Beaucoup de parents ont le sentiment que leur enfant joue trop. Pour autant est-ce le cas ? Une prise en charge psychologique est-elle nécessaire ? Nous allons voir qu’il existe des critères précis pour déterminer si sa pratique est problématique.
« J’en avais besoin tout le temps », raconte Laurent, qui vit près du bassin d’Arcachon. « Si je ne jouais pas, je n’étais pas bien ».
Le quadragénaire se considère comme un ex-addict aux jeux vidéo. Et nous parle d’un temps que les moins de 20 ans connaissent bien. Un moment de la vie où le jeu prend le pas sur le reste. Où jouer après avoir été un loisir devient un réflexe, parfois même une obsession. Une pratique qui génère des conflits avec les parents. Comme Laurent, des adolescents nous ont confié jouer, ou avoir joué, de manière excessive. Ils prononçaient alors d’eux-mêmes le mot "addict", mais l’étaient-ils vraiment ?
En France on estime que seulement 1% à 5% de la population générale est addict aux jeux vidéo. C’est finalement moins que ce que certains imaginent. Mais cela représente tout de même plusieurs centaines de milliers de personne qu’il faut accompagner et soigner.
« Pour les jeunes, c’est dans les veines » (un lycéen)
Parler de cette question au sein de la sphère privée, aller à la rencontre d’une famille chez elle pour évoquer le sujet s’avère nettement plus compliqué qu’il n’y parait, le sujet étant tabou. Les parents se sentent jugés dans l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants, et les jeunes ont peur d’être stigmatisés.
Nous avons donc décidé de nous rendre dans un lycée de la banlieue bordelaise pour aller à la rencontre de ces jeunes. Lors des interviews réalisées en classe, les lycéens semblaient avoir un rapport au jeu plutôt sain, une gestion de leur pratique assez autonome même si certains admettaient des « prises de tête » avec les parents assez régulières.
« Je me cache parfois mais mes parents finissent toujours par savoir », nous confiait l’un d’entre eux. Une fois sur le parvis, en dehors de l’école, la parole s’est-elle libérée ou avons-nous rencontré des lycéens plus dépendants aux jeux vidéo, toujours est-il qu'ils ont été un certain nombre à se dire « addict ».
C’est le cas d’Alexis (*). « Avant j’étais addict », annonce-t-il. « J’étais vraiment tous les jours à jouer (...). Avant, je me levais le matin super tôt pour jouer avant que mon père ne se réveille. Il me disait d’aller prendre mon petit-déjeuner et après je jouais toute la journée et jusqu’à très tard le soir.
Le truc, c’est que je préférais jouer aux jeux vidéo que sortir. Maintenant, c’est l’inverse.
Même stratégie matinale parfois pour Loïc (*), un peu plus loin. Les devoirs le soir, « je les fais à la va-vite et après je demande à ceux qui les ont fait comme ça cela m’évite de perdre du temps», avoue-t-il.
Cela aurait donc une incidence sur sa scolarité ? « Oui. Je me lève le matin des fois je suis en retard ou fatigué».
Parfois Loïc avoue ne pas aller en cours car il a joué trop tard la nuit et parce qu’il a à nouveau envie de lancer un jeu le matin au réveil.
« C’est vrai que cela prend une part quand même importante de leur vie », constate Frédérique Héraud, professeur d’anglais dans ce lycée. « C’est quasiment quotidien pour eux, sauf certains, il y a toujours des exceptions. C’est quelque chose qu’ils aiment faire, sur laquelle ils aiment passer du temps. Il y a des aspects positifs et négatifs notamment sur tout ce qui relève de la concentration en classe.
Il ya peut être un peu plus d’agitation en classe éventuellement (…). Sur certains élèves, ça peut empiéter sur leur efficacité scolaire, su le manque de sommeil.
"J’ai eu le cas de quelques élèves l’année dernière, où ils pouvaient y passer quasiment 100% de leur week-end et jusqu’à très tard en semaine. Cela peut empiéter pour certains élevés sur leur qualité et quantité de sommeil ».
Que faire en tant qu’enseignant ? « On n’est pas leurs parents, mais ce qu’on peut faire, c’est le signaler à leurs parents. Mais à part cela, on n’a pas grand-chose à faire ».
« Je me suis renfermé sur moi-même »
A l’époque, un arrêt maladie long oblige Laurent à stopper son travail et à passer beaucoup plus de temps chez lui. C’est l’engrenage. « Au début j’ai commencé à jouer bêtement de temps en temps, une heure, deux heures, trois heures par jour », dit-il. « Et petit à petit, j’ai joué de plus ne plus jusqu’à passer 8, 10, parfois 12 heures dans la journée, se souvient Laurent.
Je me levais, je jouais, je mangeais, je jouais en mangeant, je ne faisais que ça en fin de compte.
Des journées qui ressemblent parfois aux week-ends de certains adolescents. A l’époque, Laurent avait une vingtaine d’années. « J’avais des compétitions, des entraînements », précise-t-il.
Autant de modèles de jeux mis sur le marché pour faire en sorte que le gamer passe le plus de temps possible à jouer. En un an et demi, à force de rester assis devant sa console, Laurent a pris 16 kg.
« Ça devient comme une drogue. Petit à petit je me suis un peu renfermé sur moi-même. Le week-end, je voyais du monde. Mais les gens venaient chez moi pour jouer avec moi. Parce que j’étais entouré d’un cercle de personnes qui ne faisaient que jouer.
Quand vous fumez, vous avez besoin constamment d’une cigarette toutes les demi-heures ou toutes les heures. Là c’était pareil, si je ne jouais pas sur une demi-journée je n’étais pas bien.
"J’étais dans un engrenage", constate-t-il avec le recul. "Je n’avais qu’une chose en tête, c’était de retrouver mes potes en réseau, jouer avec eux et faire de la compétition. Et puis on cherche toujours à être le meilleur ».
Laurent considère donc qu’il a été addict à un moment de sa vie. Mais l’était-il vraiment ?
Le trouble du jeu vidéo désormais reconnu par l'OMS
Jusque là les médecins, chercheurs et sociologues spécialistes des addictions travaillaient sur la dépendance à l’alcool, aux drogues du types héroïne, cannabis etc.
Plus récemment l’addiction aux jeux d’argent est rentrée dans leur sphère d’étude et désormais, celle aux jeux vidéo également.
En 2019, l’Organisation Mondiale de la Santé a acté la classification de « trouble du jeu vidéo ». Un énorme pas venait d’être franchi. Car dès 2013, l’enquête PELLEAS, menée sur un échantillon de jeunes en Ile-de-France, avait révélé qu’un adolescent sur huit avait un usage problématique des jeux vidéo.
Les addictologues travaillent désormais sur ce phénomène. Des consultations spécifiques sont désormais possible. Et pendant ce temps, la recherche continue de travailler sur cette question dont elle est encore loin d’avoir fait le tour. C’est la raison pour laquelle la définition de l’addiction utilisée pour l’alcool ou les produits tels que le cannabis a été utilisée dans ce cadre-là aussi.
L’addiction n’est pas une affaire d’objet mais une perte de contrôle avec une accumulation de dommages.
Une liste de critères bien précis pour pouvoir parler d’addiction
Jean-Marc Alexandre est chercheur en addictologie. Il travaille notamment à l’hôpital Charles-Perrens de Bordeaux. L’addiction est une pathologie chronique.
« Il faut donc la retrouver sur une période d’au moins six mois à un an », explique-t-il. "Il existe ensuite neuf critères de la classification du Manuel statistique et de diagnostic des troubles mentaux". Les voici :
1. Préoccupation. Passez-vous beaucoup de temps à penser aux jeux vidéo, y compris quand vous ne jouez pas, ou à prévoir quand vous pourrez jouer à nouveau ?
2. Sevrage. Lorsque vous tentez de jouer moins ou de ne plus jouer aux jeux vidéo, ou lorsque vous n’êtes pas en mesure de jouer, vous sentez-vous agité, irritable, d’humeur changeante, anxieux ou triste ?
3. Tolérance. Ressentez-vous le besoin de jouer aux jeux vidéo plus longtemps, de jouer à des jeux plus excitants, ou d’utiliser du matériel informatique plus puissant, pour atteindre le même état d’excitation qu’auparavant ?
4. Perte de contrôle. Avez-vous l’impression que vous devriez jouer moins, mais que vous n’arrivez pas à réduire votre temps de jeux vidéo ?
5. Perte d’intérêt. Avez-vous perdu l’intérêt ou réduit votre participation à d’autres activités (temps pour vos loisirs, vos amis) à cause des jeux vidéo ?
6. Poursuivre malgré la connaissance de problèmes. Avez-vous continué à jouer aux jeux vidéo, tout en sachant que cela entraînait chez vous des problèmes (ne pas dormir assez, être en retard à l’école/au travail, dépenser trop d’argent, se disputer, négliger des choses importantes à faire) ?
7. Mentir, cacher. Vous arrive-t-il de cacher aux autres, votre famille, vos amis, à quel point vous jouez aux jeux vidéo, ou de leur mentir à propos de vos habitudes de jeu ?
8. Jouer pour soulager une humeur négative. Avez-vous joué aux jeux vidéo pour échapper à des problèmes personnels, ou pour soulager une humeur indésirable ? (exemple: sentiments d’impuissance, de culpabilité́, d’anxiété́, de dépression)
9. Mise en danger ou perte. Avez-vous mis en danger ou perdu une relation affective importante, un travail, un emploi ou des possibilités d’étude à cause des jeux vidéo ?
Pour être considéré comme addict, il faut remplir au moins cinq critères sur au moins un an. « Cela changera peut-être », poursuit le chercheur. « L’addiction aux jeux vidéo est un domaine de recherche donc les critères que je vous donne, ils sont proposés surtout pour faire de la recherche. Si on prend les critères de la classification internationale des maladies, eux ils sont en passe d’être publiés".
Quel est le profil des personnes addict ?
Qui sont ces personnes à remplir au moins cinq critères. « C’est plutôt un profil d’adolescent ou de jeune homme, sans que ce soit forcément quelque chose d’exclusif", précise Jean-Marc Alexandre. "On peut avoir des gens plus âgés, des femmes, des jeunes filles, etc.
C’est donc plutôt un jeune homme qui par ailleurs risque d’avoir des problèmes d’anxiété ou de dépression.
"Ce qui n’est pas étonnant", poursuite le chercheur. "Puisqu’il faut savoir que dans l’addiction, les comorbidités psychiatriques c’est quelque chose de très fréquent. Et il va plutôt jouer à un certain type de jeu, notamment à des jeux en ligne, plutôt des jeux de tir ou des jeux d’aventure. Donc des choses qui sont très intenses en fait, très renforçantes qui vont avoir un effet de plaisir très immédiat".
Que faire une fois le diagnostic établi ?
Le professeur Grégory Michel est addicologue. Il reçoit régulièrement dans son cabinet des personnes addicts aux jeux vidéo. Selon plusieurs études, 1% à 5% de la population générale serait dans cette dépendance. Pour lui la première des choses c’est de vraiment bien évaluer.
« Est-ce qu’on est réellement face à une addiction ou à un usage qui peut être important ? », pose-t-il comme base de travail.
Car lorsque la pratique est plus épisodique, alors on parle d’usage problématique. « Et derrière la démarche n’est pas la même », tient à préciser Jean-Marc Alexandre. Dans le dernier cas le gamer aura besoin de conseil, s'il les accepte. Dans le premier, il s’agira de l’amener vers un professionnel de santé pour être soigné.
Il peut consulter son médecin de famille, ce qui peut être une très bonne solution. Ou bien consulter une structure d’addictologie pour adultes ou jeunes usagers.
« La deuxième chose, c’est d’évaluer ce qui se passe derrière », poursuit le professeur Gregory Michel.
« Car généralement, derrière l’addiction, il y a d’autres problèmes. Souvent cela masque des problèmes psychologiques et psychopathologiques. Et cela est vraiment très important. Car si derrière, il y a des troubles du comportement, si il y a des problèmes familiaux, une dépression, ou des troubles anxieux alors la prise en charge va à la fois porter sur l’addiction mais aussi sur les difficultés qui ont été identifiées par le psychologue ou le pédopsychiatre ».
Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un enfant ou d’un adolescent, quel rôle peut jouer la famille ? Pour l’addictologue, elle doit être intégrée au processus.
La prise en charge va aussi prendre en compte la famille.
"Puisque finalement, un des axes qui va être très important, c’est de faire en sorte qu’il y ait justement une alliance de la famille pour qu’on puisse mettre en place des règles qui respectent justement l’équilibre de la famille", insiste l'addictologue. "Et faire en sorte que ces règles permettent à l’enfant de jouer sans aller dans une logique addictive ».
Parallèlement, la thérapie consiste à amener le jeune à dépasser le déni. « Généralement le jeune ne se rend pas bien compte. Il pense qu’il n’est pas dans une logique addictive. Il faut donc l’amener à se confronter réellement à la réalité. C’est-à-dire l’amener à s’autoévaluer sur son temps d’exposition aux jeux vidéo. Donc on leur demande en général une sorte d’agenda où on évalue à la fois la durée mais aussi l’impact. Est-ce qu’il joue plutôt le soir ? Est-ce que cela a des répercussions sur les devoirs ? Est-ce que cela a des répercussions sur le climat familial ? Car lorsque les règles ne sont pas respectées, cela créé de la frustration et souvent de l’opposition et parfois de la violence à la maison ».
Selon la personnalité de l’enfant et les troubles constatés, le travail avec le psychologue peut aussi consister à lui redonner une meilleure estime de lui. Car le jeu vidéo, on l’a compris, est bien souvent l’arbre qui cache la forêt.
Notre série sur les jeux vidéos >
►SERIE : Jeux vidéo, pourquoi parler de leur pratique est-elle tabou (1/4)
► SERIE : jeux vidéo, une diabolisation qui cache de nombreuses vertus (4/4) publication ce jeudi soir