Ce n'est pas un conte de Noêl. Mais c'est une histoire tout de même. Elle raconte le rôle des dynasties de toreros gitans. C'est le journaliste Álvaro R. del Moral qui la raconte dans El Correo de Andalucía.
Depuis le légendaire "Tragabuches" jusqu'au jeune matador contemporain Oliva Soto, l'histoire a retenu surtout les noms de deux matadors gitans : Curro Puya - le premier Gitanillo de Triana - et Cagancho. C'est tout un pan de la mémoire de la tauromachie oscillant entre l'histoire et la légende que ravivent ces vies de toreros « de forge et de bronze ».
La tragédie de José Ulloa Tragabuches, cet étrange torero de Arcos de la Frontera qui a appris le métier des mains des Romero de Ronda, est bien connue. C'est du reste dans la ville où coule le Tage que le malheur est advenu. Tragabuches découvre l'amant de sa femme, un sacristain du nom de Pepe Listillo, planqué au fond d'une jarre dans sa propre maison. Son couteau fait le reste. Puis, après avoir balancé madame depuis le balcon, direction la forêt ... On raconte qu'il devint un des chevaliers les plus sanguinaires d'une bande de brigands, connue sous les nom des 7 enfants de Écija, qui ravage la Basse-Andalousie dans les premières années du XIXe siècle.
Tous ont été arrêtés, mais on n'a jamais rien su pour Tragabuches. Sa trace s'est perdue dans les terres fertiles de la vallée du Guadalquivir, et sa légende s'est enrichie…
De Tragabuches - qui était également cantaor - à Oliva Soto matador contemporain originaire de Camas, l'histoire ne manque pas de liens entre la tauromachie et les « gens de bronze ». Ils vibrent en écho avec le cante jondo et font émerger de la brume la figure de Francisco Ezpeleta, matador de toros de Cadix et grand-oncle du célèbre cantaor Ignacio Ezpeleta, l'homme qui a révolutionné le cante por alegrías.
Les lignées très fournies de toreros et flamencos de Cadix et de Séville - les deux parties en quoi se divisait le monde selon Fernando Villalón, poète et ganadero qui voulait élever de taureaux aux yeux verts - débouchent invariablement sur la famille Gallo. Rafael et José, les deux frères Ortega, pouvaient se vanter de tout cet apport de sang gitan. Il venait de leur maman, la danseuse Gabriela Ortega, qui était elle-même à la croisée de quelques unes des plus illustres branches de l'arbre généalogique taurin de Cadix.
Dans le personnage du très malheureux et très grand Joselito, gitan de sangs mêlés, se trouvaient réunies ou croisées les familles Cucos (Mignons), Caracoles (Escargots) ou Almendros (Amendiers). Mais c'est son frère Rafael « El Gallo », aussi génial qu'inconstant, qui condense sur sa personne les caractéristiques les plus gitanes de ces ancêtres de bâton et d'estoc. Ce caractère, c'est son neveu, Rafael Ortega « Gallito », matador d'après-guerre, qui en a été l'héritier.
N'ayons garde d'oublier l'empreinte gitane de la famille Ordóñez Araujo. Elle vient de la grand-mère Coral, la mère de Consuelo, une grande artiste qui a épousé Niño de la Palma et a mis au monde cinq fils, tous toreros.
Les dérobades piteuses de El Gallo – un personnage à découvrir au-delà du trompe-l'œil – définissent bien une des constantes des toreros de sa race. Elles nous conduisent vers une autre grande figure de la tauromachie gitane.
Pour ce faire, allons à Triana. Et ne bougeons plus trop de là.
Le torero de Triana était capable du meilleur comme du pire. Quedar como Cagancho en Almagro, littéralement se comporter comme Cagancho à Almagro, l'expression est passée dans le langage courant, elle signifie « faire un fiasco ».
A l'époque, circulait une vignette célèbre. Elle représentait deux souris très inquiètes devant la porte d'un cachot. Il est dix heures du soir et Cagancho n'est toujours pas là, s'interrogeaient les rongeurs. Mais la valeur de ce grand et inimitable artiste va au-delà de l'anecdote, au-delà même de ces quelques pics uniques qu'il alternait avec ses échecs retentissants qui lui ont valu de passer plus d'une nuit au poste dans son costume de torero. Avec une allure personnelle nimbée de mystère, son langage taurin se caractérisait par l'indolence, solennelle et bizarre. Dans ses bons jours, quand il était inspiré, il électrisait le public avec un simple coup de cape ou une passe de muleta lente et pure. Acclamé et vilipendé, il était tour à tout capable de laisser un toro rentrer vivant au toril ou de le tuer d'une estocade parfaite. Sa carrière a duré jusqu'en 1953, recouvrant deux périodes très différentes de la tauromachie, sans que jamais son art intermittent ne cesse d'être actuel.
Ne quittons pas Triana. Voici Curro Puya, un extraordinaire maître du jeu de cape, un artiste précoce, fidèle continuateur de Belmonte. Curro Puya porta le premier le nom de Gitanillo de Triana, il fut l'un des plus grands de l'histoire taurine cape en mains. Sa véronique verticale, naturelle, lente et élégante, donnée les mains basses fut appelé «minute de silence». Elle est la grande contribution de ce torero artiste, initiateur d'une dynastie de toreros de Triana et dont la carrière a été stoppée par la terrible blessure reçue à Madrid le 31 mai 1931 par Fandanguero, un toro de Graciliano Pérez Tabernero.
S'en suivit une agonie terrible, longue et angoissante, il mourut 14 août suivant. 3 ans seulement avant que les cornes de Granadino, le toro fatidique d'Ayala, mette fin à vie de Sanchez Mejias et un point final, en quelque sorte, à l'Âge d'Argent lui-même.
Mais Gitanillo de Triana, c'était aussi le nom de son frère Rafael, qui était en tête de cartel d'une autre soirée tragique: celle du 28 août 1947 à Linares, la corrida de la mort de Manolete. Son frère José fut lui aussi torero ainsi que son neveu Francisco Moreno Vega, fils de sa sœur Pastora, le dernier en date des Curro Puya et l'un des meilleurs banderilleros.
Mais l'arbre de la tauromachie gitane a des ramifications au-delà de la rue Castilla. Il faut évoquer la figure d'un torero presque oublié, Salomon Vargas, frère de Gitanillo de Camas et modèle de Curro Romero qui s'en est inspiré pour sa véronique donnée mains jointes. Le grand banderillero de Camas, Ramon Soto Vargas appartenait à cette même école, il est mort dans la Maestranza, le cœur percé d'un coup de corne le 13 septembre 1992. Son neveu Alfonso prendra l'alternative dans cette même arène 16 ans plus tard, en présence du souverain Juan Carlos dans la Loge Royale. Son grand-père maternel, Alfonso Soto Alfonsillo avait été picador aux ordres de Cagancho lui-même. Le cercle, en quelque sorte, se refermait.
N'oublions pas dans ce parcours au travers la tauromachie des « calés », la figure de Rafael de Paula, natif de Jerez; la famille des Amador d'Albacete ou le madrilène Rafael Albaicín. Et Julio Aparicio, sévillan de naissance, et à moitié gitan. Sa mère, la grande Maleni Loreto fut une célèbre danseuse; elle était la soeur de Miguel Loreto, capataz (maître de cérémonie, chef de groupe) de la procession du Señor de la Sentencia. Une paille...
Miguel Loreto, l'oncle du torero Julio Aparicio fut "capataz" du Señor de la Sentencia. C'est lui qui commande les manœuvres de la procession.