D'un côté il y a ces bateliers qui dénoncent des traitements inégalitaires depuis le départ du dernier "maître de port". De l'autre, la mairie qui est concessionnaire des lieux affirme qu'il y a "une pression morale et intellectuelle" sur ses agents victimes "d'agressions physiques et verbales". La situation se tend près de Toulouse. Reportage.
Le long du canal du midi classé au patrimoine mondial de l'UNESCO, la vie n'est pas un long fleuve tranquille au port de Ramonville (31). Il y a trois zones : Port Sud (près de 90 bateaux), Les Berges du Canal (une vingtaine) et Port technique (une dizaine de bateaux). Depuis quelques mois, la situation se tend entre les bateliers et les agents portuaires de la mairie au nombre de quatre, mais qui n'ont plus de maître de port (capitaine) depuis le 22 avril 2024.
Une montée en tensions
Tout autour du Bikini, ce temple toulousain de la musique, tout ne va pas à l'unisson. Depuis le 22 avril dernier, Ramonville n'a plus de "maître de port" et selon les bateliers rencontrés sur place, "un agent portuaire se comporte comme un shérif de la ville, avec des décisions au faciès. Clairement, il y a un traitement inégalitaire en fonction de qui est en face."
Faute de "capitaine", les règles seraient appliquées ou pas, au bon vouloir de cet agent et, selon eux, avec des intimidations.
Côté mairie, le maire Christophe Lubac met les pieds dans le plat. "J'en suis à mon 4ᵉ ou 5ᵉ maître de port et une dizaine d'agents. La plupart partent en burn-out car ils ne sont pas respectés."
Sur la zone portuaire, les témoignages affluent même si certains sont réticent à parler : "on a peur des représailles. on ne voudrait paa perdre notre place.". Il y a Caspar : "Cet agent ne fait que nous aboyer dessus sans jamais nous écouter. Une fois, cet agent, toujours empli de zèle, a essayé de me faire tomber dans le canal avec sa fourgonnette. Il affirmait qu’il était interdit de passer par là malgré l’absence de panneau d’interdiction".
Toujours selon Caspar, les maîtres de port se succèdent les uns après les autres : "Les quatre derniers sont partis pour des raisons très différentes. Le premier sous un nuage d’abus de biens public, le second car jugé incompétent et le troisième avait menti sur son CV. Le quatrième était parfait. Il a demandé des aménagements car il habitait loin et la mairie les ayant refusés, il s’est résolu à partir. Il aimait son travail et nous sommes nombreux à le regretter. Il savait gérer un subtil équilibre entre l’humain et la règle".
Selon la mairie qui nous a fait parvenir un communiqué, "le dernier maitre de port en exercice n’a aucunement fait de demande d’aménagement à la Mairie qui suite à refus aurait causé son départ, il travaille d’ailleurs toujours au sein de la Commune et a fait récemment l’objet d’une mobilité interne, à sa demande."
Il y a aussi le témoignage de Victor Coyo. Pendant trois ans, il avait son bateau le long des berges. avec un Certificat d’Occupation sans Titre. Un statut provisoire toléré qui le plaçait sur liste d'attente. "Je trouve la situation injuste car nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. J'ai attendu trois ans et certains, qui étaient inscrits après moi, sont passés devant. Ils font ce qu’ils veulent. Il y a des passe-droits. Ils m’ont toujours refusé les sanitaires alors que tout le monde y a accès."
Selon le communiqué de la mairie, tout s'est passé normalement. "Monsieur Coyo était inscrit sur liste d’attente. Celle-ci a été respectée, elle est d’ailleurs publique. L’ordre d’inscription est pris en compte selon des critères de tailles et de typologies de bateaux. Monsieur Coyo a donc pu bénéficier d’un emplacement régulier lorsque son tour est venu. Néanmoins, la Commune envisage à l’avenir, comme le fait VNF, de ne plus permettre le maintien sur liste d’attente des bateliers en situation d’occupation sans titre."
Il a finalement obtenu sa COT (Convention d'Occupation Temporaire) le 1er mai 2024. "Quelques jours plus tard, l’agent portuaire a menacé de me retirer ma COT. La mairie a porté plainte pour agression physique et verbale. On m'accuse d'avoir donné un coup de tête à un agent et d'en avoir agressé un autre. C'est grave car ils ont menti à la gendarmerie. J'ai été relaxé par le procureur qui a classé cette affaire sans suite. Mon avocate a répondu au courrier de l’huissier qui m’avait été remis en main propre en signalant le classement sans suite et a demandé une audience avec le maire. Le courrier recommandé lui est parvenu le 21 juin 2024 et depuis, plus aucune nouvelle."
Le maire affirme ne pas être au courant de ce classement sans suite et selon lui, il y a deux plaintes de deux agents déposées pour agression physique et verbale. "On en est arrivé à de la dénonciation calomnieuse. Cette modalité de fonctionner n’est plus possible, il faut arrêter. Je veux qu’on respecte nos institutions et les agents qui travaillent." Dans le collimateur, il y a surtout une personne : Céline Kaladjian.
"Dès qu'il se passe un truc, c'est la faute de Céline"
Elle nous avoue être à bout, ne plus dormir et ne plus savoir que faire. "Je suis là depuis juillet 2022. Tout se passait extrêmement bien jusqu’à la cale sèche du 29 avril au 13 mai. Après, tout a basculé. Je n’ai pas compris ce que j’avais fait pour vivre tout ça. J’ai tenté la médiation avec la mairie et la capitainerie au travers de nombreux courriers et e-mail qui sont restés lettre morte."
La ville de Ramonville est concessionnaire du lieu depuis 2014. Céline paie 157€ par mois de redevance (bateau de plus de 30m), mais aussi une taxe foncière de 1 000€ environ (alors qu'elle n'a pas de foncier et que son bateau navigue). C'est d'ailleurs pour ces raisons-là qu'elle ne peut pas bénéficier de la prime Renov' car l'administration considère que ce n'est pas du foncier mais un véhicule dont elle est propriétaire.
Cette batelière souhaite faire des travaux, notamment sur le toit de son bateau qui prend l'eau. "L’ancien maître de port m’a dit d’aller en zone technique car il y avait une gratuité de cinq jours par an. J'ai réservé. Le jour où j’ai emmené mon bateau en zone technique, l’agent portuaire m’a menacé disant que j’avais bénéficié d’un passe-droit et que je n’avais pas intérêt à parler de cette gratuité aux autres bateliers. Puis, le jour même, quand je suis rendue à la capitainerie, je me suis fait humilier. On m’a reproché tout un tas de choses plus saugrenues les unes que les autres. Maintenant j'enregistre tout. Je n'ai pas eu les cinq jours car l’agent portuaire a refusé de me faire le contrat. Depuis on m'accuse en sus d'avoir pollué le canal."
Un agent portuaire a filmé. L'Office Français de la Biodiversité s'en est saisi. "Mon artisan soudeur a juste coupé du fer avec une meuleuse. Aujourd’hui, je risque, au mieux, 235 euros d’amende et un stage de sensibilisation à l’environnement ou, au pire, d’avoir un casier judiciaire. La mairie réclame 24 000€ à mon assurance pour les dégâts, dont j'ai la preuve que je ne peux pas les avoir faits."
Céline Kaladjian est aussi accusée d'avoir fait plusieurs décharges de galets de rivière, photos à l'appui. "C'est devenu la blague : dès qu'il y a un truc, c'est la faute à Céline ! J’ai essayé la médiation, j’ai proposé des réparations pour des choses que je n’ai pas faites. Je n’ai jamais eu de réponse".
L'Adriana, le bateau de Céline, est pourtant classé "bateau d’intérêt patrimonial" par l'association patrimoine maritime et fluvial. De quoi avoir un peu de considération.
Certains bateliers ont choisi de partir
Carte postale classée au patrimoine, le canal ne serait pas à l'UNESCO sans ses bateaux. Devant tant d'adversité, Céline va amener l'Adriana à Castelsarrasin (82) pendant deux mois pour faire les travaux, vu les difficultés rencontrées à Ramonville.
Pour d'autres, l'exil s'annonce définitif. Ce batelier est reparti du Port technique voilà 10 jours. "Je suis arrivé en 2016. J'étais sur liste d'attente et je le suis toujours. Pourquoi ? On ne sait pas. Je suis arrivé au Port technique, il y a un peu plus d'un an. On m'a accepté "à couple d'un bateau" c’est-à-dire amarré à un bateau et pas au quai. Je dois passer d'un bateau à l'autre. Ce qui n'est pas pratique pour les travaux. Un jour, j'ai eu un accident. J'aurais pu mourir, mais je me suis cassé trois dents. La situation devait se régler d'ici 2-3 mois. Ça n'a pas été le cas. On m'a répondu : "Si t’es pas content, tu dégages."
Il a donc fini ses travaux et décidé de partir. Mais comme trouver une place n'est pas simple, il a demandé deux mois d’escale à Port Sud pour mai et juin. Une semaine après, un agent portuaire vient le voir. "Tu as fait une demande ? On m’a demandé mon avis. Je dis oui ou non ? Tu ne nous fais pas le coup de la panne. Tu es un gentil garçon, tu ne restes pas plus de trois mois. Et il insistait : je dis quoi moi ? Mon impression, mon ressenti, c'est qu'il attendait que je lui donne quelque chose pour que ma demande soit validée. Trois jours après, il m'a dit non. Ça m’a profondément choqué."
Pour Christophe Lubac, le maire de Ramonville : "Les usagers ne sont pas dans une logique de relation normale. S’il y a eu des malversations, il faudra les porter auprès du procureur. Il faut que chacun revienne à la raison. Nous avons mis en place un comité des usagers. L'espace de discussion existe."
D'autres bateliers comme Victor Coyo sont aussi dans l'incertitude. "En plus d'agression physique et verbale, ils m’accusent d’avoir aidé Céline à mettre des cailloux sur une voie publique. Les agents portuaires sont venus avec la police municipale pour me prendre en photo pour stationnement illégal. Ils se comportent comme des shérifs de la ville. Je ne sais pas du tout où aller. La mairie ne discute pas, elle ne jure que par la justice. Alors, nous sommes obligés de nous saisir d’avocats pour pouvoir défendre nos droits."
La saison estivale a bel et bien commencé le long du canal pour les bateliers, cyclistes ou promeneurs. L'envers du décor à Ramonville gâche un peu la carte postale idyllique.