Partout en France, les urgences des hôpitaux connaissent une crise sans précédent : augmentation exponentielle des admissions, manque cruel de moyens, absence de reconnaissance... Les personnels soignants craquent. A Montauban, infirmières et brancardiers sont en grève depuis le 3 juin. Témoignages.
- "Je n'ai plus de brancards disponibles, comment je fais ?"
- "Tu fais se lever celui des patients qui le peut".
Ce dialogue surréaliste n'est qu'un exemple du quotidien des personnels soignants des urgences de l'hôpital de Montauban. Après un hiver 2019 très difficile, après - surtout - la constatation d'une lente mais constante dégradation des conditions de travail et d'accueil des patients, les agents ont dit stop. Le 3 juin 2019, ils ont entamé un mouvement de grève sans précédent, en passe de battre un record de durée.
"On ne nous écoutait pas", explique Jennifer, infirmière aux urgences de l'hôpital de Montauban depuis dix ans. "On n'a pas arrêté de le dire. Beaucoup de nos collègues sont épuisés. Certains, même parmi les plus expérimentés, craquent et pleurent dans leur voiture, à la fin d'une vacation. On est tous en souffrance. On souffre de ne pas être entendu par notre hiérarchie".
110 admissions en moins de 24 heures
Mais quel est donc ce quotidien que personne ne peut percevoir à moins d'avoir soi-même fait un passage aux urgences ? "Mardi, à 19h30, on comptabilisait 110 passages, en comptant ceux de la nuit (de 20 à 30). Moi, j'ai dû passer de 10h à 14h30 non-stop dans une salle de déchocage avec une patiente. Pendant tout ce temps, ma collègue a géré toute seule les quatre box de soins".Jennifer précise : "Il arrive régulièrement que ça déborde. Quand on a 130 patients dans une vacation de 12 heures, on n'a pas le temps d'écouter les gens. On n'a pas assez d'attention sur la surveillance, sur la douleur des patients. On fait vraiment de la technique. J'ai toujours la peur de passer à côté de quelque chose de grave".
Quand vous avez huit bébés aux urgences, parce que c'est l'hiver et qu'il y a une épidémie de bronchiolites, et que le cas le plus grave, c'est le 8ème bébé que vous examinez, c'est terrible
Seule à l'accueil pour évaluer toutes les admissions
Ces tâches, qui paraissent déjà difficilement surmontables, arrivent quand le patient a passé l'étape de l'accueil aux urgences. Un poste-clé. C'est à l'accueil que l'état des patients, qu'ils soient amenés par les pompiers, le SMUR, une ambulance ou qu'ils viennent de leur propre gré, est évalué. La règle veut qu'un patient soit évalué dans les dix minutes qui suivent son arrivée. Impossible ici où seule une infirmière doit assumer cette charge. "On classe les gens par ordre de priorité", nous explique Charlotte, infirmière aux urgences de l'hôpital de Montauban depuis six ans. "On doit effectuer une évaluation clinique. Cela engage notre responsabilité, on peut passer à côté de quelque chose, faute de temps. Il faut deux ans d'expérience pour être à ce poste d'accueil, donc ça retombe toujours sur les mêmes"."Les patients peuvent attendre jusqu'à 7 heures en salle d'attente", poursuit la jeune femme.
Quand on est IOA (infirmière organisatrice de l'accueil), on doit aussi gérer les personnes qui ne peuvent pas aller seules aux toilettes. On doit changer les gens qui s'urinent dessus
Sa collègue Jennifer insite : "J'ai envie de dire à notre direction : "Vous ne savez pas ce qu'on fait. Vous ne savez pas ce que c'est de dire non à un patient qui a besoin d'un bassin, simplement parce que vous n'avez pas le temps".
"Quand on est seule à l'accueil face à 80 patients, on espère ne pas faire trop de bêtises. Parce que ce sont des personnes, des humains, pas des machines. Il y a beaucoup de responsabilités qui s'ajoutent. C'est devenu normal qu'on soit les bonnes à tout faire".
On fait infirmière, agent d'hygiène, aide-soignante, infirmière-interne, infirmière-cadre même : cinq postes pour 2 000 euros par mois avec 10 ans d'ancienneté
"Les gens ne comprennent pas que les urgences vitales passent avant eux"
A l'accueil, il faut aussi gérer l'attitude des patients. Ceux qui viennent parce qu'ils n'ont pas le choix. Ceux qui viennent parce qu'ils n'ont plus de médecin traitant. Ceux qui viennent pour un "bobo".
"La société a évolué", reconnaît Charlotte. "On consomme du soin. Les patients ne veulent plus attendre. Ils sont beaucoup plus inquiets et donc, ils viennent aux urgences beaucoup plus tôt qu'avant. Ils ne comprennent pas que les urgences vitales passent avant eux. Et ce temps qu'il faudrait pour le leur faire comprendre, évidemment, on ne l'a plus".
Jennifer se souvient d'un "incident", il y a trois ans. Les personnels des urgences de Montauban avaient été agressés. "On a été très choqué dans le service. La direction nous a octroyé un agent de sécurité mais cela n'a pas duré".
On dirait qu'on attend qu'une catastrophe se passe. Il nous faut réellement contenir les patients, certains jours. Or, on n'a pas de prime de risque
L'infirmière expérimentée utilise une image très parlante : "Quand on travaille aux urgences, on trimballe une valise très lourde. Et ces derniers temps, on n'arrive plus à la fermer, cette valise".
Le soutien familial
Jennifer le reconnaît volontiers : sans soutien familial, on ne tient pas, aux urgences. "La vie personnelle est essentielle. Car on voit des choses graves parfois, notamment sur le terrain. Quand on va sur un accident de la route, quand on doit constater la noyade d'un enfant".
Mais c'est aussi beaucoup de sacrifices. "On se prive de moments importants avec les enfants. Des fois, à 19 heures, vous partez en intervention, c'est l'anniversaire de votre enfant et vous ne savez à quelle heure vous allez rentrer".
D'où une certaine amertume - inévitable -. "A quoi ça sert de continuer à se battre quand on se prive de tout ça et qu'on a aucune reconnaissance, ni de la hiérarchie, ni des patients ?", s'interroge Jennifer.
Pourquoi elles continuent
Malgré toutes ces difficultés, elles ne veulent pas raccrocher. Dès le début de sa carrière, Charlotte a choisi les urgences. Et elle sait pourquoi. "J'aime bien l'activité des urgences, le dynamisme. Aider les patients dans des situations critiques, c'est pour moi très positif".
"On s'est tous posé la question de changer de service. Nous donnons tous le meilleur de nous-mêmes mais ça ne suffit plus. Mais partir, non, car je partirais par dépit. Or j'ai envie que la situation s'améliore. C'est compliqué, ce mouvement de grève, ça nous touche moralement..."
Sa collègue Jennifer renchérit : "Changer pour quoi ? Le libéral ? Cela ne m'intéresse pas. On est en grève mais on travaille. Et toujours avec le même entrain, la même qualité. Je ne sais pas comment on va continuer. A un moment donné, on ne pourra plus. Les personnels vont partir. Où seront les gens qui ont de l'expérience ? Moi, j'aime beaucoup ce que je fais, c'est pour ça que je ne suis pas encore dégoûtée..."
Le contexte
En 15 ans, le nombre d'admissions aux urgences de l'hôpital de Montaban a doublé. Sans que le nombre de postes affectés à ce service n'augmente en conséquence.Depuis le 3 juin, les personnels grévistes demandent la création d'une vingtaine de postes, dont un agent de sécurité, un brancardier et une infirmière organisatrice de l'accueil.
Ils réclament en outre la titularisation des contractuels et une hausse des salaires, ceux-ci étant gelés depuis des années.