dû déclencher des alertes de disparition inquiétante à quatre reprises, dans un laps de temps assez court. Et cela n'a finalement suscité aucune réaction particulière, alors que nous savons pertinemment que la fugue est un acte de fuite."

"Si ces enfants étaient restés dans leur famille biologique, au bout de quatre disparitions inquiétantes, on se serait posé des questions, on aurait déclenché un signalement, saisi l'autorité judiciaire", poursuit-il. "Là, bizarrement, non, on ne va pas chercher ce qu'il se passe véritablement derrière les murs de l'établissement... Et ça rejoint un problème beaucoup plus vaste : à partir du moment où les enfants intègrent ce système de protection de l'enfance, leur vie vaut moins, à situation égale, que celle d'un enfant qui reste dans sa famille."

Rares sont les fugues qui ne sont pas déclenchées par des carences, des dysfonctionnements ou des maltraitances institutionnelles, avec un cadre de prise en charge qui n'est absolument pas adapté aux enfants et je pense qu'à Canteleu, c'est largement le cas.

Lyes Louffok

à France 3 Normandie

"Comme ce sont des gamines de l'ASE et qu'on est habitué à ce qu'elles fuguent, on se dit que ce n'est pas si grave. Il y a un une banalisation de l'acte de fuite qui est assez déshumanisante. Fuir quelque chose, c'est le dernier recours. Un acte désespéré, un signal d'alarme envoyé aux adultes. Cela doit forcément déclencher quelque chose, même symboliquement."

Surcapacité, violences physiques et verbales...

"Des fugues, on en a tous les jours, au Havre, à Dieppe… Et la situation est la même partout. Les jeunes ne veulent plus rester dans des foyers en surcapacité. Il y a de la violence physique, verbale, des réseaux de prostitution à l’intérieur. Les proxénètes sont parfois même des enfants placés", assure quant à lui Aïssa Latrèche, secrétaire général de la CGT Idehfi (Institut départemental de l'enfance, de la famille et du handicap pour l'insertion) en Seine-Maritime.

"Ce sont toujours les mêmes problèmes qui reviennent. Cela fait des années qu'on les dénonce et c'est crescendo. Les réseaux, en plus des trafics de drogues, fonctionnent à Saint-Sever, au Petit-Quevilly. Ce sont des jeunes de 14 à 16 ans. C’est désolant. Cela fait des mois qu’on le dénonce au président du Département, aux élus, au CA de l’Idefhi mais rien ne change. Je suis en colère !"

La question maintenant, c'est quelles mesures vont être prises, quel cahier des charges le foyer devra-t-il remplir pour continuer d'accueillir les enfants ? Je pense qu'il faut davantage d'inspections, davantage de contrôles. Dans un état de droit, c'est fondamental d'inspecter le travail de la protection de l'enfance.

Lyes Louffok

Pourtant, pour Lyes Louffok, le président du Département a tout intérêt à réagir. "Les mesures de placement sont principalement judiciaires. C'est la justice qui confie la protection d'un mineur à une collectivité territoriale. En cas de faute, Bertrand Bellanger peut être tenu pénalement et civilement responsable. Il a donc un gros intérêt juridique à vérifier ce qu'il se passe derrière les murs d'un établissement dont il est responsable, parce que si quelque chose se passe, il peut être individuellement poursuivi."

Quelles solutions ?

Jusqu'à fin 2018, Sophie Herlin-Martinez, déléguée CGT au Conseil départemental de Seine-Maritime, exerçait comme éducatrice spécialisée à l'ASE.

Elle constate : "Il y a un énorme cloisonnement entre le Département, chef de file de la protection de l'enfance, et les acteurs du territoire que sont l'Idefhi, les Nids, les pouponnières et les partenaires avec lesquels nous sommes amenés à travailler au quotidien. Je pense que M. Bellanger a l'envie que les choses évoluent : les moyens alloués à l'ASE ont été augmentés" (+ 27% depuis 2021).

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"Je pense qu'il est essentiel de remettre de l'huile dans les rouages", estime Sophie Herlin-Martinez. "C'est-à-dire que les collègues qui interviennent en polyvalence de secteur, ceux qui interviennent sur des mesures d'aide éducative en milieu ouvert et qui sont du coup des partenaires extérieurs puisque ça ne se fait pas au niveau du Département, puissent être amenés à échanger avec nos collègues qui vont récupérer les mesures de placement et accompagner les enfants."

Les cadres de l'ASE sont les seules personnes à être le fil rouge du début à la fin du parcours des mineurs. Maintenant, il y en a sur les 5 départements normands. Mais ces cadres ont entre 350 et 450 mesures en suivi. A un moment donné, on ne peut pas être le garant du suivi de 450 enfants, ce n'est pas possible.

Sophie Herlin-Martinez

à France 3 Normandie

"Qu'ils puissent simplement se rencontrer autour de réunions de présentation de situation, en ayant le temps d'échanger de manière posée", ajoute la déléguée syndicale. "Ça se faisait il y a très longtemps, lorsque l'on avait moins de cas suivis par collègues. Ça ne se fait plus aujourd'hui, en tout cas beaucoup moins. On aimerait remettre du lien."

"C’est un sujet national. Le département de la Seine-Maritime n’est pas le seul concerné par ce système défaillant. C’est une politique difficile qui coûte de l’argent", conclut quant à elle Alma Dufour, nous rappelant s'être mobilisée au mois de mars, demandant au Département de débloquer une enveloppe de 50 millions d'euros pour "traiter l'urgence".

"Le Département est-il vraiment le bon échelon pour financer l’ASE ?", s'interroge-t-elle. "Le système craque et si les départements ne font pas le travail, il faut que l’État renationalise la protection de l’enfance."

Avec Lou-Ann Leroux, Maxime Fourrier et Manon Loubet.

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