Une centaine d'anciens élèves de l'établissement catholique Notre-Dame de Bétharram en Béarn ont décidé de raconter ce qu'ils ont subi quand ils étaient enfants : des agressions physiques, des sévices, mais aussi des viols et des agressions sexuelles. Près d'une centaine de plaintes ont été déposées.
► Cet article a été initialement publié le 4 juillet 2024
"Ils ont brisé la vie de mon fils". Jean-Marc Veyron, 75 ans, a décidé de porter plainte. Il tient à "médiatiser au maximum" cette affaire. "Jamais, je n'aurais pensé qu'une institution catholique se rende coupable de tels faits. Que ce soit de brutalité ou de viols sur des enfants", dénonce le retraité. J'avais confié mon fils en toute confiance à Bétharram".
Depuis plusieurs mois, Notre-Dame-de Betharram, un institut catholique renommé du Béarn, est la cible d'accusations d'anciens élèves, qui dénoncent des violences physiques et sexuelles commises au cœur de l'établissement, par des religieux, des laïques et certains élèves eux-mêmes. Une centaine de plaintes ont déjà été déposées.
On nous avait dit que mon fils serait en sécurité et bien. Il y avait le tennis, le ski... Quand il m'a avoué ce qu'il s'est passé, j'ai été anéanti.
Jean-Marc Veyronpère d'un ancien élève victime de Bétharram
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Dans cette enquête exclusive, nous dévoilons les derniers éléments derrière l'affaire de violences à Notre-Dame de Bétharram. Grâce à des témoignages inédits, notre équipe décrypte les suites de cette sombre affaire qui a secoué la communauté locale.
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Des vies brisées
"J'ai appris très tardivement ce qu'il s'était passé, je suis tombé des nues.". Ancien chef d'entreprise, Jean-Marc Veyron est installé aujourd'hui dans la région de Blois. Ce n'est que récemment qu'il a découvert que son fils, aujourd'hui âgé de 50 ans, avait été violé enfant à plusieurs reprises par un prêtre quand il était pensionnaire à Notre-Dame de Bétharram. " Je comprends mieux maintenant son mal-être. S'il m'en avait parlé à l'époque, je l'aurais cru", culpabilise le père de famille bouleversé.
Son fils a porté plainte devant le parquet de Pau. Il a aussi saisi la CRR, la Commission reconnaissance et réparation des abus sexuels dans l'église, qui l'a auditionné en avril dernier. L'institution religieuse lui a octroyé 50 000 euros pour le "dédommager" des viols du père directeur Carricart un ancien directeur de l'établissement qui s'est suicidé en 2000. 50 000 euros en cinq versements, le premier a été versé en juin. Son père réclame aujourd'hui que "la justice des hommes fasse son travail". Il ne cache pas sa détermination : "je suis à la retraite. J'ai le temps et l'argent".
Les réparations, c'est une chose, moi, je veux une condamnation de l'institution.
Jean-Marc Veyron,père d'un ancien élève victime de Bétharram
Jean-Marc Veyron a lancé un appel aux autres parents des victimes, "pour qu'ils aient le courage de témoigner. Les enfants ont déposé des plaintes, il faut que les parents suivent". Il se dit prêt pour représenter les parents devant la justice. "Moi, je n’ai pas peur du qu'en-dira-t-on, il faut aller jusqu’au bout pour que de tels faits ne se reproduisent plus. Et puis cela fera un peu de ménage dans une certaine faction catholique."
Nouveaux témoignages
Julien Mibelli, 40 ans, est, lui, chef d'une petite entreprise d'hygiène dans le département voisin. Il s'est décidé à remplir une attestation de témoin mi-juin, au sujet des abus sexuels et de la violence qu'il a vécue lors de sa scolarité à Bétharram en 1996 et 1997. Et en suivant, il a accepté de témoigner devant notre caméra, à visage découvert. "Il est temps que je parle, je n'ai plus rien à perdre à 40 ans", lance cet homme écorché vif, "Bétharram a plutôt abîmé ma vie". Pas de famille, pas d'enfant, et une vie d'adulte chaotique.
Quand nous le retrouvons sur place, c'est la première fois qu'il revient aux abords de son ancienne école à Bétharram." Tous les dimanches soir, le bus nous déposait là-bas et là, c'est la porte qui mène au perron, où on était puni", montre-t-il du doigt.
Les souvenirs remontent : "Là, on recevait des tartes, ils nous battaient. Un jour, le surveillant m'a même coincé la tête dans un pupitre, je ne pouvais plus respirer, je prenais aussi des coups de pied, j'avais onze ans. Cela a duré une année entière comme ça. Moi, j'étais la petite tête de turc, donc j'en prenais un peu plus."
Des faits qui se sont passés dans un des bâtiments de l'école qui se situe en face de l'Apostolicat, l'ancien pensionnaire des élèves voués à devenir ecclésiastiques et qui est devenu une maison de retraite. "Un jour, il y a un vieux curé qui est venu me voir pour me demander ce qu'il se passait. Il m'a amené dans l'autre bâtiment", se souvient Julien Mibelli.
Il m'a caressé les mains les premières fois. Je me disais que c'était plus sympa que les coups. Et puis au fur et à mesure, il est allé plus loin, jusqu'aux attouchements sexuels.
Julien Mibelli,Ancien élève victime de Bétharram
Vu l'ancienneté des faits, Julien n'espère pas grand-chose. Longtemps, il a préféré "laisser ses souvenirs enfouis" et a encore du mal à en parler, mais il veut aider les autres victimes "à se libérer". "La violence était quotidienne, les coups pleuvaient dans tous les sens".
Il y a eu vraiment beaucoup de victimes et pire que moi, des viols etc . Il y a des jeunes qui se sont suicidés. Il faut dire les trucs les gars !
Julien Mibelliancien élève victime de Bétharram et plaignant
Un réseau de pédocriminels
Alain Esquerre est le lanceur d'alerte à l'origine des dépôts de plainte initiés en novembre 2023. C'est lui qui déposera mardi 9 juillet un quatrième corpus de plaintes de 26 ce qui en fera 102 au total. "Presque chaque jour, je reçois un appel d'une nouvelle victime". Cet ancien élève, qui a, lui aussi, vécu des violences physiques et psychologiques dans les années 1980, nous amène en haut du calvaire, un chemin situé à l'entrée du sanctuaire de Bétharram et régulièrement emprunté par les visiteurs et les pèlerins. Depuis ce point de vue, on aperçoit en contrebas l'imposant et austère bâtiment de l'école de Bétharram, entre une végétation abondante et le gave de Pau.
"Les témoignages commencent dans les années cinquante, car avant, les victimes sont pour la plupart décédées. Depuis qu'on les reçoit, je m'aperçois que tous les pères directeurs ont été des agresseurs sexuels des enfants, avec toujours le même mode opératoire. Quand l'enfant est réceptif aux caresses, on va plus loin. Et religieux et laïcs s'échangeaient les bons plans".
Dans au moins 25 % des cas, l'enfant est à la fois agressé par un prêtre ou deux et un laïque.
Alain Esquerre,porte parole des anciens élèves victimes de Bétharram
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Interview d'Alain Esquerre, ancien élève de Notre-Dame de Bétharram et porte-parole des victimes, recueillie par América Lopez et Laure Bignalet, juin 2024, à Lestelle-Bétharram.
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Au travers des différents témoignages, il a pu constater qu'il s'agit "de pédophilie décomplexée".
"On a un jeune garçon de 13 ans qui va être conduit vers 23 heures au bureau du père directeur par le surveillant général, qui va le chercher dans le dortoir. Le père directeur va se livrer, devant le surveillant général, à un attouchement des parties intimes du garçon en rigolant et le surveillant va être amusé par la scène. Aujourd'hui, cela équivaudrait à 15 ou 20 ans de prison !", lance Alain Esquerre. "Comment un tel système a pu perdurer ainsi à l'aube des années 2000 ? Et pourquoi ?"
"Il est nécessaire que le Vatican signe la fin de la partie"
L'établissement béarnais dépend directement de la congrégation des pères du Sacré-cœur de Jésus de Bétharram. Elle est indépendante du diocèse de Bayonne. "Cette congrégation est puissante, elle existe depuis 1832 et elle est présente dans quatorze pays, notamment en Asie et en Afrique", affirme Alain Esquerre. "Elle aura bientôt deux siècles. On se rend compte que l'Église est incapable de mettre des garde-fous pour que leurs prêtres ne se livrent pas à de tels actes".
"Cette congrégation, c'est plus de 270 membres, dont certains hauts placés. Il y a des imbrications fortes au Vatican au sein du synode de la famille, par exemple avec l'archevêque de Rabat qui est un Bétharramite", poursuit Alain Esquerre qui demande au plus haut niveau de l'Eglise d'intervenir.
"Ce qui est nécessaire, c'est que le Vatican signe la fin de la partie. Et il faut mettre des garde-fous pour éviter que des faits similaires se reproduisent : Bétharram perd de la vitesse, mais la congrégation se développe dans d'autres pays.
Le porte-parole des victimes s'interroge sur la formation des prêtres et les dégâts possibles à l'étranger. "On risque de renouveler ces expériences ailleurs. Ici, la communication entre parents et enfants est différente. Aujourd'hui, les enfants ont des téléphones, mais ce n'est pas forcément le cas dans d'autres pays. Et la congrégation est établie en Thaïlande notamment", rappelle-t-il.
"Conscients de la souffrance des victimes"
En Béarn, cela a été difficile de trouver un interlocuteur pour avoir la parole de l'église. Comme une chappe de plomb. France 3 Aquitaine a finalement reçu une longue réponse de la congrégation par mail ce 8 juillet du Père Jean-Marie Ruspil qui écrit : "La Congrégation du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram est impliquée dans des dossiers d’abus sexuels inacceptables qui ont été perpétrés sur des mineurs par certains de ses membres des années 70 aux années 90.
Conscients de la souffrance des victimes de ces actes abominables, nous nous sommes engagés dès que nous avons pris connaissance des premiers témoignages à tout mettre en œuvre pour qu’elles soient accompagnées du mieux possible dans ce douloureux et âpre processus de reconstruction. Nous nous tenons également à la disposition de la justice pour collaborer avec elle et lui mettre à disposition tous les éléments qui lui seraient nécessaires.
A l’issue de la publication du rapport de la CIASE en 2019, des témoignages ont été adressés pour la plupart directement auprès de la cellule d’accueil du diocèse de Tarbes ou auprès de la CRR". La Congrégation affirme par ailleurs avoir "donné des orientations en ce domaine avec la publication et la diffusion de deux documents. Le premier en mars 2021 "pour la protection des mineurs et des personnes vulnérables face aux situations d’abus sexuels" et un deuxième en juin 2023. "Au-delà du devoir de vigilance que chacun doit exercer l’accompagnement des mineurs et des personnes vulnérables".
La Congrégation du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram est déterminée pour que les victimes de ces actes terribles et ignobles obtiennent réparation et qu’aucune d’entre elles ne soit délaissée.
Père Jean-Marie Ruspil,représentant de la Congrégation du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram
Le directeur actuel de l'établissement de Bétharram, rebaptisé Beau-Rameau, a, quant à lui, indiqué que "l'école s'était portée partie civile dans cette affaire. et que le surveillant, mis en cause pour viol sur enfant de moins de 13 ans, ne faisait plus partie des effectifs suite à une rupture conventionnelle de son contrat de travail fin mai".
Contactée par mail, la déléguée épiscopale à la prévention et à la lutte contre les abus du Sanctuaire Notre Dame de Lourdes, dans le diocèse de Tarbes et Lourdes (65) a répondu :" les abus qui se sont passés à Betharram sont scandaleux. Nous en sommes tous fortement ébranlés". Elle précise par ailleurs que la congrégation bétharramite ne dépendait pas de leur diocèse. Mgr Marc Aillet, du diocèse de Bayonne, n'a, lui, toujours pas répondu malgré nos multiples sollicitations.
Le caractère "systémique" des viols
Seule la présidente de la CORREF, la Conférence des religieux et religieuses de France, a accepté une interview téléphonique. Cette association nationale est à l'initiative de la mise en place de la commission reconnaissance et réparations des abus sexuels dans l'église (CRR) et se bat pour "la vérité" sur ce sujet toujours tabou.
"Concernant Bétharram, mon sentiment c'est d'abord l'horreur. Depuis des années, sur un seul établissement scolaire, c'est terrifiant. Sans compter les répercussions sur les familles et leur entourage. Des vies détruites par ces abus. Un établissement scolaire, surtout dirigé par une congrégation de prêtres, c'est censé protéger les enfants. Là, c'est une trahison !" Sœur Véronique Margron ne mâche pas ses mots, mais son association n'a qu'un pouvoir de conseil et de formation et aucun pouvoir coercitif.
Le rapport de la Ciase, une commission indépendante sur les abus sexuels dans l'église, rendu public en 2021, a révélé un caractère "systémique" de ces violences et agressions sexuelles. "Bétharram est une preuve à lui seul", déplore la religieuse qui consacre la moitié de son temps à ce sujet. "Une fois les interdits levés, la violence se poursuit et se maintient dans le temps".
Ni la congrégation de Bétharram, ni l'Eglise et ni le rectorat n'ont prêté attention aux signaux !
Soeur Véronique Margron,Présidente de la CORREF
Interrogée sur la possibilité que la congrégation bétharramite pourrait cacher des agissements similaires dans ses antennes à l'étranger, et protéger les auteurs, la religieuse reconnaît que "la porosité est effectivement possible". "La CORREF incite les congrégations religieuses à faire la lumière et la vérité, en rendant public les abus".
Selon elle, d’autres congrégations religieuses sont concernées par les violences physiques et sexuelles dans ses rangs, citant en exemple une congrégation en Bretagne, "les Frères de Saint-Gabriel, qui s'est décidée à lancer un travail d'enquête".
Pour les victimes, l'espoir est mince de voir un jour les auteurs sanctionnés. "Pourquoi la justice n’a pas poursuivi son enquête après le suicide du père Carricart en 2000 (mis en examen pour viol sur mineur et incarcéré, NDLR), dans la mesure où il avait été mis en cause par deux victimes pour pédocriminalité et que le nom d'un surveillant général laïque était, lui aussi, cité dans les auditions pour des faits semblables ? " Cette question taraude Alain Esquerre qui dès les années 2000 a alerté sur les comportements des pères directeurs et sur l'ambiance de terreur qui régnait dans cet établissement catholique de renommée. " Si à l'époque on avait gratté un peu, des choses seraient sorties", est-il persuadé.
"Une affaire hors norme" pour la justice
L'enquête préliminaire ouverte par le parquet de Pau pour violence, viol et agression sexuelle aggravée se poursuit. Un nouveau corpus de vingt plaintes vient s'ajouter en ce début du mois de juillet aux 76 plaintes précédentes qui ont été rassemblées et déposées par Alain Esquerre. Parmi les nouveaux témoignages, ceux de jeunes filles, anciennes élèves dont une est aujourd'hui âgée de 24 ans. Elle raconte avoir été victime de harcèlement physique et psychologique en 2010 et 2011, "puis renvoyée pour éviter que cela fasse des vagues". Elle a confié à France 3 Aquitaine être "traumatisée" encore par son passage à Bétharram. D'autres victimes ont directement déposé plainte en gendarmerie.
Les anciens élèves sont auditionnés par la gendarmerie de Nay et de Lescar. "Il faut terminer les auditions de tous les plaignants cet été. Il y a aussi des témoins qui se sont manifestés et il faudra entendre les mises en cause (dont un surveillant, Patrick M., suspendu en février 2024, NDLR), c'est long", explique le procureur Rodolphe Jarry. Joint par France 3 Aquitaine, il assure "ne pas traîner des pieds" et annonce qu'en septembre, il s'exprimera sur la suite à donner à cette affaire, si elle est classée sans suite ou bien s'il ouvre une information judiciaire.
Cette affaire est hors norme par le nombre de plaignants.
Rodolphe Jarry,procureur de Pau
À ce stade, le procureur nous a confirmé que plusieurs témoins relatent des actes de pédocriminalité, mais n'a pas voulu préciser s'il s'agit d'actes individuels ou bien "en bande organisée", comme l'affirment tous les témoins que nous avons pu rencontrer ou interroger.
France 3 Aquitaine a contacté une ancienne enseignante qui s'est signalée à la justice comme témoin. Elle n'a pas souhaité répondre à nos questions, préférant "attendre d'abord d'être entendue par la justice", mais confirme "la puissante omerta" qui règne à Bétharram. "Il faut aller là-bas pour sentir cette atmosphère de plomb et comprendre pourquoi personne ne parle depuis des décennies. Même pas les habitants de la région".