Des personnels de l'Institut national polytechnique de Toulouse se sont mis en grève vendredi 20 mai 2022 pour signifier leur opposition au rapprochement de leur école avec le groupe Centrale. Derrière cette mobilisation se cache l'expression d'un véritable mal-être des enseignants chercheurs face à l'attitude et aux choix de la présidente de l'INP.
Sur l'écran de l'amphithéâtre s'affiche en grand "Réflexion sur la transformation de Toulouse INP en centrale Toulouse institut". Alignés en dessous, une trentaine d'enseignants-chercheurs de l'Institut national polytechnique de Toulouse viennent durant quelques minutes d'expliquer les raisons de leur mouvement de grève en ce vendredi 20 mai et leur opposition à ce projet porté depuis plusieurs mois par leur présidente. Cette dernière récupère le micro et reprend la parole : "Je suis d'accord avec vous sur beaucoup de points que nous venons d'entendre, je partage ces valeurs."
À peine la phrase prononcée, quelques rires résonnent dans la salle. Catherine Xuereb réplique aussitôt "je vous rappellerais vos réactions le moment venu..." "Encore une menace", commente l'un des grévistes.
Un climat délétère depuis décembre
Depuis le début du mois de décembre 2021 et l'annonce de ce projet de rapprochement, l'ambiance est très lourde au sein de l'INP. "Un climat délétère où les personnels s'effondrent régulièrement en réunion et où les signalements santé et sécurité au travail se multiplient" dénonce dans un communiqué le Comité d’Action contre le Projet Centrale Toulouse.
"Il y a une vraie souffrance, rapporte Marc, un enseignant de l'INP qui souhaite témoigner de façon anonyme. Humainement, c'est très dur. C'est la pire année de ma carrière." Il a vu trois membres de l'école dans son entourage faire un burn-out : son ancien directeur de laboratoire, l'exemple type du chercheur "premier de la classe qui ne lâche rien" mais qui a pourtant complètement craqué, son ancienne directrice de thèse "un exemple pour tous" et un thésard.
Les deux dernières années ont été particulièrement épuisantes en raison de la crise du Covid. Dans son bilan sur l'année 2021, la médecine du travail appelle à être prudent vis-à-vis d'un personnel de l'Institut présentant une grande fatigue, une lassitude et parfois une perte de motivation face au travail.
Des enseignants fatigués, lassés après deux années de Covid
"On arrive en décembre, en espérant pouvoir respirer, reprendre des forces après deux années difficiles, explique Marc. Et là, la présidence nous propose cette transformation radicale." Une claque pour de nombreux chercheurs. La décision de se lancer dans ce projet a été préparée dans le plus grand secret.
"On n'emmène pas tout un établissement public en secret, déplore Dominique Poquillon, enseignante chercheuse et élue au conseil d’administration. Réformer cela demande toutes nos forces, que nous n'avons pas."
Marc rajoute : "Catherine Xuereb a mis toute son énergie dans cette transformation. Elle a lâché la gestion quotidienne de l'école alors que nous n'étions tous pas bien. Du coup, elle s'est mise d'office dans une position où elle n'écoute pas. C’est une sorte de mépris de l’opinion de l’autre. Avec certaines personnes, elle est particulièrement dure, avec des commentaires désobligeants. Elle refuse le contradictoire."
Absence de dialogue social
Un manque de dialogue social déjà dénoncé au cours des mois précédents par les représentants du personnel. Pourtant, la présidente élue en juin 2020 avait fait de la qualité de vie au travail son principal axe de campagne.
Des sanglots dans la voix, Dominique Poquillon ne cache pas son émotion : "Le fait de ne pas avoir d’écoute. C’est nier notre métier, notre réalité. Je me suis fait traiter de sentimentale. On me rétorque que tout cela me tient trop à cœur. Alors que dans nos métiers, la motivation passe bien par les sentiments que l’on arrive à générer. C’est un métier qui repose sur la motivation, y compris la motivation que l’on peut transmettre aux étudiants. Et pour cette motivation, il faut de l’énergie. En recherche comme en enseignement. Et là, c’est quelque chose qui est complètement nié dans la manière de gouverner actuellement."
A-t-elle pensé à s'arrêter, comme d'autres ? "Oui, mais si je m’arrête maintenant, vis-à-vis de mes collègues qui m’ont élue, que vais-je faire le 12 juillet, date du vote du conseil d'administration sur Centrale ? Ce serait la meilleure solution. Mais je ne peux pas."
"Sans rameurs, le bateau n'avance pas"
Un sentiment, mêlant à la fois la colère, l'inquiétude et l'impossibilité de se projeter, partagé par de très nombreux enseignants-chercheurs ou directeurs de département, qui reconnaissent être au bord de la rupture.
Face à ces accusations, Catherine Xuereb parle de nombreuses contre-vérités et met en avant la mise en place d'un ensemble de comités ouverts à tous afin d'entendre tous les avis et travailler sur le rapprochement avec Centrale. Des comités où de nombreux opposants auraient refusé de participer.
"Entraîner les gens, sans avoir fait voter aucun conseil d'administration, cela n'existe dans aucune entreprise, rétorque Dominique Poquillon. Ce projet ne peut pas marcher s’il n’y a pas une adhésion de l'ensemble des acteurs de l'INP. Il faut qu'elle prenne conscience qu'un bateau sans rameurs cela n’avance pas et qu’il n’y a pas de coups de fouet dans l’enseignement supérieur. Il faut que nous sachions dans quelle direction nous allons... "
Les conséquences de 15 ans de réformes de l'enseignement supérieur
Pour Marc, le covid, le projet Centrale et l'attitude de la présidence de l'INP ne sont pas les seules raisons de cette ambiance irrespirable : "nous payons aussi 15 ans de réformes de l'enseignement supérieur, estime-t-il. Il y a clairement une perte de sens dans notre métier avec la disparition de la notion de service public au sens large. En recherche, nous sommes complètement inféodés à l’industrie. Lorsque l'on veut faire des projets de recherche, on ne peut que si on a des partenaires industriels. L’université a désormais un modèle économique. Elle cherche avant tout à déposer des brevets et plus à créer de la connaissance et à la partager."
Le chercheur évoque également les postes gelés, le nombre croissant d'élèves, la baisse du nombre d'enseignants, le manque de budgets propres pour payer l'eau et l'électricité d'un laboratoire. "Jamais je n’aurais imaginé que cela aurait pu être possible. On est arrivé à un point où on nous demande tellement de choses que l'on accepte l'idée que tout ce que l'on réalise, on le fait mal." Même dans l'une des meilleures écoles d'ingénieurs de France.