Durant deux jours se sont tenues les assises nationales des avocats d'enfants à Bordeaux. Étaient invités tous les professionnels du secteur. Conseils, éducateurs mais aussi magistrats étaient présents. Tous tirent la sonnette d'alarme. Selon eux, tous les rouages étant grippés, les enfants ne sont pas correctement protégés.
"Chaque année, on se réunit et on essaie de trouver ensemble des solutions", explique Samantha Gallay avocate de l'enfant et présidente du Centre de Recherche, d’Information et de Consultation sur les droits de l’enfant (CRIC). "On s'est rendu compte qu'on n’arrivait pas à en trouver en restant chacun dans notre coin et donc on fait cela dans l'interprofessionnalité". Ils se sont donc retrouvés durant deux jours pour échanger et partager leur quotidien. Ils ont en commun de travailler autour des enfants en péril. Ils ont aussi en commun un constat dramatique.
"350 placements qui ne sont pas exécutés"
Une situation de crise qu'un chiffre illustre froidement. "En Gironde aujourd'hui, ce sont 350 placements qui ne sont pas exécutés, annonce Alrick Métral, avocat au barreau de Bordeaux. C’est-à-dire que les enfants restent au sein de la famille alors même que le juge des enfants a identifié une situation de danger". Des enfants à qui la justice a promis une protection et qui se voient abandonnés par la société. En Gironde, ces décisions de justice peinent à être appliquées dans des temps acceptables. "On est dans une situation alarmante, qui n'a jamais été aussi impactée pour des raisons budgétaires et pour des questions de choix", dénonce Samantha Gallay.
Au barreau on a tiré la sonnette d'alarme avec le CRIC pour que ces situations soient connues.
Samantha Gallay,Avocate
"Notre manière de fonctionner n'est plus efficiente"
"On n'a jamais eu autant d'enfants à protéger, explique Samantha Gallay. Si ce n'était que cela, on arriverait à s'en sortir. Mais derrière cela, quand les juges prennent des décisions, on s'aperçoit que de plus en plus souvent, soit elles sont mal exécutées, c’est-à-dire appliquées avec six mois de retard, soit ne sont pas du tout exécutées".
Pour un enfant à qui on a dit "tu es en danger on va te protéger", rester dans sa famille et voir qu'il ne se passe rien, c'est extrêmement violent.
Me Samantha Gallay
Appliquer des décisions de justice c’est-à-dire mettre en place une Action Educative en Milieu Ouvert (AEMO) ou mettre à l'abri des enfants dans des foyers ou familles d'accueil, est la compétence du Conseil départemental. Céline Goeury est la vice-présidente en charge de l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE) au département. Si elle rappelle que l'ASE est le premier budget de l'institution, elle partage ce constat alarmant et met en avant un manque de moyen criant. "À un moment de l'année, l'État nous a dit 'on vous a trop donné et donc il nous faut récupérer plusieurs dizaines de millions d'euros'. Cette année, en l'occurrence, ça représentait 29 millions d'euros (...), se défend la vice-présidente. Aujourd'hui, on se retrouve avec de fortes difficultés et des inquiétudes que nous partageons avec les avocats, qui viennent aussi nous révolter dans la manière dont on peut mener aujourd'hui nos politiques publiques".
C'est donc une refonte totale du fonctionnement de ses services que le Département est en train d'opérer. "En cette fin 2024, on est en train de regarder notre année 2025 en se disant que notre manière de fonctionner n'est plus efficiente et ne fonctionne plus par rapport à la réalité des recettes que nous avons. Il faut voir comment on réorganise entièrement notre vision de la protection de l'enfance, de l'accompagnement de ces enfants et de ces familles,pour que le rendez-vous de la prévention et de la protection soit toujours pris", assure la collectivité.
Engorgement de la justice
"Même en créant de nouveaux postes de juges des enfants, puisque aujourd'hui, on en a dix à Bordeaux, on a des cabinets d'avocats qui sont complètement engorgés et qui traitent chacun des centaines de dossiers", déplore Samantha Gallay, qui avance le chiffre de 7 000 enfants suivis.
Un sentiment d'engorgement partagé par les magistrats. Longtemps juge des enfants à Bordeaux, Laurent Gebler est aujourd'hui président de la Chambre des mineurs de la Cour d'appel de Paris. Il a une vision globale de la situation, au civil comme au pénal. S'il convient que des efforts ont été déployés ces dernières années, les juges ne sont toujours pas assez nombreux à ses yeux. "On part de très loin et si on veut avoir une justice des mineurs de qualité, que ce soit pour la protection ou pour le pénal, et avoir des juges qui puissent réagir, être présents quand il y a un incident ou une difficulté. Pour cela aussi il faut qu'ils soient en nombre suffisant", analyse-t-il.
Un engorgement dû là aussi à des choix et à un manque de moyens humains et financiers. Le juge Gebler incite à réfléchir autrement pour que le Tribunal des enfants puisse travailler sereinement.
"La voiture-balais finalement de la protection de l'enfance".
"Il faut s'interroger sur la pertinence de toutes les saisines du juge des enfants, poursuit-il. Le juge des enfants c'est un peu la voiture-balais finalement de la protection de l'enfance. On voit énormément d'affaires de divorces conflictuels qui pourraient être traitées devant le juge des affaires familiales.
Il y a également le problème des mineurs étrangers aussi qui engorge beaucoup de tribunaux pour enfants avec une plus-value assez limitée. Puisque la seule demande qui est faite au juge, c'est d'identifier s'il est mineur ou majeur", regrette-t-il.
Il y a donc un travail à faire pour sérier les affaires transmises au juge des enfants, avec moins de dossiers, pour pouvoir mieux les traiter.
Laurent Gébler, juge des enfants
Laurent Gébler note aussi un problème de greffe "énorme" dans de nombreuses juridictions. Leur absence rend les décisions illégales. "Le greffier est obligatoire. Et en plus, ce face-à-face entre le juge et les familles sans le tiers peut aussi conduire à des situations violentes", conclut le juge des enfants.
Une prévention au rabais qui empêche d'agir en amont
Une hausse des saisines des juges enfants est observée à Bordeaux comme partout en France. Soit, les cas de maltraitance augmentent, mais il faut aussi et y voir une meilleure prise de conscience. "On va souligner un peu le positif, poursuit Samantha Gallay, on a une évolution de la société qui commence à comprendre que certaines situations qui étaient considérées comme presque normales finalement avant constituent des violences".
On repère plus de violences et plus de choses sont considérées comme des violences.
Samantha GallayAvocate présidente du CRIC
Il y a aussi aujourd'hui certaines formes de violences qui auparavant n'existaient pas. "Tout ce qui est cybercriminalité, cyberharcèlement", confirme la présidente du CRIC qui prône pour plus de prévention. En clair, s'attaquer aux causes plutôt qu'aux conséquences pour mieux désengorger les maillons d'une chaîne clairement en souffrance.
"Il y a des coupes budgétaires qui sont réalisées et on les comprend tout à fait. Tout le monde rencontre ces difficultés-là et on ne remet pas en cause ces coupes budgétaires", concède la présidente du CRIC qui déplore néanmoins la baisse des subventions du département pour la prévention.
"En 2023, on a dû procéder à des baisses de subventions pour l'année 2024, reconnaît Céline Goeury. Force est de constater que ces baisses de subventions ne sont pas satisfaisantes. Si on les a baissées, voire arrêtées, cela n'est pas parce qu'on le voulait, mais parce qu’on en avait plus les moyens. Sur l'année 2025, on est toujours en recherche de plusieurs millions d'euros".
Le temps risque de paraître long pour beaucoup d'acteurs du secteur d'ici mars prochain. En attendant, aucun représentant ne s'est rendu aux assises des avocats de l'enfant à Bordeaux. "Il a été dit que le département avait été désinvité, c'est absolument faux, précise Samantha Gallay." Traditionnellement, aux assises, on a une allocution du département. Aujourd'hui, il n'est pas là".