"Je finis par me dire que ce que je fais n’a aucune valeur" : les doctorants de plus en plus précaires

Une enquête de la Fage, le premier syndicat étudiant, montre une forte hausse de la précarité chez les doctorants. La France en aurait perdu 10 000 en dix ans.

"J’ai passé deux ans à chercher une bourse. Je n’ai rien trouvé", se désole Alba*, 25 ans. La jeune femme est arrivée de Colombie en 2019 avec son compagnon pour étudier les sciences humaines. En janvier dernier, elle commence sa thèse. Un projet transversal autour de la littérature colombienne, qui convainc l’université de Reims, mais ne reçoit malgré tout aucune proposition de financement.

Alba fait partie des 23% de doctorants contraints de travailler en parallèle de leurs recherches. La chercheuse cumule même trois contrats pour tenir le cap : elle enseigne l’espagnol dans trois établissements privés en Haute-Normandie… Quatorze heures par semaine, pour 700 euros par mois : "l’année dernière, j’ai essayé de travailler dans le public, mais ce n’est pas facilement compatible avec le doctorat : du coup, je suis sur liste d’attente depuis deux ans dans l’académie de Rouen pour être vacataire", détaille-t-elle.

"Je me demande ce que je fais de ma vie"

Les lundis matins, mercredis et vendredis sont consacrés au travail. Les autres jours sont quant à eux dédiés à la recherche. L’organisation est bien rôdée. "Je garde le dimanche libre, sinon c’est la souffrance", avoue Alba. "Mais je panique un peu : il me reste deux ans pour finir ma thèse. Je ne vois pas comment c’est possible."

Parfois, je me demande ce que je fais de ma vie. Je ne change pas le monde avec ma recherche, mais pour moi, la distribution de la connaissance est fondamentale.

Alba*, doctorante

Employé d’une entreprise de cosmétiques, son compagnon touche 1 300 euros par mois. A deux, ils parviennent à s’en sortir. Mais vivent plutôt chichement : "je travaille avec beaucoup de journaux anciens, ils ne sont trouvables qu’à la BNF à Paris", précise Alba. "Quand j’ai besoin, je fais le voyage dans la journée pour limiter les frais. Mais entre ça, les livres et le matériel informatique… Depuis janvier, j’ai dû dépenser entre 2 000 et 3 000 euros. Et sans aides, c’est compliqué."

"Parfois, je me demande ce que je fais de ma vie. Je ne change pas le monde avec ma recherche, mais pour moi, la distribution de la connaissance est fondamentale", confie la jeune femme. "Mes recherches sont dirigées par la passion d’un sujet et l’envie de le partager. Mais je finis par remettre en cause mes choix." D’autant que, chaque année, vient aussi le stress du renouvellement du visa, des démarches largement chronophages, qui s’ajoutent à l’angoisse d’une insertion professionnelle incertaine.

Tutrice fantôme

Alba a tenté plusieurs universités avant que son projet de thèse ne soit accepté à Reims. Elle n’a rencontré sa tutrice qu’à distance, par visioconférence. "Je n’ai jamais mis un pied à Reims. Je n’ai même pas récupéré ma carte d’étudiante", lâche-t-elle. "Ma tutrice me soutient beaucoup, mais je ne la vois en visio que tous les trois mois."

Pourtant, le tuteur joue un rôle clé dans la constitution d’une thèse. Alors à qui parler quand la résistance à la pression lâche ? D’autant que rares sont ceux qui, autour de la chercheuse, comprennent les mécanismes du doctorat. "Ma mère me dit ‘mais tu n’as pas de cours ? Tu cherches, mais tu cherches quoi ?’ Même mon copain parfois ne comprend pas ce que je fais ! Je me sens un peu à part. J’ai envie d’assister à des conférences, des cafés doctoraux à Reims… C’est presque une exigence doctorale. Mais je n’ai ni le temps, ni l’argent."

"Je me sens pieds et poings liés parce-que je ne peux pas consacrer tout mon temps à la recherche. Parfois, je me dis que ce que je fais n’a aucune valeur", relève Alba. Pour la doctorante colombienne, la baisse du nombre d’inscrits en doctorat s’explique par cette hausse de la précarité. "Pendant et après les études, on n’est pas ou peu payé. Surtout dans les sciences humaines : on se sent abandonné." Sur les dix doctorants encadrés par sa tutrice, seulement deux ont obtenu une bourse.

"On est de la chair à canon"

Obtenir un financement pour mener ses recherches apparaît ainsi comme le Saint-Graal pour les chercheurs. Il existe trois financements principaux : les financements régionaux, privés ou la bourse ministérielle, sélective, réservée à un petit nombre d’élus. En dernière année de thèse, Sylvain* bénéficie de cette dernière. Le jeune homme touche environ 1 600 euros par mois et bénéficie d’un accompagnement solide de son tuteur. "Dans mon laboratoire de recherche, il y a un esprit de corps", ajoute le chercheur. "Ce n’est pas les Compagnons du devoir, mais il n’y a pas une mentalité de concurrence et de rancœur entre les doctorants."

J’avais donné des cours à un moment. Ils n’ont pas été payés pendant deux ans !

Sylvain*, doctorant

Un sentiment de sécurité qui booste ses recherches mais ne l’empêche pas de regarder d’un œil critique la manière dont sont traités les doctorants à travers la France : "on est de la chair à canon. Il n’y a pas de différence à l’université de Rouen. Et c’est pire pour les linguistes", souligne-t-il. Les jeunes chercheurs sont incités à enseigner pour booster leur CV – 64 heures de vacations maximum chaque année – mais les places sont chères à l’université publique, même à l’issue d’un doctorat, et les formalités administratives qui découlent des vacations ont de quoi rebuter.

"J’avais donné des cours à un moment. Ils n’ont pas été payés pendant deux ans, et je ne suis pas un cas à part, c’est propre aux doctorants", dénonce Sylvain. Les paiements n’étant pas automatiques, ceux qui font le choix d’enseigner doivent consacrer des heures à la constitution d’un dossier pour voir leurs heures de cours rémunérées. "Et en tant que vacataire, on n’est pas formé à l’enseignement. Au mieux, des collègues sympas nous filent leurs Powerpoint."

L'urgence d'améliorer les conditions de recherche

Le jeune doctorant a opté pour un sujet plutôt politique, bien ancré dans l’actualité. Et peut ainsi espérer, s’il échoue à trouver un – rarissime – poste de maître de conférences, rejoindre une collectivité territoriale ou une entreprise privée après sa soutenance. Même si ses convictions le portent vers le service public. Si la lassitude fait parfois partie de l’équation, il se dit conscient de sa chance et toujours aussi passionné par son sujet. "Statistiquement, au bout de trois ans à travailler sur le même sujet, c’est un sentiment commun. Mais il s’explique par la durée de l’exercice."

La Fage a mené l’enquête auprès de 2 000 doctorants depuis le 30 mai 2022. Un sur trois dit avoir éprouvé des difficultés à trouver un financement. Un quart ne parvient pas à subvenir à ses besoins. Ces pressions, couplées aux lenteurs administratives, ont compliqué les recherches de 40% des doctorants interrogés. Les salaires seraient par ailleurs loin de correspondre à l’investissement des doctorants ayant obtenu des financements. "On a besoin qu'on arrête de payer les doctorants qui enseignent en dessous du SMIC. Ce n'est pas normal aujourd'hui qu'à bac +8, on ne soit payé aussi peu", a insisté Fanny Sarkissian, vice-présidente de la Fage, à franceinfo.

L’organisation étudiante milite pour améliorer les conditions de recherche des doctorants. Notamment en imposant une période de repos hebdomadaire de deux jours consécutifs et onze heures de repos quotidien consécutifs. "Il est temps de mettre fin à leur précarité", a-t-elle conclu.

*Les prénoms ont été modifiés

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