Le jeune Nigérian débute une improbable carrière musicale par une tournée de résidences de création dans plusieurs salles françaises comme La Sirène à La Rochelle. Rencontre avec un homme qui a trouvé son salut dans la musique.
"Life is good" ; ces trois petits mots d'une confondante simplicité résonnent forcément un peu étrangement dans la voix posée de ce grand gaillard venu du Nigéria. Quelques minutes avant de monter sur la grande scène de La Sirène, on lui demandait ce que ça lui faisait de se retrouver ainsi à chanter sous les projecteurs d'une telle institution culturelle de notre beau pays la France. "Life is good", "la vie est belle" fut donc sa réponse avant de remplir l'ancien silo à grains de La Pallice de son très communicatif rire.
La vie est effectivement certainement belle quand on a dû quitter son pays il y a dix ans, traverser un désert infesté de pirates la boule au ventre, nager la nuit entre le Maroc et l'enclave espagnole de Ceuta en évitant la mitraille des gardes-cotes, errer de squat en squat en se jouant des frontières européennes et, finalement, hier soir, chanter ses propres chansons à des inconnus qui habitent dans une jolie petite ville du littoral français. "Life is good."
"Je suis un novice !"
"Je n’ai jamais été sur une scène comme ça. Je suis un novice !" nous confie OBI en backstage, "je chantais les chansons des autres quand j’étais plus jeune à 13 ans. Mais je n’aurais jamais pensé que ça pourrait devenir une carrière pour moi, quelque chose de sérieux avec des gens qui viendraient m’écouter". Rire communicatif et regard incrédule de son interlocuteur. On comprend vite qu'avec tout ce qu'il a déjà vécu, le bonhomme ne peut qu'accepter philosophiquement l'étrangeté de la situation, savourer l'instant présent... et remercier Dieu. "Thanks God !"
C'est dans le collège Maurice Scève du quartier de la Croix Rousse à Lyon que Cédric de la Chapelle, musicien, et Olivier Boccon-Gibod, producteur, ont rencontré OBI, il y a un an et demi. L'établissement désaffecté était devenu un squatt avant d'être évacué par les forces de l'ordre en octobre dernier. "C'était à quarante-cinq secondes de chez moi. Au début, je suis allé pour voir s’ils avaient besoin d’un coup de main et je travaillais aussi avec une troupe de théâtre qui voulait les faire participer à une création dans un festival qui s’appelle « tout le monde dehors » et Obi était de la bande", se souvient Cédric.
Quand on s’est rencontré, tout de suite le mec m’a marqué par sa prestance et son regard. Il bossait des morceaux sur son ordi et on a commencé à travailler ensemble. Il a fini par m’envoyer des morceaux en multi pistes. J’avais au début plutôt l’idée de faire une sorte de compil avec les gars du collège et des beat makers lyonnais et je me suis rendu compte qu’il n’y avait qu’avec lui que c’était si fluide.
"Il est parti avec aucun as dans son jeu de cartes."
Même sidération chez Olivier qui se rappelle les premiers sons que Cédric lui avait confiés. "Le déclic a été immédiat. Quand Cédric m’a fait écouter les premières maquettes en janvier 2020, je ne connaissais pas bien l’histoire de Obi, je savais juste qu’il habitait dans le squat Maurice Scève mais les chansons m’ont tout simplement retourné. J’ai eu tous les frissons qui t’indiquent que là il y a un grand artiste et que ton devoir de producteur, c’est de le donner au monde".
Il faut dire que Cédric et Olivier ont apparemment une fâcheuse tendance à vouloir nous faire découvrir des talents insoupçonnés de notre planète. En 2007, les deux comparses lyonnais avaient ramené dans leur bagage une belle âme croisée sur une plage de Goa en Inde. Le septuagénaire Slow Joe allait très vite rencontré le succès dans l'Hexagone avec son groupe "Slow Joe & The Ginger Accident". Joseph Rocha de son vrai nom avait d'ailleurs donné un concert à La Sirène. Il nous a quitté en mai 2016. Mais évidemment là s'arrête la comparaison entre les deux histoires.
C’est vrai qu’on nous a déjà fait le rapprochement, mais il y a deux choses qui sont très différentes chez OBI et chez Joe, c’est que Joe a tout fait pour s’exclure du monde, pendant soixante-dix ans il ne voulait, comme Diogène, que vivre dans son tonneau à jouer du blues, alors que Obi, au contraire, il s’est battu toute sa vie pour s’inscrire dans le monde. Il est parti avec aucun as dans son jeu de cartes et il a tout fait pour participer au jeu.
Sur le parcours chaotique qui l'a amené jusqu'au port de La Pallice hier soir, OBI reste discret. C'est un Igbo de la région du Biafra et inutile de lui demander s'il envisage un jour de retourner chez lui. "Personne n'a envie de mourir", répond-il. Depuis dix ans, OBI regarde devant et devant il y a de la musique. Parmi les milliers de hasard qui ont jalonné sa vie ces dernières années, il y a la rencontre d'un "gars qui chantait" en Italie, à Gènes. Un heureux hasard, parce que "life is good".
Il y a trois ans, j’étais en Italie et un gars m’avait proposé de venir dans un studio et il a balancé un instrumental… le mec m’a dit après que c’était pas mal et il m’a demandé depuis combien de temps je faisais de la musique. Je lui ai dit que je n’en avais jamais fait avant et que c’était la première fois que j’enregistrais quelque chose. En fait, j’ai su que je savais chanter quand j’ai commencé à le faire. Après j’ai décidé d’acheter un ordinateur pour commencer à faire de la musique tout seul et voir ce que je pouvais faire. Je ne savais pas par quoi commencer, alors j’ai fait une recherche sur Youtube en tapant « home studio ». J’ai été dans un magasin d’occasion pour acheter du matériel et un gars a installé des logiciels sur mon ordi. J’ai dû attendre sept jours ! Et puis j’ai regardé des tuto et j’ai appris à enregistrer et à mixer.
"Il sait qu'il doit accomplir ce truc-là."
Sur scène, avec ses grands pinceaux d'albatros noir baudelairien, le Nigérian occupe l'espace comme s'il avait fait ça toute sa vie. Aux claviers, Cédric et Alexis Morel Journée à la basse habillent les envolées graves du chanteur de mélopées pop rythmées par la batterie électronique de Robin Winckler. Contrairement à ce que pourrait laisser croire le premier vidéo clip diffusé sur les réseaux sociaux, "Slave we" (tourné au collège Maurice Scève), OBI ne s'inscrit pas dans la longue tradition du hip hop dance hall de la très prolifique scène nigérianne.
"Pour moi, ce n’est pas du tout du rap" explique Cédric, "c’est composé comme des morceaux de rock ou de pop. C’est pas un sample qui tourne sur lequel on rajoute des trucs. C’est souvent une chanson qui marche guitare-voix généralement qu’on a arrangé et lui, il est à fond, jamais aphone. Il ne vit que pour ça. Il est arrivé ici et il s’est dit maintenant j’arrête de me disperser dans la vie et je veux ne faire plus que ça. C’est pas pour le succès, c’est pas pour l’argent, il sait qu’il doit accomplir ce truc-là".
Cette détermination tranquille transpire de tous ses pores quand il prend le micro. Alors bien sûr, on vous parle de OBI le migrant et cette tournée de résidences de création est très justement appelée "la migration positive". Mais lui a surtout envie de parler musique. "Quand tu es avec Obi, c’est lui qui donne les règles du jeu et elles sont claires", nous dit Olivier, "il ne triche pas, il est entier, il est serein. On n’est pas dans un story-telling. Il y a une histoire à raconter mais une histoire vraie. Toutes ses chansons, il les a écrites sans même penser les donner au monde. Il le dit lui-même, je ne pouvais m’insérer nulle part alors j’ai fait de la musique ma liberté. Donc il faut juste l’accompagner à être l’artiste qu’il est déjà. C’est ça mon rôle de producteur auprès de lui. Trouver les moyens pour non pas le formater, mais au contraire pour le faire exister".
Ça fait un an que je dis à OBI, « long way journey takes time » ("les longs voyages prennent du temps" ndlr). Pour l’avoir vécu avec Slow Joe, le fait qu’il y ait une histoire derrière, ça pousse. Par contre, ça peut effacer, ça peut occulter parfois. Avec Joe, à un certain moment, on en avait plein le cul qu’on nous parle du vieil indien sur la plage qui rencontre un jeune français, on voulait juste parler musique. A Obi, je lui ai dit « tu es Nigérian sans papier, tu as traversé à Ceuta à la nage, tout le monde va vouloir que tu racontes", mais c’est pas le fond. Même si quand il chante Slave We, il raconte ce que c’est de vivre au collège Maurice Scève, sur Ye Le Le, il raconte tout ce qu’il a laissé au Nigéria ; tout ça, c’est sa vie et son ossature mais le but, ce n’est pas de tirer la larme avec des histoires tristes. L’histoire, c’est sa force de vie pour en arriver là, parce qu’en un an il a énormément évolué, mais ça reste le même bonhomme. Il n’a pas peur de se montrer fragile. Je pense qu’il a tellement tout vécu entre les flics, les prisons, les barrières et tout le reste, qu’en fait il est capable de disparaître comme de devenir un géant.
"On essaye toujours de donner un peu de sens dans cette boutique."
Dans la grande salle vide de la Sirène a quand même été invitée, dans un strict respect du protocole sanitaire, une trentaine de personnes pour ce mini concert. Ils sont animateurs au Foyer des Jeunes Travailleurs, éducateurs du Centre d'Action Sociale de la ville ou membres d'associations militantes. Une fois descendu de scène, OBI se mélange discrètement à la petite foule et certains engagent la conversation. C'est ça l'esprit de cette tournée labelisée "Migration Positive".
On voulait créer cet oxymore qui ne devrait pas en être un, parce que souvent la migration est vue avec une connotation péjorative et négative, qui stigmatise et qui est comme un poids alors que finalement il y a quelque chose de positif qui réunit tous ces gens, il y a de l’espoir dans toutes ces migrations, c’est dans un élan d’espoir qu’ils se déplacent, quitte à abandonner tout ce qu’ils ont eu dans la vie comme l’a fait OBI. On voulait qu’il y ait une notion de voyage et de rencontres avec les gens, mais pour une fois en positif. Comme ça Obi reprend son voyage mais invité par les salles et pour un acte de création. Et à chaque étape, on invite des associations pour échanger et on imagine des projets avec eux et Obi pour qu’il puisse rencontrer des foyers de migrants par exemple, témoigner et donner la parole. Obi, il a eu beaucoup de mains tendues tout au long de son parcours dans les différents pays, par des associations, par des bonnes âmes et maintenant il veut tendre le micro parce que c’est sa façon de rendre aussi.
Car l'idée, dans le monde d'après, c'est de programmer une vraie date en octobre prochain à La Rochelle en plateau partagé ou en première partie d'une tête d'affiche. "OBI pourrait venir quelques jours avant et on pense déjà à organiser des rencontres, un atelier d'écriture musicale ou un débat avec une association comme SOS Méditerranée ou Solidarité Migrants", explique David Fourrier, le patron des lieux.
C’est un sujet qui touche toute l’équipe ici et sur lequel on avait envie de rebondir, de se positionner et d’aller toujours un peu au-delà de la simple programmation d’un concert. On essaye toujours de donner un peu du sens dans cette boutique et là on avait une belle opportunité. Un animateur culturel de la ville nous disait qu’il y a 340 jeunes migrants sur La Rochelle. C’est donc une population à laquelle il faut donner la possibilité de découvrir des lieux de vie comme les nôtres. Et si ça peut faire tomber quelques tabous dans la tête de certaines personnes…. Et pour nous, c’est une façon d’affirmer un positionnement, d’être citoyen, militant et toujours engagé.
Plus tard, on trinquera avec OBI sur le début de sa carrière prometteuse. "Slave we" est entré directement à la troisième place des charts des campus américains. OBI s'en amuse. Il regarde curieux le plateau d'huître et s'étonne de voir les bestioles bouger quand on leur presse un citron sur la tête. Rire communicatif. Oui, life is good.