Y-a-t-il eu favoritisme dans l’attribution du marché d’appel d’offre du gymnase de Mazamet par la communauté d’agglomération de Castres-Mazamet ? C’est ce dont est persuadé un cabinet d’architecte toulousain qui a déposé plainte. Selon notre enquête, ce dossier présente de nombreuses incohérences.
La désignation en avril 2017 de l’architecte Jacques Escourrou comme maître d’œuvre du gymnase multisport de Lapeyrouse à Mazamet devait enfin lancer ce projet tant attendu depuis près de dix ans. Mais suite au dépôt d’une plainte pour favoritisme dans l’attribution de ce marché, tout est aujourd’hui suspendue. Depuis l’ouverture de la procédure règne au sein de la communauté d’agglomération de Castres-Mazamet une gêne, voir un profond malaise. La consigne est de ne pas communiquer. Elus, techniciens et fonctionnaires se murent donc dans un profond silence.
Une analyse des offres "insuffisamment approfondie"
Par courrier, le président de la CACM, Pascal Bugis, a décidé "de ne pas procéder à la notification de ce marché et de déclarer sans suite cette consultation". Le maire de Castres reconnait que "l’analyse des offres a été insuffisamment approfondie et que la négociation menée partiellement avec les candidats n’a pas permis de tirer toutes les conséquences de l’évaluation du temps de travail". Sans plus de précisions.Pour Mourad Benmansour, gérant du cabinet Nook architectes et à l’origine de la plainte pour favoritisme "le président confirme nos doutes. Cette décision conforte nos soupçons de favoritisme, "si ce n’est pas Escourrou, ce n’est donc personne"".
Une véritable bataille juridique et judicaire s’est engagée depuis entre les deux parties (voir encadré ci-dessous). Les interrogations sur la façon dont a été mené ce marché d’appel d’offres, elles, ne sont toujours pas levées. Notre enquête au cours de ces dernières semaines en révèle les nombreuses incohérences.
La meilleure offre financière des 12 candidats
La certitude de M. Benmansour est renforcée par le fait qu’il a présenté pour ce marché la meilleure offre financière possible. Avec un montant de 120 000 euros, le prix des prestations de Nook architectes est de loin le plus bas des 12 propositions de l’appel d’offres. En comparaison, sur cet unique critère, le cabinet ayant initialement remporté le marché, celui de Jacques Escourrou, se classe loin derrière, en 7e position avec une offre de 168 000 euros.Les services de la CACM ont considéré cette offre "anormalement basse", réclamant à l’architecte toulousain des justifications au montant de sa prestation. "La communauté d’agglomération a le droit d’avoir des doutes et de demander au candidat de justifier son offre, ce qui a été fait avec beaucoup de précision, assure l’architecte. C’est quand même la première fois qu’un maître d’ouvrage me demande de justifier mes honoraires, pourtant la rémunération des architectes baisse de manière drastique depuis plusieurs années."
Des critères techniques très "subjectifs"
Depuis les dernières réformes du code des marchés publics, ces demandes de la part des collectivités sont légitimes car désormais elles ne sont plus tenues d’attribuer le marché au moins-disant mais au mieux-disant, impliquant de pondérer les critères de prix par la valeur technique.Pour le gymnase de Mazamet, la communauté de communes est même allée plus loin. Les données techniques représentent à elles seules 60% des notes d’évaluations. Ces critères, subjectifs, ont permis d’écarter des candidatures présentant toutes les garanties en la matière et de faire pencher la balance. C’est par exemple le cas pour le groupe A 40 architectes de Bordeaux. Cet important cabinet est reconnu pour ses réalisations en matière d’équipements sportifs. Pas suffisant semble-t-il aux yeux des agents de la commande publique communautaire qui lui ont attribué une note de 5 pour sa note méthodologique, un 10 pour la composition et la compétence de son équipe et un 15 pour ses références. Avec de telles notations, le cabinet bordelais n’a pas été retenu parmi les 5 candidats sélectionnés pour la deuxième phase du marché ; au cours de laquelle sont négociées les offres financières.
De la 5ème à la 2ème place, sans changer son offre
Nook architectures fait, en revanche, bien partie des finalistes. Son architecte, Mourad Benmasour est d’ailleurs persuadé d’avoir terminé à la meilleure position après ce premier tour : "Logiquement à la première place, estime l’architecte toulousain puisque la phase de négociation ne concernait que le prix que nous n’avons pas modifié."Selon nos informations, ce n’est pas le cas. L’architecte toulousain s’est classé 5ème à l’issue du premier tour. Cette 5ème position s’explique en raison de notes techniques très basses.
Pour M. Benmansour : "Il est très facile de sous-évaluer un mémoire, je suis certain que cela a été le cas. La note sur les compétences de mon équipe est sous-évaluée, incohérente avec la mention « très satisfaisant » de mes références. Si ces dernières sont « très satisfaisantes », c’est que les compétences de l’équipe sont « très satisfaisantes », pas justes « conformes. » »
L’évolution de ces notations techniques, entre la 1ere et la 2ème phase, pourrait expliquer ce changement de classement incohérent.
Comment et pourquoi de telles modifications auraient-elles pu intervenir à ce stade du marché public ? Y a-t-il eu d’autres variations avant et après les négociations des offres ?
Avantage aux cabinets d’architectes locaux
Au final, et avant la suspension de l’attribution, c’est bien le mazamétain, Jacques Escourrou, qui termine en tête de la procédure. Gratifié du meilleur classement technique, il lui a suffi de baisser son tarif de 7,7% et atteindre la barre des 156 000 euros pour remporter la maîtrise d’œuvres du gymnase multisport de Lapeyrouse à Mazamet.Outre Jacques Escourrou, deux autres architectes "locaux" ont participé à cette consultation : Benoit Cabrol, du cabinet castrais Cabrol architecte, et Benoît Herment pour HA Atelier d’architecture de Mazamet. Appartenir à un cabinet implanté dans le pays castrais et mazamétain semble être une preuve de gageur. Parmi les 12 dossiers déposés lors de cette consultation, tous les 3 ont été retenus pour la phase finale de négociation, en se voyant octroyé les trois meilleures notes techniques de l’appel d’offre.
Chantage ou pas ?
"La meilleure défense, c’est l’attaque". Cet adage, Pascal Bugis l’applique à la lettre et à l’esprit depuis le début de l’affaire du marché du gymnase de Mazamet.Suite à la publication de notre article sur les doutes dans l’attribution de ce marché, évalué à 3 millions d’euros, le président de la communauté d’agglomération de Castres-Mazamet fait feu de tout bois.
L’élu castrais s’appuie notamment sur les échanges de courriers avec Mourad Benmansour, gérant du cabinet Nook architectes. L’architecte toulousain dénonce, dans une lettre datée du 8 mars 2017, "des anomalies sur les notations pour favoriser le cabinet Escourrou", lauréat du marché, et accuse directement Pascal Bugis "d’avoir organisé et programmé l’éviction de son cabinet". Il demande avec instance "de revoir les notes techniques que vous nous avez attribuées, et de maintenir notre candidature en première place, donc attributaire du marché.(…) Sans réponse de votre part, je peux vous assurer que Nook architectes engagera une procédure pénale".
La menace est mise à exécution puisqu’une plainte est déposée le 30 mars 2017 au parquet de Toulouse pour favoritisme.
Avec de telles déclarations, l’avocat qu’est Pascal Bugis ne rate pas l’occasion de contre-attaquer. Sur le terrain disciplinaire tout d’abord. Le président de la communauté d’agglomération de Castres-Mazamet a sollicité l’ordre des architectes de Midi-Pyrénées considérant que le comportement du gérant du cabinet Nook, Monsieur Mourad Benmansour, était "contraire aux obligations déontologiques générales des architectes". La justice a aussi été saisie. Le maire de Castres l’a annoncé en mai dernier au conseil communautaire : une citation directe devant le tribunal correctionnel de Toulouse a été introduite à l’encontre de l’architecte toulousain pour "chantage caractérisé".
Mourad Benmansour se défend : "Face à des soupçons de favoritisme, j’ai demandé la révision des notes et le respect des règles de la concurrence et du code des marchés publics, ni plus ni moins explique l’architecte toulousain avant d’égrener les raisons l’ayant poussé à agir. « Les analyses des dossiers ont été incomplètes. Les notes techniques et de compétence de mon dossier ont été sous-évaluées et enfin l’offre du candidat retenue, celle de Jacques Escourrou, a été revue juste ce qu’il faut pour prendre la première place, sans doute avisé du prix à proposer. » Le gérant de Nook architectes devra répondre de la façon dont il a réclamé ce marché, le 3 juillet prochain, au Palais de justice de Toulouse où il est convoqué.