Quel homme peut bien être capable de tirer deux balles dans la tête de son père déjà mort ? Le héros du dernier livre de Jean-Paul Dubois. Il est fabricant de housses mortuaires dans un Toulouse apocalyptique frappé de pluies incessantes. Un roman sinistre de prime abord. Mais avec l’humour et la mélancolie du Prix Goncourt 2019, tout glisse ou pénètre, c’est selon, comme l’averse sur notre dos.
Ça débute par une arrestation. Celle de Paul (prénom attitré des personnages de Dubois) qui a eu la mauvaise idée de se rendre à la morgue de Toulouse pour y tirer deux balles dans la tête de son géniteur déjà décédé. La mort plane sur ce récit et encercle le narrateur dans sa vie privée autant que professionnelle.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir aux côtés de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs se sont arrêtés de battre.
Non content d’avoir perdu sa mère et son jumeau, Paul Sorensen va hériter du pire salaud qui soit comme père : Thomas Lanski. Nous ne divulgâcherons pas ici les principaux faits d’armes qui ont valu à ce paternel immonde de mourir deux fois. Mais l’imagination de Jean-Paul Dubois est sans limite. Ses fidèles lecteurs le savaient déjà.
Les aficionados du Goncourt 2019 retrouveront aussi un air de "Kennedy et moi" dans "L’origine des larmes". Car ces larmes, ce sont certes celles de cette peine infinie et primitive de Paul mais aussi celles, inépuisables, de son psy atteint de conjonctivo-chalasis et qui pleure donc en permanence.
L’univers Dubois
Faire surgir au détour d’une page des maladies inconnues, la jurisprudence Perdereau ou encore Dag Hammarskjöld pour nous les rendre familiers, c’est le style Dubois. Un écrivain qui reste également maître en phrases ciselées : "Aujourd’hui, je n’ai perdu personne, sauf peut-être la vague idée que je pouvais me faire de moi-même". Ou encore : "Tous les jours de la vie, nous avons à choisir : ou la souffrance d’aimer, ou cette autre, bien pire : celle de ne pas aimer".
Nouveauté en revanche, l’auteur toulousain ouvre une porte sur un futur proche. Toulouse, en 2030, y est plongée sous les averses depuis près de deux ans, loin de "l’époque où les saisons possédaient encore leurs caractéristiques". "Depuis ce déchaînement de pluie, le taux de suicide a augmenté dans cette ville et les arches du pont (NDR : Pont-Neuf) sont devenues des tremplins fréquentés pour l’au-delà".
Futur proche toujours, Paul Sorensen n’a pour seule compagnie qu’une IA du nom de "U.No.", "une très belle imitation de l’humanité", sur laquelle le questionne d’ailleurs son psy.
Au quotidien, je veux dire dans la vie courante, quels sont les types de rapports que vous entretenez avec vos intelligences artificielles ? Les considérez-vous comme une sorte de speakeasy occasionnel pour solitaire ou, ainsi que j’ai cru le comprendre, sont-elles pour vous, un avantageux substitut à la compagnie des hommes ?
Seule présence à apporter du réconfort à Paul (animal familier aux romans de Dubois) : un chien, errant ou imaginaire, croisé sur une plage du Pays Basque. Avant lui, il y en a eu un autre, Watson, à qui Paul adresse dans un rêve cette très belle interrogation enfantine : "Tu imagines si tu parlais, la vie qu’on aurait ?"
Paul Sorensen ne regrette en rien ce parricide post-mortem, même après douze séances que la justice lui a imposées chez le docteur Guzman. "Il n’y a rien à retirer de tout ça. Que de la peine" conclue-t-il. On ne peut pas en dire autant de ce livre, mortel à bien des titres, mais aussi à l’humour très grinçant. Jean-Paul Dubois, comme son personnage central, a su se mouiller, notamment avec une fin très poétique. Là encore "au cœur des eaux" et des larmes.
« L’origine des larmes » de Jean-Paul Dubois, Éditions de l’Olivier.