"Le petit Califat de Toulouse" le récit complet de l'ancien directeur du renseignement intérieur de Toulouse

La quatrième journée du procès en appel d'Abdelkader Merah a été consacrée au témoignage de Christian Balle-Andui, ancien directeur des services des renseignements intérieur à Toulouse. Un récit rare sur la filière d'Artigat, Mohamed Merah et les attentats de Toulouse Montauban. Verbatim.

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Christian Balle-Andui est arrivé devant la cour d'assises spéciale d'appel vers 10h30. Durant six heures, l'ancien directeur du renseignement intérieur de Toulouse va fournir un témoignage riche et précis sur la montée du salafisme à Toulouse, sur le fonctionnement de la filière d'Artigat, sur les frères Merah, sur la tentative de recrutement de Mohamed, sur la gestion des attentats par les services. L'homme de 67 ans, cheveux courts blancs, petites lunettes, va sortir épuisé mais aura livré un récit essentiel qui éclaire sur les épisodes tragiques qui ont touché Toulouse et sa région en 2012. 

La filière d’Artigat

"Cette société secrète se vit comme une aristocratie religieuse. Olivier Corel ne cachait pas sa haine et son mépris pour les Frères musulmans. Mais cela ne l’empêche pas de les accueillir à Artigat (Ariège).
Ce qu'il y a de curieux dans cette communauté, c’est cette volonté de vivre de façon littérale à l’ « âge d’or » du prophète. Les comportements y sont très codifiés. La pensée y est simple voir simpliste mais d’une redoutable efficacité. Le jeune adepte y est imprégné d’une vision diabolique de son environnement qui ne servirait qu’à détruire et humilier les musulmans. Les principaux responsables sont dans l’ordre : les juifs, les Américains, la société française, dans tout ce qu’elle a de haïssable.
Le gourou, le théoricien, persuade le jeune adepte que les humiliations, les violences qu’il subit, en prison ou au chômage par exemple, sont le signe même qu’il a été choisi par dieu, qu’il est un élu. Plus le niveau de souffrance est élevé, plus manifestement vous êtes un élu d’Allah.

Il ne faut pas prendre cette technique d’endoctrinement à la légère. C’est une sorte de projection de soi-même qui fait de vous un élu de dieu et efface toute altérité. Cela consiste simplement à transformer la violence sociale et délinquante en violence idéologique et religieuse. C’est ça le but des salafistes. (…) C’est une doctrine de haine.

Se disant inspiré par Allah, Olivier Corel charge les frères Clain de déployer cette idéologie dans le quartier du Mirail. Ce sont deux redoutables propagandistes. Ils engagent un militantisme de base, de porte à porte, de contact humain, d’écoute et adapté à la culture de ces cités, en mélangeant les sourates aux rythmes de rap. On les croise régulièrement sur les marchés toulousains à Saint Sernin, à Empalot ou Bellefontaine. Un certain nombre de jeunes sont séduits.

Les deux frères deviennent pour le clan salafiste, la clé de voûte du clan. Toutes les informations transitent par eux. Dès cette époque, Jean-Michel Clain est le référent. Un frère veut partir au Caire ? Au Mali ? C’est Jean-Michel qui balise, qui met en relation, qui conseille ses « frères ».

Sabri Essid est lui chargé du quartier des Izards car il a un profil de violence beaucoup plus marqué. A cette époque, le quartier est dominé par les trafics de stupéfiants. Il est très difficile de s’y rendre. Vous ne pouvez pas y rentrer sans être repéré par un guetteur. Ce quartier est une enclave. 

Dès 2006, le clan salafiste toulousain et notamment celui d’Artigat, essaie de monter un réseau d’acheminement de combattants vers l’Irak. Le réseau sera démantelé et certains chefs seront arrêtés et condamnés dont Fabien Clain est Thomas Barnouin. Ce coup de pied dans la fourmilière entraîne un repli du clan jusqu’en 2010.

Il va y avoir une relance. Elle correspond aux retours de Sabri Essid et Thomas Barnouin. De 2011 à 2012, nous assistons à une sorte d’hybridation entre délinquance et jihadisme. Évidemment cela amène à mes services, dont les moyens ne sont pas gigantesques, une masse de profils beaucoup plus dangereux et plus violents. C’est à cette époque que Mohamed Merah effectue son premier périple à travers tout le Moyen-Orient. (…)

Le clan toulousain s’est développé à Albi avec Thomas Barnouin et dans le Lot avec Thomas Collange. J’avais fait le décompte. A l’époque, il y avait entre 90 et 100 militants salafistes dont 50 avec un profil inquiétant. Les chiffres ont progressé car il y a des idéologues, des meneurs, des gens intelligents. Intelligents mais frustrés qui deviennent des pervers.
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L’intégration des frères Merah

"En 2006, on voit pour la première fois Abdelkader Merah en compagnie de Jean-Michel Clain à la sortie de la mosquée de Bellefontaine. Il assiste à une conférence d’un Emir salafiste venu de Bruxelles. (…) En 2008, Abdelkader Merah participe à une action de propagande auprès de jeunes de la cité de la Reynerie et en 2009, il part pour un séjour de longue durée au Caire.

De son côté, Mohamed est incarcéré en 2007. Il sort de prison à l’automne 2008. C’est durant cette période qu’il se radicalise. Son frère, Abdelkader, le visite en prison et l’on remarque que Mohamed Merah envoie en prison deux mandats à Sabri Essid et à Fabien Clain alors qu’ils sont détenus. Il reçoit lui-même une aide financière de la famille Clain.

En Octobre 2009, à sa sortie de prison, Mohamed Merah rentre en contact avec son frère et va suivre régulièrement les cours de l’école salafiste Baytou Al Arqam, à Toulouse. Au printemps 2010, il va voir son père en Algérie. Le 15 juillet, Mohamed Merah effectue son premier périple au Moyen-Orient. Il revient le 15 octobre et repart le 28 octobre en Afghanistan. Le 22 novembre 2010, il est arrêté par la police afghane sur la route de Kandahar et remis aux autorités US qui le signale aux autorités françaises. La surveillance de Mohamed Merah par les services démarre en 2011 et mobilise les services régionaux. (...)

Le détonateur théologique de Mohamed Merah peut être mis par son frère. Mais je veux être rigoureux. Mohamed Merah avait aussi une grande proximité avec Sabri Essid, qui apparaît comme un profil ayant une violence inouïe.
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La tentative de recrutement

"Le 15 juin 2011, je demande une transmission judiciaire pour que soit présenté au parquet antiterroriste de Paris, Mohamed Merah. Je n’aurais aucune réponse mais je décide de continuer sa surveillance jusqu’à son départ pour le Pakistan. Le 1er octobre 2011, la direction centrale nous fait part de sa volonté d’organiser un entretien administratif, ce que l’on peut dénommer un débriefing, avec Mohamed Merah.

Le 7 octobre, nous déposons dans sa boîte aux lettres sa convocation. Le 13, il appelle mon service, confirme qu’il est au Pakistan et qu’il ne voit aucun inconvénient à s’entretenir avec les spécialistes parisiens. L’entrevue aura finalement lieu le 14 novembre 2011. Elle donnera lieu à trois heures d’échanges avec les deux spécialistes parisiens et l’un de mes collaborateurs. 

Mohamed Merah est fatigué. Il est revenu avec une hépathite. Il fait le récit qu’il veut de ses pérégrinations. Nos deux experts parisiens (...) ne cachent pas qu’ils souhaiteraient que soit effectué un second et troisième contact, dans la perspective d’un recrutement. Mon équipe et moi-même ne sommes pas choqués par cette volonté. C’est génétique chez les agents du renseignement d’être dans cette quête (de recruter) même si elle est extrêmement dangereuse. 

La conclusion des Parisiens ne nous choque pas mais avec notre connaissance du dossier, nous sommes troublés. S'il y avait un divergence stratégique entre Paris et Toulouse, elle se situait à ce niveau.(…) Aucun élément ne permettait de prouver la fiabilité chez cet homme. Parfois, un regard, un ressort secret permet de le savoir. Mais là pour Mohamed Merah ce n’est pas le cas. (…) J’ai maintenu ma position hostile à un recrutement. Les Parisiens partent pour évaluer le dossier Merah. Je recentre mon dispositif sur ceux qui connaissent le clan, Sabri Essid et les frères Clains. Mes moyens sont limités, sinon très limités, sinon contingentés (8 fonctionnaires opérationnels en y comptant le chef et l’adjoint sur la Haute-Garonne). Dans le même temps nous avions 4 islamistes radicaux en résidence surveillée à nous occuper.

Le 22 février, l’évaluation de Paris nous est transmise et dans la conclusion Mohamed Merah est considéré comme un esprit « ouvert, malin, globe-trotter pouvant présenter un intérêt ». On me demande de vérifier sa fiabilité. Je ne le fais pas. Je ne peux pas avoir de deuxième contact avec Mohamed Merah (mise en contact avec un agent) car j’en ferais alors un agent potentiel. Concernant sa fiabilité, comme un médecin, je détecte un certain nombre de symptômes. Une fois envoyé chez le spécialiste, chez le cardiologue par exemple, ce dernier me le renvoie et me dit débrouillez vous ! (…)

Pour moi, il était hors de question de le recruter mais il y avait des éléments pour le judiciariser. Je suis un peu en colère, cela se voit peut être. J’ai fait beaucoup d’erreurs dans ma carrière en revanche lorsque je lis cette note je constate que les propos de Mohamed Merah sont retranscrits mais pas vérifiés. Si l’on ne fait pas ce minimum, il faut changer de métier. Je suis assez humble et je sais que c’est un métier difficile. Mais il nécessite de la rigueur. » (…) 

Lorsque je lis le rapport des parisiens qui dit « Mohamed Merah n’est en contact avec aucun réseau terroriste », on se regarde avec mon équipe et on se dit « mais ils l’ont lu le dossier ? ». On voit la violence inouïe de cet homme. On me dit qu’il n’est en contact avec aucun réseau et on me demande de vérifier sa fiabilité ! (…)

En 2008, il y a eu la réforme des services de renseignement. Elle était nécessaire mais elle s’est faite dans ses modalités de façon catastrophique. La guerre que l’on conduit dans ce cadre là est judiciaire. L’ancienne structure présentait un maillage exceptionnel et une souplesse pour transmettre l’information. La nouvelle structure, elle, m’interdit de parler au procureur de la République car dans la cage du secret défense. Cela ne se conçoit pas dans le contre terrorisme. Il faut pouvoir déclassifier très vite et transmettre les informations à la police judiciaire, à la justice. C’était une hiérarchie rigide, lourde, implacable, mortifère.
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Les attentats

"Le premier assassinat a lieu le 11 mars 2012 à Toulouse dans le quartier de Montaudran. La police judiciaire est persuadée qu’il s’agit d’un crime de droit commun. Le 15 mars, deux autres militaires sont abattus. Je sens que c’est une piste terroriste et celle islamiste s’impose à moi. Je téléphone à Bernard Squarcini qui me demande de faire au mieux.

Je me mets à disposition des enquêteurs et j’apprends par le commandant de Montauban qu’il y a des vidéos de la banque. Je demande au service de la police judiciaire que l’on me transmette ces vidéos. On me répond « Cela ne pose pas problème mais nous sommes surbookés. Rappelle-nous plus tard. » (…)

On me fait le récit du massacre mais ce qui me frappe c’est la froideur mécanique avec laquelle l’individu tue. C’est le type de transcendance folle, qui fait que l’on quitte l’humanité. Je pense que c’est un crime religieux. Il me revient alors en tête que sur les forums jihadistes, les militaires français sont ciblés. On me dit que l’auteur des meurtres a perdu un chargeur mais surtout qu’il s’est échappé avec une virtuosité. Quand il s’enfuit, il est en limite d’adhérence d'après les vidéos. Cela nous fait penser aux meilleurs pilotes de Toulouse : ceux des rodéos de quartier, ceux des braquages.

Un très proche collaborateur de Bernard Squarcini me fait savoir que j’ai mis trop facilement de côté la piste d’extrême droite du fait de la personnalité et de la culture des soldats massacrés. (…)

Paris s’inquiétait de savoir si on n’amplifiait pas la menace, alors qu’il y avait ce « petit califat » à Toulouse. (…)

Mais le 16 mars, je décide seul, d’initiative, de constituer deux documents d’analyses qui puissent directement être transmis à la police judiciaire et qui visent certains profils d’extrême droite et islamistes. Je préviens le collaborateur de Bernard Squarcini. Il me dit « très bien mais il faut temporiser ». Je vais donc au SRPJ et je ne donne que les pistes d’extrême droite. Dans mon analyse, l’extrême-droite à Toulouse ne m’avait pas paru sérieuse mais par contre j’avais vu la montée du salafisme à Toulouse, qui me paraissait plus probante.
Nouvel essai, de ma part, pour remettre dans le jeu la piste islamiste : On m’oppose un nouveau refus. Je n’ai pas de nouvelles de ma direction, le samedi, ni le dimanche.

Le lundi, c’est massacre à l’école juive. (silence) Je me rends sur les lieux (voix chevrotante). D’initiative, je décide de mettre une surveillance sur Mohamed Merah, assez légère. Une vidéo et trois fonctionnaires. 
Plus tard, la découverte par les enquêteurs d'une connexion sur l'annonce de vente de la moto du premier militaire assassinat, Imad Ibn Ziaten, depuis le domicile de la mère de Merah oriente la piste vers Mohamed. 

Le mardi à 23h, je reçois un coup de fil du chef de la police judiciaire qui me dit « envoi ton chef opérationnel pour regarder les vidéos de Montauban et de l’école juive. » Vers minuit, je reçois un texto, « c’est Mohamed Merah à 80 %. » Sur l’ensemble des vidéos, on reconnaît son allure cambrée, c’est un détail mais c’est comme cela que cela fonctionne. » (…)

Très vite l’antiterrorisme arrive. Je suis dessaisis de la surveillance. La seule chose que mon équipe de surveillance constate, c’est qu’il est chez lui. Ils l’ont vu ouvrir ses volets et observer un hélicoptère qui passait.

Lors du siège, il disposait de deux véhicules dont un non identifié. Une Mégane. Deux caméras étaient installées sur son domicile : sur la sortie principale et sur une sortie par derrière qui permettait d’accéder aux voitures. Nous ne l’avons pas vu sortir. Le temps était exécrable. Il faisait nuit. La Mégane a démarré. Une filature est engagée mais on ne reconnaît pas le visage du conducteur. La filature sera décrochée. C’est une décision interne au sein du dispositif sur place. C’est en effet une défaillance. (Lors du siège de son domicile, Mohamed a réussi à sortir de chez lui et a contacté la rédaction de France 24 à une heure du matin d’une cabine téléphonique.) (…)

Il sera neutralisé le jeudi matin. (…)
Mon intime conviction, mais pas forcément dans le moment, est que les chefs du clan salafiste, Clain, Essid, son frère Abdelkader, vu le fonctionnement de ce petit califat étaient au courant de la nature du projet de Mohamed Merah mais pas de la cible. Voici mon intime conviction. (…)

Mon coeur accompagne les enfants, les jeunes soldats et les familles (victimes des attentats). C’est le coût du métier. Ils ne nous ont jamais quitté(…). Quand on fait ce métier, c’est comme un assaut. On fait la guerre. Il faut aller très vite que l’information circule quasiment en temps réel, entre le renseignement, la justice et la police judiciaire.
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