Elles sont femmes, filles, mères, auteures et réalisatrices. Leurs parcours sont différents mais le moyen d'expression qu'elles ont choisi pour raconter leurs histoires et le monde qui les entoure est le même : le documentaire. Portraits de cinq réalisatrices qui n'ont attendu la permission de personne pour s'exprimer.
A l'origine, il y a une histoire personnelle, une filiation ou une curiosité, un engagement et une volonté. Maylis Dartigue, Aurélie Bambuck, Sophie Bensadoun, Pauline Coste et Claudie Landy ont chacune leur trajectoire et un point commun : elles réalisent des documentaires. France 3 Nouvelle-Aquitaine les a chacune accompagnées au moins une fois dans leurs aventures.
Etre une femme dans le milieu du documentaire, est-ce avantageant ? Pénalisant ? Le simple fait de se poser la question a-t-il du sens ?
A l'occasion du 8 mars, Journée Internationale du droit des femmes, nous avons sollicité ces cinq réalisatrices, certaines en début de carrière, d'autres confirmées, pour connaître leur point de vue sur la question.
Maylis Dartigue : l'intime et le monde
Sur une carte du monde, Maylis Dartigue pourrait poser deux repères : un dans les Landes, où elle a grandi, et un au Sri Lanka, où elle est née.
Entre les deux, un voyage, le sien, celui de son adoption. C'est son histoire qu'elle raconte dans Sri Landaise, -le bien nommé- son premier documentaire très intime, encore inédit. La forme documentaire s'est imposée à elle :
J'avais besoin de trouver un langage qui n'était pas que le verbe mais aussi les images, le son, le rythme du montage pour réussir à donner à mon premier film l'expérience d'un voyage à l'étranger sensoriel et vertigineux.
Maylis Dartigue
A la fois réalisatrice et sujet de Sri Landaise, Maylis Dartigue interroge principalement les membres de sa propre famille, en particulier sa mère biologique. Elle porte de fait un regard de femme sur cette culture lointaine qui aurait pu être la sienne, qui est un peu la sienne. Elle, jeune femme élevée et éduquée en France par des parents français féministes.
Mais elle fait le distinguo entre son statut de personnage et celui de réalisatrice.
Evidemment je porte un regard de femme sur cette histoire, mais en tant que réalisatrice, je suis surtout une travailleuse
Maylis Dartigue
Le message est clair : Maylis travaille, entre dans le monde du documentaire et de son économie et le fait qu'elle soit une femme n'est ni un avantage ni un inconvénient. Le curseur est ailleurs, dans la création, la narration et l'envie de découvrir l'autre.
Elle en parlait déjà au FIPADOC de 2019 où elle s'est vue remettre le Prix Pitch premiers films en régions :
Cette première expérience lui a donné l'envie de continuer. Son histoire personnelle, point de départ de sa carrière de réalisatrice, l'incite à persévérer dans la découverte d'autres cultures, d'autres histoire de femmes et d'hommes en quête d'émancipation malgré les obstacles. En gardant toujours un penchant pour l'intime, les utopies que chacun porte en soi.
Ses projets la poussent à poursuivre l'exploration du village de sa famille biologique, dans cette société indienne où peu de femmes réalisent des films.
Ou pourquoi pas filmer les castings de Bollywood ?
J'ai envie de poser ma caméra dans cet endroit particulier pour comprendre quelles sont les attentes des Indiens, issus de cultures différentes, de religions différentes, venant de différents états de l'Inde mais qui convergent dans ces castings de Bollywood, en parfaite analogie avec le rêve hollywoodien pourtant si éloigné d'eux
Maylis Dartigue
Aurélie Bambuck : histoire de famille, histoire de France
Journaliste sportive à ses débuts, Aurélie Bambuck est une voix bien connue des auditeurs de France Bleu Gironde. Et il n'y a pas que sa voix qui est connue. Son nom de famille l'est dans la France entière : ses parents, Ghislaine Barnay et Roger Bambuck ont formé le couple gagnant de l'athlétisme français des années 60, avec en point d'orgue de la carrière de Roger Bambuck, une médaille de bronze au 4x100m aux JO de Mexico de 1968 avec un record monde sur 100 m à la clé. Et une nomination en tant que Secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports du gouvernement Rocard de 1988 à 1991.
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Quand Aurélie présente l'émission Pleins Phares sur France 3 Nouvelle-Aquitaine en 2017, elle reçoit sur son plateau des personnalités de la région.
L'idée d'interviewer son père ne tarde pas à se faire jour. Mais cette perspective ne la met pas très à l'aise. Comment s'y prendre avec une personne aussi proche ? Le format de l'émission se révèle vitre trop court. En bonne journaliste, elle propose un reportage sur deux semaines. Ce sera finalement un documentaire. Cela lui prendra un an. Avec le documentaire, Aurélie a découvert le temps long.
Elle se prend au jeu : un documentaire permet de donner son opinion, d'ajouter une dimension créative et artistique à son travail, ce que ne permet pas le journalisme d'actualité. Elle ne va se le faire dire deux fois et surtout elle est "assise" sur une matière exceptionnelle : sa propre histoire. L'intime est le déclic de son passage à la réalisation de documentaire. La "fille de", devenue femme, journaliste et mère s'empare de l'histoire de sa famille, qui recoupe celle de la France, pour connaître son passé, souvent tu, et transmettre à ses propres enfants un héritage enfin assumé.
Cette démarche est-elle intimement féminine ? Sûrement, mais son travail de réalisatrice, lui n'est pas du même ressort. Si être une femme a pu être clairement un atout dans le monde du journalisme sportif - et la desservir aussi parfois -, jamais son statut de femme n'a influé dans ses réalisations. Elle choisit mais ne subit pas.
Je suis porteuse de nombreuses étiquettes, extérieures à ma propre valeur : une couleur de peau, une fille de et une femme. Mais ma liberté de réalisatrice est totale.
Aurélie Bambuck
Avec son premier film sur ses parents, elle a entamé l'acte I de la découverte de son arbre généalogique. Et, en interrogeant sa mère et son père, sa curiosité s'est étendue aux générations antérieures. Jusqu'à la découverte de l'esclavage. Et de la honte ressentie par les descendants d'esclaves dans la société guadeloupéenne de l'époque. Mais cette fois, ce sont des membres de sa propre famille dont il s'agit. L'histoire quitte les livres et les manuels pour s'incarner.
"Honte" : ce mot prononcé par son père la marque au point de continuer à dérouler l'histoire familiale.
Son prochain film, l'acte II, propose un regard croisé entre descendantes d'esclaves et de négociants. Elle contacte Axelle Balguerie, fille de négociants bordelais pour lui proposer un double parcours généalogique. Après un an de discussion, elles partent ensemble à la Martinique, visitant les habitations de exploitants présumés négriers et les cases d'esclaves reconstituées. Pas de manichéisme : elles regardent l'histoire en face. Les femmes ont du cran.
Après les Antilles, ira-t-elle jusqu'en Afrique pour un acte III, véritable berceau de son histoire, de ses racines ? C'est possible. Concrétisera-t-elle son envie de tirer le portrait de sportifs à l'occasion des JO de Paris en 2024 ? Les sortir de leur bulle et de la seule notion de compétition ? L'idée la tente.
Sophie Bensadoun : liberté, liberté chérie
A 21 ans, Sophie Bensadoun sort diplômée de la FEMIS en réalisation. Son envie : faire de la fiction. Le documentaire ne la tente pas du tout
J'avais un a priori négatif sur le documentaire. Pour moi, c'était presque un sous-genre par rapport à la fiction. Je me disais qu'il n'y avait pas d'émotion dans le documentaire
Sophie Bensadoun
Et pourtant... Les opportunités de travail l'ont portée vers le documentaire à la sortie de l'école. Pendant dix ans, elle a été assistante réalisatrice et a eu largement le temps de changer d'avis. Oui, il y a de l'émotion dans le documentaire et oui c'est une fenêtre incroyable sur le monde et une chance inestimable de se nourrir du réel, de la vie des autres. Vers trente ans, Sophie franchit le pas : désormais, les films, elle les réalisera elle-même.
Je n'ai quasiment jamais de commande. Mes sujets, je les porte de A à Z, avec les boîtes de production.
Sophie Bensadoun
Cette variété, cette volonté de ne pas se spécialiser dans un domaine spécifique, Sophie le revendique. Faire deux fois la même chose la fait bailler d'ennui. Elle peut enchaîner le droit animal avec une opération du cerveau. Mais elle s'est interrogée sur le fil conducteur, le point commun de tous ces films
J'aime filmer les gens qui sont dans le combat, qui font un pas de côté par rapport à la norme. la question de la vulnérabilité, tout ce qui provoque la mise en danger : ces thématiques reviennent dans des sujets variés
Sophie Bensadoun
Et la tâche n'est pas de tout repos. Comme elle le dit elle-même, "le réel, il faut se le coltiner, aller chercher les gens, les convaincre de témoigner". Car sa démarche de réalisatrice ne touche pas à l'intime ni à son histoire personnelle : elle n'est pas son propre sujet.
Sa curiosité est tournée vers les autres. Son défi : gagner la confiance de ceux qu'elle veut faire témoigner. Et cela prend du temps. Toujours le temps long du documentaire, celui de l'immersion. Convaincre, sans les facilités de la fiction : ils ne sont pas demandeurs, ils ne sont pas payés et n'ont pas forcément l'habitude de s'exprimer devant une caméra. Le tout en ayant l'honnêteté de leur dire que le film va reposer sur eux ! Son statut de femme n'est pas une donnée d'importance. Même si elle peut se poser la question quant il s'agit de confier des gros budgets pour des films diffusés en primetime. En tant que formatrice, elle côtoie les jeunes générations et compte sur le dynamisme et l'engagement des jeunes femmes pour rétablir l'équilibre en cas d'inégalité flagrante. Le vrai marqueur restant, à ses yeux, le plaisir, la curiosité et l'honnêteté.
Le plus beau compliment que l'on puisse me faire, ce n'est pas de me dire : quel beau regard de femme, mais plutôt : tu ne m'as pas trahi
Sophie Bensadoun
Défendre ses idées, avancer quand on tient un sujet : faire un film demande une énergie considérable.
L'énergie mise sur un projet fait éclater la question de genre. La question est d'être juste par rapport à ce que l'on veut raconter, trouver la bonne distance
Sophie Bensadoun
Petit pied de nez par rapport à la fiction, si chère à ses débuts : son documentaire, Les Cuisiniers de Treignac, a été adapté en long métrage de cinéma, La Brigade, par Louis-Julien Petit avec Audrey Lamy dans le rôle principal.
Elle vient de terminer l'écriture de son prochain film sur la recherche fondamentale publique. A la faveur d'un film de commande du CNRS pendant la pandémie, elle va s'immerger dans le quotidien d'un laboratoire de recherche où se mêlent étudiants, thésards, étudiants-chercheurs..). Le monde de la recherche, à bout de souffle, à court de moyens, laissée de côté par les politiques publiques depuis des décennies. Un délabrement silencieux, où surnagent des femmes et des hommes passionnés, portés par la notion d'utilité sociale. Un regard sociétal inédit sur un secteur revenu dans le champ médiatique à cause de la pandémie.
Pauline Coste : en quête d'humanité
Pour Pauline Coste, tout a commencé en 1993 avec La Leçon de piano de Jane Campion, première Palme d'Or du Festival de Cannes décernée à une femme. Elle avait 16 ans et s'est dit qu'elle aussi, elle voulait "savoir faire ça".
Elle entame des études de cinéma, plutôt tournées vers la fiction. Pendant quinze ans, elle est assistante caméra sur des longs métrages. Elle gère la partie technique d'installation des caméras sur un tournage. Cette technicienne de l'image monte en grade au fur et à mesure de son expérience : cadreuse puis chef op. Plus elle "grimpe", moins la parité femmes/hommes se vérifie. Mais elle ne perd pas de vue son but initial : réaliser.
Son savoir-faire lui donne l'occasion de passer derrière la caméra. A 25 ans, de manière totalement indépendante, elle réalise son premier documentaire, Mémoires corbasiennes, une collecte de témoignages de personnes âgées ayant connu leur village de la banlieue lyonnaise avant qu'elle ne devienne une cité-dortoir sans relief dans les années 60. Et déjà, sur cette première oeuvre, se dessine ce qui deviendra le lien de l'ensemble de son travail : le rapport au passé.
Car Pauline a construit sa carrière professionnelle autour de trois passions : la réalisation, l'archéologie et la préhistoire. En parallèle des films de commande qu'elle fait pour gagner sa vie, elle monte trois films. Dont Looking for Sapiens, un film sur les idées reçues sur l'homme préhistorique. Elle mettra quatre ans à le terminer. Nous sommes en 2018.
Je pensais le montrer dans deux ou trois projections. Il y en a eu cinquante. Le film a reçu des prix dans des festivals. Ce qui m'a permis d'acquérir une certaine notoriété dans le milieu
Pauline Coste
Looking for Sapiens rencontre son public et permet à Pauline de passer un cap professionnel. Ses premiers films n'avaient ni production ni diffuseur et n'existaient qu'avec sa passion, son énergie et vivaient grâce aux festivals.
Si le milieu de la réalisation est ouverte, il n'en est pas exactement de même avec l'archéologie. Lorsqu'elle présente Looking for sapiens au festival Icronos de Bordeaux en 2018, Pauline s'est retrouvée en compétition face à des productions tenues majoritairement par des hommes plutôt âgés. Sur la quarantaine de films proposés, seuls 7 ou 8 étaient réalisés par de femmes. Suffisamment intimidant pour se poser la question de sa propre légitimité. Mais son travail a depuis parlé pour elle.
Mais elle reste vigilante :
Quand on parle de préhistoire, la femme devient vite invisible. On ne parle que de l'homme préhistorique alors que la femme représente 50% de l'humanité ! Je m'attache à donner une place à la femme. Pareil pour les scientifiques : je cherche à montrer des experts femmes et hommes, jeunes et plus âgés.
Pauline Coste
Et elle met ses principes en pratique dans Dames et Princes de la préhistoire pour Arte et Montaigne et le tombeau mystérieux pour France 3 Nouvelle-Aquitaine
Je suis féministe mais je ne pense pas que le militantisme frontal soit efficace. Les outils de réalisation permettent de faire passer le message de manière plus subtile
Pauline Coste
Lorsque les réalisateurs du documentaire Lady Sapiens développent l'idée que la femme Sapiens étant robuste et accouchant accroupie, cela règle le problème de la douleur de l'accouchement, Pauline réagit :
Il faut être un homme pour penser qu'accoucher accroupie peut faire disparaître les douleurs ! Cela se saurait depuis le temps, non ? Jamais une femme n'aurait soutenu une telle théorie. Et surtout pas moi qui en aie eu trois !
Pauline Coste
Mêler vie professionnelle et vie familiale reste encore aujourd'hui un défi au féminin.
Vouloir mener une carrière professionnelle et une vie de famille a un prix mais c'est possible. Regardez Agnès Varda !
Pauline Coste
Ses projets la maintiennent entre le temps présent et le passé. Elle aimerait suivre les investigations sur Montaigne : son coeur est-il à Saint-Michel à Bordeaux ? Va-t-on résoudre l'énigme une fois pour toutes ? Ou encore, à qui appartient le coeur en plomb retrouvé dans la chapelle du château des Milandes - celui de Joséphine Baker - à la faveur de fouilles archéologiques?
Pauline Coste a le don d'être présente dans les moments-clés, comme l'ouverture du tombeau de Montaigne ou la découverte de ce coeur en plomb en Dordogne. Elle les partage dans ces films sans avoir besoin de faire de restitution. Elle évoque le hasard et la chance. Nous penchons pour la curiosité et le talent.
Claudie Landy :
Claudie Landy a deux amours : le cinéma et le théâtre.
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Elle entretient aussi une très longue et belle liaison avec sa ville natale de La Rochelle, où elle a eu sa compagnie Toujours à l'horizon jusqu'en 1993, devenue L'Horizon, un collectif d'artistes.
Son dernier film, Boulevard de l'océan, une fiction avec Georges Lavaudant, remonte à 1991.
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Si elle a repris la caméra, c'est pour raconter une histoire qui lui tient à coeur, celle de son arrière-grand-mère, Angélique et de sa grand-mère, Lucienne. Lucienne dont le prénom est devenu le titre du film. Un projet qu'elle portait en elle depuis une dizaine d'années.
J'ai reçu des Archives de Paris des courriers de mon arrière-grand-mère Angélique il y a une dizaine d'années. Je savais depuis longtemps que je ferai "quelque chose" de cette histoire. J'ai longtemps hésité entre fiction et documentaire, jusqu'à ma rencontre avec le producteur Didier Roten et Robin Renucci
Claudie Landy
Claudie n'a d'ailleurs jamais véritablement tranché puisque la fiction, et Robin Renucci campe le rôle du représentant de l'Assistance Publique :
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L'histoire de son arrière-grand-mère est celle d'une fille-mère, comme on appelait à l'époque les mères célibataires. Une dénomination peu flatteuse, qui reflète bien le peu d'estime que la société leur portait. Et pourtant, la réalité cachée derrière ce mot-valise est bien souvent complexe qu'il n'y paraît.
C'est ce que révèlent les lettres d'Angélique : elle a tenté de récupérer sa fille, d'avoir de ses nouvelles. L'abandon n'est que de façade : il est subi et non voulu.
Je ne voulais pas seulement raconter l'histoire de ma grand-mère mais aussi et surtout rendre hommage à toutes ces femmes qui ont bataillé pour récupérer leur enfant et à qui on a barré la route
Claudie Landy
Son appartenance au milieu artistique l'a préservée de toute entrave dans sa carrière professionnelle mais elle tient à porter un regard de femme sur des parcours de vie telle que celui de ses aïeules.
J'ai six cousins, mais c'est moi qui ai fait le film. ce n'est pas un hasard.
Claudie Landy
Témoigner, transmettre est important. Lors de la présentation du film en avant-première, le public était intergénérationnel et elle y tenait.
Elle n'a pas utilisé tous les matériaux collectés dans ce film et elle pourrait se laisser tenter par un nouveau film sur le sujet. En attendant, place à Lucienne
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