L’usine Sanofi de Mourenx, dans les Pyrénées-Atlantiques, déjà pointée du doigt pour avoir rejeté en grande quantité du valproate de sodium, une molécule nécessaire à la fabrication de la Dépakine est de nouveau dans la tourmente. Ces rejets toxiques supérieurs aux normes préfectorales auraient été connus et tus par la direction depuis 2012.
Ils savaient. Selon une enquête révélée par Libération, ce 15 septembre, la direction de Sanofi avait été informée, depuis 2012, d’émissions au-delà des seuils définis par la préfecture.
Pour rappel, en 2018, l’usine de Sanofi à Mourenx, dans les Pyrénées-Atlantiques, qui produit 80 % de la production mondiale de Dépakine, un anti-épileptique, reconnaît des défaillances de sécurité. Celles-ci ont entraîné l’émission, dans l’air, de 13 à 20 tonnes par an de valproate de sodium, une molécule composant le médicament.
Malformations sévères chez les enfants
Un danger majeur pour les salariés et les riverains du bassin de Lacq : la Dépakine a entraîné des malformations et des troubles neurodéveloppementaux chez des dizaines de milliers d’enfants, dont les mères, épileptiques, étaient traitées durant leur grossesse. En 2018, la CGT avait déposé plainte, aux côtés de certains riverains du bassin de Lacq. Aujourd'hui, ses salariés sont atterrés par les révélations. “On a le cul par terre. Après avoir pollué avec des taux qui dépassaient 190 000 fois les normes, on s'aperçoit que ça a duré depuis des années. Et on se demande même si on va arriver à savoir exactement depuis quand ça dure”, lâche, entre colère et stupéfaction, le délégué CGT de Sanofi, Jean-Louis Peyren.
L’Apesac (association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant) se dit, elle, “tristement pas étonnée”. “Ils trompent les consommateurs, les salariés, les riverains. Donc c'est quelque chose presque attendu. C'est leur mode de fonctionnement”, regrette Marine Martin, la présidente de l’Apesac, en lutte contre le laboratoire depuis 2017.
Nicolas*, dont la compagne a été contrainte à une IVG suite à l'exposition aux rejets de l'usine, rejoint la présidente de l'Apesac. "Paradoxalement, je n'ai pas été surpris. C'est le plus inquiétant d'ailleurs", reconnaît cet ancien travailleur du bassin de Lacq.
Première alerte en 2012, passée sous silence
L’affaire est désormais entre les mains du pôle santé publique du tribunal de Paris, ouverte pour “mise en danger d’autrui” et “obstacle aux fonctions d’un agent habilité à exercer des missions de contrôle administratif dans le domaine de l’environnement”. Selon Libération, qui a pu consulter le dossier, le tribunal s’est penché sur les COV (composés organiques volatiles), en particulier le bromopropane et le toluène, deux substances qui composent la Dépakine.
Si ces rejets avaient déjà été révélés en 2018 par Mediapart, désormais, c'est la “stratégie” de la direction du plus gros laboratoire pharmaceutique français qui est mise en cause : il aurait, selon cette enquête, été informé de ces rejets, puis décidé de les taire, aux organes de contrôles et aux riverains, pendant six ans.
Si c'était une centrale nucléaire, on ne se poserait pas la question.
Marine Martin,Présidente de l'Apesac
Le premier indice remonterait à 2012. Dans une note interne, le responsable de l’usine de Mourenx informe la direction d’une campagne de mesures mise en place à l’époque, révélant des dépassements importants, jusqu’à six fois le seuil par mètre cube pour le bromopropane et le toluène.
Pour autant, les dirigeants de l’époque l’affirment, ils ne savaient pas évaluer les rejets dans l’air. “C’est faux. Ils savaient que la Dépakine et tous ses composants étaient mutagènes et reprotoxiques. Là, ils ont commis une faute de vigilance en ne protégeant ni leurs salariés ni la population autour avec un dispositif à la hauteur des enjeux de santé publique", martèle Marine Martin.
Informations tronquées
En septembre 2016, lors d’une analyse des colonnes d’abattage censées retenir ces substances, un technicien du laboratoire interne note une forte concentration de bromopropane et toluène et en réfère à la directrice du laboratoire, qui prévient elle-même la direction. Pour autant, un an plus tard, ces résultats sont tus lors de l'inspection de la Dreal (Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement). Les dirigeants indiquant seulement qu’aucun contrôle n’est réalisé sur ces colonnes. "On a l'impression qu'il ne voient pas leur responsabilité. Ils n'ont "juste" rien dit. C'est glaçant de voir une entreprise qui ne protège pas ses salaréis, les citoyens", souligne Nicolas.
Cette dissimulation, si elle est avérée, pourrait donc établir cet “obstacle aux fonctions d’un agent habilité à exercer des missions de contrôle administratif”, qui constitue le deuxième chef d’accusation de l’enquête du tribunal de Paris. “C'est la preuve que le laboratoire Sanofi se sent invincible et au-dessus des lois. On a un laboratoire qui se permet de s'asseoir sur la législation française et européenne et faire un peu ce qu'il veut, comme s'il était totalement dans l'impunité”, regrette Jean-Louis Peyren.
Pour un laboratoire qui dit se préoccuper de la santé des gens, c'est quasiment criminel. Ils cachent tout aux salariés, aux gendarmes de l'État et aux instances du personnel.
Jean-Louis Peyren,Délégué CGT Sanofi
Dans ce même volet, un autre épisode, en date de février 2018, accable le laboratoire. Alors qu’il doit transmettre son rapport à la Dreal, un responsable du site demande à retirer toute référence aux précédentes mesures, de ne conserver que les données brutes, sans faire référence aux normes.
Des arrangements de rapports qui font apparaître un nouveau doute parmi les salariés et les riverains. “S'ils sont capables de mentir à la Dreal, on peut se dire qu'ils sont aussi capables de mentir aux autorités de santé, notamment concernant les essais cliniques obligatoires pour la mise sur le marché d’un médicament. Comme on dit, qui vole un œuf, vole un bœuf”, ne peut s’empêcher d’évoquer le délégué syndical.
Inquiétude collective
Dans les couloirs de l’usine béarnaise, l’inquiétude est dans tous les esprits. “Elle ne date pas d’aujourd'hui malheureusement. Évidemment, chacun voudrait avoir une reconnaissance par la direction s’ils venaient à tomber malade pour faire valoir leurs droits”, indique Jean-Louis Peyren. Après leur dépôt de plainte en 2018, les salariés s’étaient mis en grève pendant trois mois. “On demandait à Sanofi de reconnaître l’exposition. Ils n’ont jamais accepté, au principe qu’il n’y avait pas d’exposition”, se souvient le délégué CGT.
Une nouvelle campagne de tests sanguins pour détecter la Dépakine a d’ailleurs été organisée au sein de l’usine. “On attend les résultats. J’espère que Sanofi nous les transmettra”, émet Jean-Louis Peyren. Désormais sous le contrôle accru des autorités, les salariés espèrent que “les normes, les prélèvements et les mesures sont respectées”.
Au côté des familles plaignantes, Marie Martin reçoit aussi régulièrement des appels de riverains de l’usine de Mourenx. “Je me suis rendue sur place aux côtés de François Ruffin en 2018 pour manifester le fait que c'était absolument scandaleux qu'on laisse la population être intoxiquée de cette façon-là”, s’insurge-t-elle. “Je suis persuadée qu'encore aujourd'hui, les riverains et les salariés respirent du valproate et en boivent dans l'eau, puisqu'à l'arrière de l'usine, une station de pompage est installée.”
Il y a suffisamment d'éléments qui prouvent, dans la littérature scientifique, que ces produits sont mutagènes et reprotoxiques et qu’il faut appliquer un principe de précaution pour qu'aucun élément ne sorte de cette usine.
Marine Martin,Présidente de l'Apesac
"Ça ne nous arrêtera pas"
La crainte, sur ces rejets de bromopropane et de toluène, se concentre aussi autour des liens de causalité entre des pathologies et leur exposition. Si le bromopropane pourrait altérer le système nerveux, les muscles ou le sang, aucune étude ne permettrait de démontrer ses effets mutagènes ou cancérogènes pour l’homme, indique Libération. “Ça ne nous arrêtera pas”, répond Marine Martin. “C’est une stratégie de communication de Sanofi pour faire croire aux habitants qu'ils sont en sécurité alors que ça n'est pas le cas.”
Marine Martin vient d’obtenir, à titre personnel, le 9 septembre dernier, 285 000€ d’indemnités au titre du préjudice du médicament sur sa vie : ses deux enfants sont handicapés, suite à la prise de Dépakine pendant ses grossesses. En tant que présidente de l’Apesac, elle attend désormais l’ouverture d’un procès pénal, aux côtés des autres victimes. “Moi, j’ai pris perpet’ avec mes enfants, Sanofi prendra perpet’ avec moi”, assure-t-elle, déterminée.
Pour Nicolas, il ne faut pas afficher seulement Sanofi en coupable. "Il y a une forme de déresponsabilisation des acteurs. Il s'agit en réalité d'1% des salariés, présents dans la direction. La responsabilité revient à la fois à Sanofi en tant qu'entreprise, mais il faut aussi qu'il y ait des poursuites individuelles", martèle celui qui a vu sa vie basculer après la découverte d'une acrânie sur son futur enfant. Il pointe également "l'aveuglement de l'État" qui aurait versé un milliard d'euros d'aides à Sanofi en dix ans.
Aujourd'hui, il demande que la justice, au-delà de reconnaître les préjudices pour les victimes, imposent des "amendes conséquentes à la hauteur des chiffres d'affaires pour qu'il y ait un véritable changement".