La Rochelle, deuxième port négrier de France au XVIIIème siècle, célèbre la loi Taubira

Le 10 mai 2001, avec la loi Taubira, la France reconnaissait la traite et l'esclavage comme crime contre l'humanité. Vingt ans plus tard, La Rochelle mise sur la pédagogie pour affronter son passé de port négrier.

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En 1594, L'Espérance quitte le port de La Rochelle. C'est la première mention historique d'un bateau qui fait commerce de captifs africains en direction d'une colonie portugaise au Brésil. D'aucun pourrait voir dans cette funeste date un anniversaire pour célébrer l'invention du capitalisme. Car, un siècle plus tard,  c'est bien d'investissement et de rentabilité dont discutent armateurs et négociants rochelais avant de risquer leur capital dans ces périlleuses et incertaines expéditions maritimes. Il faut dire que la matière première, ce fameux "bois d'ébène", n'arrive pas toujours en bon état. Il y a un peu de perte. N'empêche, au XVIIème et XVIIIème siècle, ce sont près de 450 navires qui quitteront le port charentais pour déporter 160.000 hommes, femmes et enfants de l'autre côté de l'Atlantique.

Tout cela est désormais bien documenté et, pour ce qui concerne La Rochelle, "La Traite Rochelaise" de l'historien Jean-Michel Deveau, édité en 1990, fait encore référence en la matière. Reste qu'il aura fallu attendre le 16 avril dernier pour qu'une circulaire du premier Ministre Jean Castex encadre pour la première fois très officiellement les commémorations nationales de la mémoire de l'esclavage. "Il faut laisser du temps au temps", disait un ancien Président de la République. Vingt ans après la promulgation de la loi Taubira "tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité", il semble que la France soit prête à parler sereinement des 1,4 millions d'êtres humains victimes de son commerce triangulaire.

"Il faut aller plus loin"

"Il y a eu à La Rochelle parfois des réticences à trop secouer l’histoire." Josy Roten, fondatrice de l'association Memoria, n'a pas toujours été en accord avec les édiles rochelais sur cette épineuse question mémorielle. Alors certes, il faut rappeler que Michel Crépeau fut le premier maire en France à aborder le sujet en créant le Musée du Nouveau Monde en 1982. Même au sein du monde universitaire, le sujet faisait débat à l'époque et les travaux de chercheurs comme Deveau ou Olivier Grenouilleau à Nantes n'étaient pas accueillis avec la plus grande bienveillance, doux euphémisme. 

"Il y a effectivement ce musée, mais, comme son nom l’indique, il est dédié au nouveau monde. L’esclavage y a une place qui n’est pas centrale", rappelle l'enseignante Josy Roten, "ce n’est pas le musée de l’esclavage ni de l’abolition. Il a le mérite d’exister et c’était très bien à l’époque d’aborder ce dossier, mais maintenant en regard de l’avancement des recherches et des directives nationales, il est évident qu’il faut aller plus loin".

Il faut dire que l'association Memoria travaille depuis 2005 sur le sujet. Nommée au Comité National pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CNMHE), Josy Roten n'a eu de cesse de tenter de réconcilier sa ville avec son passé. Ce comité national a donné naissance en 2019 à la création de la Fondation pour la Mémoire de l'Esclavage, dont évidemment la ville de La Rochelle est adhérente. C'est dans ce cadre d'une nouvelle approche institutionnelle du dossier que s'inscrit la cinquième édition du Mois des Mémoires. 

Ni repentance ni culpabilisation

"La mission première de la fondation, c’est d’inciter les villes et régions à agir", explique-t-elle, "pour La Rochelle et pour les autres villes, c’est une vraie étape dans la reconnaissance de ce passé français et l’objectif, c’est de faire connaitre la place de l’esclavage et ses héritages dans l’histoire nationale et d’apporter un nouveau regard sur la politique mémorielle". "Enfin", pourrait-elle rajouter.

Dans la nouvelle équipe municipale rochelaise, deux femmes ont décidé de prendre le sujet à bras le corps. Catherine Leonidas, première adjointe, et Anna-Maria Spano en charge du patrimoine et des circuits culturels. "La société évoluant, il faut que la ville évolue aussi par rapport au regard qu’elle porte sur cette histoire", explique Catherine Leonidas, "un regard corrélé à une question sociétale que posent certaines associations, avec qui on n’est pas toujours d’accord, comme par exemple sur le fait de débaptiser certaines rues. Nous, on a décidé de parier plutôt sur la pédagogie et de rétablir certaines vérités".

Pour marquer le vingtième anniversaire de la loi Taubira, expositions, conférences et parcours guidés sont programmés dans la ville. Pour l'exemple, sept noms de rue en particulier vont faire l'objet d'une explication pédagogique. Tout cela vient notamment en réaction de visites guidées (payantes) organisées par l'association bordelaise Mémoire & Partages qui, semble-t-il, manquaient cruellement d'exactitude scientifique. 

Si la rue de l'Armide et du Saphir font effectivement référence à des bateaux négriers, la rue Fleuriau, elle, concerne Louis-Benjamin Fleuriau, naturaliste et philanthrope qui légua ses collections au Muséum d'histoires naturelles. Ses ancêtres, par contre, firent bien fortune avec la traite et c'est d'ailleurs dans leur hôtel particulier qu'est installé le Musée du Nouveau Monde. 

Pas d'ambiguïté par contre pour la Rue Samuel Demissy, du nom de cet armateur et planteur protestant rochelais qui fit fortune dans la canne à sucre dans les isles grâce au labeur inhumain des esclaves. Encore faudrait-il rappeler qu'il fut, par la suite, abolitionniste convaincu et membre de la Société des amis des Noirs. Comme toujours, contextualiser permet toujours de prendre recul et d'y voir plus clair. "On a choisi de continuer d’interroger cette sombre période de l’histoire de la ville de La Rochelle et on a choisi sept noms de rues pour les expliquer avec une validation scientifique et ainsi expliquer aux Rochelais pourquoi on a décidé de ne pas débaptiser", nous dit Catherine Leonidas, "on est dans la démarche de continuer à questionner ce passé par de la pédagogie, mais ce n’est ni de la repentance ni de la culpabilisation".

Esclavage d'hier et d'aujourd'hui

Mickaël Augeron, historien à l'université de La Rochelle, a été sollicité pour valider cet effort de clarification. Il fait partie du collectif de chercheurs qui en octobre dernier publiait "Mémoire Noire" aux éditions Mollat à propos de la traite à Bordeaux, Bayonne, La Rochelle et Rochefort. En tant que scientifique, il a lui aussi le sentiment que les faits historiques permettent d'apaiser les passions.

"La loi Taubira avait posé un gros souci au sein de la communauté universitaire quand elle avait été votée parce que les chercheurs considèrent qu’ils sont là pour répondre au devoir d’histoire mais pas de mémoire", explique l'historien, "avec le devoir de mémoire, en quelque sorte, on impose une vision des choses. Alors qu’on est là d’abord pour apporter des données scientifiques qui permettent à chacun de se positionner. Mais aujourd’hui il n’y a plus d’ambiguïté ou de tabou du côté des chercheurs, il n’y a plus de débat. La science, c’est ce qui dépassionne le débat justement. Et même au niveau des associations militantes, j’ai l’impression que le ton est retombé".

"On avance", confirme Josy Roten qui, avec son association Memoria, est évidemment étroitement associée à ce Mois des Mémoires à La Rochelle. "En 2006, nous avions déjà créé un parcours littéraire sur les traces du commerce triangulaire", explique-t-elle, "là, on va faire, en partenariat avec l’office du tourisme, des visites guidées en direction des scolaires pour le Mois des Mémoires et ensuite on l’ouvrira au public".

La Rochelle, apparemment, a donc décidé de regarder sans tabou une des pages les plus sombres de son histoire. Anna-Maria Spano, adjointe à la mairie, n'oublie pas de parler aussi du présent. "Le regard sur le passé, il est important et il est nécessaire, mais il faut aussi amener les plus jeunes à comprendre ce qu’est l’esclavage moderne et que l’on parle de 150 à 200 millions de personnes dans le monde dont beaucoup d’enfants qui cassent des cailloux pour nos téléphones portables ou qui fabriquent nos tee-shirts à 10 euros". Le capitalisme avait inventé l'esclavage, la mondialisation a bien retenu la leçon.

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