"Je n'imaginais pas que ça allait déboucher sur la mort d'un homme" : Thierry Tchukriel journaliste dans l'enfer de Sivens

Un gendarme, une grenade et un drame. Ce samedi 25 octobre 2014, la France découvre avec horreur qu'on peut mourir en manifestant contre un barrage. Le jeune biologiste Rémi Fraisse s'effondre à Sivens. Sa mort, Thierry Tchukriel s'en souvient encore comme si c'était hier.

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Comment a-t-on pu en arriver là, dans cette forêt du sud de la France à Sivens ? Pourquoi ce projet de barrage était-il impossible à arrêter et pourquoi pendant ces longs mois d'opposition, jamais le débat public n'a-t-il pu être posé sereinement ? Toutes ces questions, Thierry Tchukriel, journaliste au Tarn Libre, aujourd'hui à la retraite, se les pose depuis 10 ans maintenant.

Il a couvert les événements de Sivens et il en a fait un livre : "Sivens, un mort dans la vallée", qui sortira très prochainement. À l'occasion de ce triste anniversaire, il nous livre ses souvenirs, les coulisses et les difficultés de faire correctement son travail dans un climat de "quasi-guerre civile".

France 3 Occitanie : En quoi cette affaire vous a marqué dans votre travail de journaliste ?

Thierry Tchukriel : Moi j'ai commencé à couvrir Sivens en 2012, donc pour le Tarn libre, et je l'ai couvert jusqu'à ma retraite il y a quelques mois. Évidemment, le plus marquant, c'est ce qui s'est passé à l'automne 2014, et cette montée en tension tout au long de l'année 2014.  Et puis surtout ces mois d'affrontements sur le terrain, avant finalement d'arriver à cette nuit dramatique du 25 au 26 octobre, au cours de laquelle est mort Rémi Fraisse. Ce qui m'a énormément marqué aussi, c'est le fait qu'il ne puisse pas y avoir un moyen d'enrayer tout cela, alors qu'en tant que journaliste, on pouvait repérer progressivement les failles du projet. 

Moi, j'y suis allé surtout à partir du début de septembre. En interne, avec ma rédaction, tout s'est bien passé. J'ai pu justement écrire alors qu'il y avait des études faussées, on va dire, pour faire passer le projet. J'ai développé un peu des éléments critiques. Alors c'est vrai que ça m'a valu d'être regardé bizarrement par les porteurs de projets que je connaissais. Mais je suis assez content d'avoir pu développer mon regard sur ce dossier.

La tension était extrême avec une logique de quasi-guerre civile au début de l'année 2015, avant finalement l'abandon officiel et définitif du projet et la mise en place d'un processus de mise en cause de la presse. Mais c'est aussi du côté des agriculteurs, qu'il y avait une violence, une force en marche, qui était très impressionnante et difficile à affronter.

Moi, je me suis toujours attaché aux faits. Rémi Fraisse n'était pas un militant comme certains l'ont présenté, c'était un biologiste, un jeune naturaliste, qui venait pour la première fois à Sivens le 25 octobre. Je n'ai jamais pris parti, ni pour les uns, ni pour les autres. 

À lire : "L'État et la justice n'ont pas tiré les leçons de Sivens" : Maître Claire Dujardin, 10 ans après la mort de Rémi Fraisse

France 3 Occitanie : Que retenez-vous 10 ans après et pourquoi avez-vous choisi d'en faire un livre ? 

Thierry Tchukriel : Alors moi, si j'ai écrit un livre, c'est justement pour retourner au fond du sujet, essayer de le comprendre complètement, parce que c'est vrai que des limites que j'ai senties, dans mon travail de journaliste, c'est qu'il n'était pas possible de reposer sereinement un cadre de débat pour enrayer ces logiques de violence. Et ce n'est pas faute qu'à l'époque, il n'y a pas eu des tentatives pour ça. C'est-à-dire que les opposants du collectif ont redemandé fin août, début septembre un nouveau débat.

Ça faisait deux ans qu'ils le demandaient. Ils ont même mené des actions pacifiques comme une grève de la faim mais jamais les porteurs de projets ne se sont posés de question ou n'ont appuyé sur le bouton pause. Ce fameux débat enfin, il aurait pu avoir lieu quand Ségolène Royal a missionné des experts en septembre 2014. Ce qui est encore incompréhensible, c'est que tout ça n'a jamais pu être fait.

France 3 Occitanie : Voyez-vous des parallèles avec ce qui se passe aujourd'hui pour l'A69 ?

Thierry Tchukriel : Oui, il y a des parallèles. C'est-à-dire que l'A69, c'est aussi un projet qui est très ancien, qui est très contesté aujourd'hui et sur lequel il n'y a aucun moyen de se poser pour faire émerger un vrai débat. Ce qui fait qu'on en vient, comme c'était le cas à Sivens à l'automne 2014, à ne plus poser que la question des violences et un peu en gros de la criminalisation des opposants.

Alors c'est vrai qu'il y a des violences encore aujourd'hui et nous, journalistes, on est embarqués dans le fait de commenter simplement les violences de part et d'autre. Et ça, c'est quand même une grosse limite de notre travail par rapport à des enjeux aussi forts, puisque là aussi, il y a des questions d'enjeux environnementaux.

France 3 Occitanie : Cette histoire de Sivens, elle vous hante encore non ?

Thierry Tchukriel : Bien sûr, il y a la mort d'un jeune homme, on ne pas être dans le déni de ça. C'est quand même le premier mort dans une manifestation écologique depuis 1977. Il y avait eu un mort lors d'une manifestation contre le surgénérateur à Malville dans la région lyonnaise. La victime avait été tuée de la même façon, par une grenade offensive. Et ce qui est dingue, c'est qu’à Sivens, en 2014, on en était encore à utiliser une arme de guerre comme la grenade offensive.

Je n'oublierai pas cette journée du samedi 25 octobre. Il y a cette grande manifestation, il y a des milliers de personnes qui viennent et puis, à partir de 16h30/17h les premiers affrontements, très violents qui n'avaient jamais atteint un tel niveau, pendant les deux mois précédents, même s'il y avait eu des moments difficiles. Quand je suis reparti vers 19h du site, je n'imaginais pas que ça allait déboucher sur la mort d'un homme.

Après, il y a eu les regrets de Bernard Cazeneuve. Ces regrets, ils sont fragiles et il y a vraiment de grosses interrogations qui restent sur la logique, qui a mené à l'affrontement en la nuit de 25 et sur la volonté de falsifier la réalité sur les circonstances de la mort de Rémi Fraisse. Il y a quand même une part d'ombre qui demeure,

Je crois qu'il y a quelque chose qui a manqué du côté de la justice pour essayer d'aller vraiment au bout des choses sur ce dossier. La manière dont l'enquête a été menée ensuite, est très bizarre, il n'y a jamais eu de reconstitution, il n'y a jamais eu d'audition de certains personnages clés, notamment dans l'entourage du ministre de l'Intérieur, du préfet. Il y a vraiment quelque chose d'étrange qui demeure.

La dernière chose qui est à mes yeux est importante, c'est que depuis la mort de Rémi Fraisse et depuis le renoncement au projet initial, une concertation, à mon avis exemplaire, même si elle est très longue, a été entamée pour apaiser les choses et construire, selon une autre logique, la réflexion sur un projet de territoire pour cette vallée du Tescou. Elle devrait aboutir bientôt. 

Ce jeudi 24 octobre, Thierry Tchukriel animera une conférence sur l'affaire de Sivens à Albi. Son livre devrait paraître d'ici à la fin du mois.

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