Témoignages. "Quand le patron a su que je dormais dehors, il m'a viré" : en grande précarité, ils racontent leur quotidien

Publié le Écrit par Clémentine Baude

Ils s'appellent Stéphane, Fréko, Marine, Xavier, Leana... Tous les jours, ils sont au pied des commerces pour faire la manche. Certains dorment dehors depuis plusieurs années, d'autres réussissent à se payer un toit grâce au RSA. Des "invisibles", qui parcourent les rues de Rouen. Autour d'un café, d'une cigarette ou d'un chocolat chaud, ils ont accepté de nous présenter leur quotidien.

Société
De la vie quotidienne aux grands enjeux, découvrez les sujets qui font la société locale, comme la justice, l’éducation, la santé et la famille.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "Société". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Une pluie fine tombe sur Rouen. Rue des Carmes, les passants, le pas pressé et les bras chargés, s'activent.

Au milieu de ce tohu-bohu hivernal d'avant fêtes, Xavier leur adresse un regard, les interpelle. Sur le marbre froid, il est emmitouflé dans une couette tachée.

Le vent tourbillonne, des enfants lui amènent des churros achetés au marché de Noël, quelques mètres plus bas. À ses côtés, Lucie, son fidèle compagnon depuis huit ans, un labrador croisé. Droite, presque protectrice.

Débrouille et attente de logement

Parisien de naissance, 17 ans de rue, "heureux dans sa vie", Xavier vit exclusivement de la manche. "On est dans une rue huppée, je fais un peu tache dans le paysage, mais les gens s'arrêtent, discutent, cela fait de la chaleur humaine."

Les foyers d'hébergement n'acceptent pas les animaux, il a fait des demandes de logement un peu partout en France, mais comme il bouge, à chaque fois, il faut tout recommencer.

Maçon, couvreur, charpentier, mais aussi zingueur et ardoisier, il a essayé de travailler sans logement... Il a tenu trois mois : "Quand le patron a su que je dormais dehors, il m'a viré".

Pour lui, la solution serait de trouver un logement, avant le travail. Quelques instants plus tard, il est rejoint par Marine, chargée d'un très gros sac.

Sa compagne, depuis un an et demi. Ils se sont rencontrés dans la rue.

Quelqu'un m'a sorti que si je voulais m'en sortir, il fallait que je me sépare de Lucie. Je lui ai répondu, sépare-toi de ton gosse.

Xavier, sans-domicile fixe depuis 17 ans

Marine aussi aimerait bien travailler. Mais tout est plus compliqué, entre trouver un endroit tous les jours où dormir, transporter plusieurs kilos d'affaires, faire la manche et avoir une hygiène correcte : "moi j'ai une formation de serveuse, mais avec les mains que j'ai, ce n'est pas possible !"

Elle les sort de son manteau ; les ongles sont quelque peu noircis. Rouennaise de naissance, elle attend une place en foyer. La rue, pour les femmes, "c'est plus dangereux, il faut squatter à plusieurs".

Depuis 8 ans, Lucie, un labrador croisé veille sur Xavier. © Clémentine Baude / France 3 Grand Est

La manche, c'est pas une science infuse, les gens sont plus généreux en milieu de mois. Ceux qui nous tendent la main sont en général déjà dans la m**de. Ils sont plus généreux quand on demande pas, j'ai tout mon temps.

Xavier, sans-domicile fixe depuis 17 ans

Xavier, lui, aimerait bien ne pas dépasser "la vingtaine à la rue, après je n'aurai plus de force", conclut-il, en remettant le foulard rouge à Lucie, qui le regarde intensément.

Réchaud et marche dans la nuit

Quelques rues plus loin, comme tous les jours, Leana est assise au coin de la place du Maréchal Foch. Emmitouflée, elle tend le bras avec un gobelet. Derrière ses lunettes, un sourire en coin, elle raconte ses dernières années de galère.

Elle et son mari, originaires de Roumanie, sont arrivés en France en 2014, sur les conseils d'amis. Elle avait débuté une formation, mais son époux est tombé malade et a perdu la mémoire. Elle s'est occupée de lui jusqu'à la fin.

Âgée de 66 ans, elle aussi vit exclusivement de la manche. Elle a trouvé une maison abandonnée, où elle rentre tous les soirs, avec deux autres personnes. Quand elle peut, elle s'achète un petit réchaud pour se chauffer et manger, "il tient en général 3, 4 jours".

Parfois, elle marche la nuit, quelles que soient les conditions météo : "à cette période de l'année, c'est l'automne pour moi", sourit-elle. La seule chose dont elle a peur ? "Dieu", dit-elle dans un éclat de rire.

Selon la préfecture, le 115 compte, à date, 70 ménages sans solution d'hébergement sur le département. © Clémentine Baude / France 3 Normandie

Leana a déposé un dossier au carrefour des solidarités. En buvant son chocolat chaud, elle ajoute : "Ce sont les élections chez moi". Quand elle y arrive, elle aime bien regarder "Des racines et des ailes" sur France 3.

Habillée grâce aux Restos du cœur, elle assure qu'elle est "bien" : "Les gens viennent me voir, me donnent des bonnes adresses, ils me respectent".

Divorce et accident de la vie

Juste en face de la place du Maréchal Foch, une silhouette dans un manteau vert kaki attend devant un commerce. "Je veux bien te parler, mais pas de vidéo, pas de photos, rien". Et puis, tout de suite il s'adoucit.

Son visage est buriné par ses anciens excès d'alcool : "l'ancien", comme il est surnommé, a plongé dedans à la suite de son divorce, après 27 ans de mariage.

Normand, il est revenu où tout a commencé, à ses racines. À 62 ans, dont 14 dans la rue, tous les matins, dès 7h30, il se rend devant une boulangerie de la ville de Rouen. "Je m'entends bien avec tout le monde" relate-t-il.

La responsable lui donne les invendus, sa famille ne sait pas qu'il est dans cette situation. À la suite du divorce, ses enfants se sont détournés de lui, "mais j'y crois, je vais réussir à les faire changer d'avis". Et puis d'un air penseur, il rajoute : "je me plains jamais". 

Je suis un peu le psy des gens de la rue, les gens viennent me parler. Je me dis toujours qu'il y'a toujours pire que moi.

Stéphane, dit "l'ancien"

Il est connu dans le quartier ; les passants s'arrêtent, discutent, prennent des nouvelles. Un habitant interpelle :"Ah, vous faites un article, c'est bien, il faut en parler, c'est quelqu'un de bien". À ces mots, Stéphane se recroqueville dans sa veste.

Ce matin, Adrien, casquette vissée sur la tête est venu discuter avec lui. Disons que c'est plutôt Adrien qui parle. L'ancien a la santé fragile : deux crises cardiaques, ses poumons sont fatigués. Depuis plusieurs mois, il dort sous oxygène, "ce qui me sauve, c'est mon toit, j'ai toujours envie de vivre".

Grâce au RSA, il arrive à avoir un chez-lui.  

À Rouen, il y a ce qu'il faut, on n'a pas à se plaindre. Il y a des solutions et on peut manger tous les jours gratuitement.

Stéphane et Adrien, Bénéficiaires du RSA

Il n'existe pas de chiffre officiel du nombre de personnes sans domicile fixe ou en grande précarité sur le territoire français. © Clémentine Baude / France 3 Normandie

Pour les deux compères, les passants ne font pas la différence entre les gens qui font la manche et ceux "qui sont à la rue tout court". "Ils voient le bonnet par terre avec les centimes, et, ils s'arrêtent à cela".

"La rue n'est pas une fin en soi"

À quelques mètres de là, Fréko est assis par terre. Ses chaussures sont trouées. "La résistance au froid, on finit par l'avoir de toute façon", dit-il en soufflant dans ses mains.

Père de famille, sa priorité : manger et dormir au chaud. Son leitmotiv : "Ce n'est pas parce qu'on vit dans la rue qu'il faut se laisser aller". Lui, il aime sa liberté.

Il traverse un "coup de moins bien" depuis plusieurs mois. Il a toujours été vagabond, et, a fait plusieurs fois le tour de France. Il ne préfère pas parler de ses origines. Il est revenu en Normandie pour se rapprocher de ses enfants.  

Depuis que je suis arrivé dans la rue, j'ai tout arrêté : l'alcool, le cannabis. Ça a été bénéfique.

Fréko, Sans-domicile depuis février

Petit à petit il se fait "une place", dans les rues rouennaises. "Il y a beaucoup de solidarité entre nous". Âgé d'une quarantaine d'années, il touche le RSA. C'est sa mère qui gère l'argent, "cela m'évite de tout cramer".

Un recensement compliqué

Il n'existe pas de chiffre officiel du nombre de personnes sans domicile fixe ou en grande précarité sur le territoire français. La préfecture de Seine-Maritime explique qu'il "n'existe pas de dispositif de recensement".

Selon elle, quelques tendances se dégagent tout de même sur le territoire normand : entre 2021 et 2023, la file active de ménages - c’est-à-dire les personnes qui appellent le 115 - a augmenté de 12%, sur un an.

En tout, 2 657 ménages sont en recherche d'une solution d'hébergement sur le territoire. Un ménage correspondant, selon la définition de l'INSEE à un "l'ensemble des occupants d'un même logement".

Par ailleurs, selon la préfecture, le nombre de places d'hébergement ouvertes sur le département a progressé de 23% entre 2018 et 2023 pour atteindre le nombre de 1 778 places pérennes à la fin 2023. Ces capacités sont portées à 2 130 en période hivernale avec l'ouverture de places non pérennes sur les périodes de grand froid.

Enfin, depuis plusieurs années, une nuit de la solidarité est organisée pour mieux connaître les profils des personnes dans le besoin. Elle a été organisée l'an dernier et, sur 200 personnes qui ont été rencontrées, 107 se déclaraient sans solution d'hébergement. 

Qu’avez-vous pensé de ce témoignage ?
Cela pourrait vous intéresser :
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information
en direct

REPLAY. Grand prix La Marseillaise 2025 : le Français Valentin Ferron emporte le morceau au sprint

regarder