Préparez-vous à redevenir élève et à faire vos premiers pas dans l’univers déstabilisant de la sociologie de l’éducation. Pour leur seconde conférence-spectacle intitulée Kevin, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron ont choisi la scène du théâtre du Rond-Point à Paris. Une heure quinze pour déconstruire vos préjugés à propos de l’échec scolaire, sur le mode ludique bien évidemment !
Avant d’avoir l’idée de s’associer pour concevoir des spectacles, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron étaient collègues, le premier professeur de français et linguiste de formation et le second en philo, linguiste également. Ils fréquentaient en effet la même salle des professeurs, dans un établissement scolaire du secondaire en Belgique. Ils y ont connu les mêmes difficultés pédagogiques et se sont posé les mêmes questions en préparant leurs cours, pour tenter de conduire leurs élèves sur les chemins du savoir et de l’esprit critique.
"Absence de travail"
Sans doute ont-ils également éprouvé la même sensation face aux élèves dits en situation d’échec scolaire : celle d’avoir endossé bien malgré eux le costume des Danaïdes et de devoir, comme ces personnages de la mythologie grecque, remplir sans fin un tonneau troué. Mais la conclusion "absence de travail" qu’ils ont certainement écrite dans les bulletins scolaires de ces élèves ne leur a pas convenu. Tout comme porter sur leurs seules épaules d’enseignants le poids et la responsabilité de l’échec scolaire de ces adolescents qu’on leur confiait à chaque rentrée.
Aussi, c’est vers leurs collègues de l’enseignement supérieur qu’ils sont allés chercher remède à leur sentiment d’impuissance. Les réponses qu’ils ont obtenues à leurs interrogations leur ont permis de construire le spectacle actuellement représenté au théâtre du Rond-Point à Paris. Ils l’ont intitulé Kevin, un prénom clé pour dévoiler les maux de l’école d’aujourd’hui.
De l’inconvénient de se prénommer Kevin
Kevin figure parmi les prénoms très prisés des années 1980-1990 pour nommer les enfants masculins. Beau prénom s’il en est, puisque selon son origine irlandaise, il désigne "celui qui est bien né", "le bel engendré". Plus de 14 000 bébés Kevin ont ainsi été inscrits à l’état civil en France en 1994. Une mode liée à l’influence des séries américaines qui déferlent ces années-là sur le petit écran, ou bien aux célébrités anglo-saxonnes comme l’acteur de cinéma Kevin Costner ou de footballeur Kevin Kegan, ou encore l'enfant craquant Macaulay Culkin prénommé Kevin dans le film Maman, j'ai raté l'avion !
Toutefois, les petits Kevin pâtissent de stéréotypes peu flatteurs. Ce prénom s’avère socialement marqué, plutôt associé aux classes dites populaires; et les moqueries auxquelles il donne lieu relèvent d’un certain mépris, étudié par le sociologue Baptiste Coulmont, la marque d’un prétendu mauvais goût. Qui plus est, les Kevin n’auraient pas de chance : la même enquête sociologique révèle qu’ils sont plus souvent que d’autres en situation d’échec scolaire. Le choix du prénom influencerait-il notre destin ?
Quand la sociologie monte sur les tréteaux
Arnaud Hoedt et Jérôme Piron s’emparent de cette question pour construire un spectacle sociologique. Ils ont au cours de leur précédente carrière d’enseignant rencontré des petits Kevin confrontés aux difficultés scolaires. Mais ne vous attendez pas à une succession de portraits caricaturaux. Nul esprit moqueur dans leur pièce. Mais le désir de dévoiler les dessous du fonctionnement actuel de notre système scolaire et d’expliquer pour quelles raisons "la France, la Belgique et la Hongrie sont les trois pays de l’O.C.D.E dans lesquelles l’origine sociale détermine le plus la réussite scolaire".
Quand on a demandé aux scientifiques : "À quoi sert l'école ?", ils nous ont tous répondu un truc différent. Mais quand on leur a demandé : "À qui sert l'école ?", ils étaient tous d'accord : "L'égalité des chances en France, ça n'a pas du tout marché".
Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, auteurs de Kevin
Un spectacle qui vous propose de participer à cette réflexion menée depuis plusieurs décennies par les sociologues. Asseyez-vous confortablement, regardez bien en face de vous, et utilisez la pancarte que l’on vous confie à votre arrivée dans la salle pour répondre aux questions qui s’affichent sur l’écran. Graphismes, courbes, schémas, tableaux. Bienvenue dans cet amphithéâtre universitaire un peu spécial. Le silence n’est pas de mise ici. Vous avez le droit de réagir, ne vous en privez pas, c’est d’ailleurs plutôt bien accueilli par vos deux enseignants. Et vous entendrez à coup sûr de nombreuses manifestations d’étonnements, de rires, parfois gênés, parmi les autres spectateurs.
Celles et ceux qui parmi vous sont familiers des recherches en sociologie et connaissent les études que Pierre Bourdieu a conduites dans les années 1960, ne viendront pas ici pour apprendre, mais pour se laisser aller au plaisir d’une leçon menée avec enthousiasme et fondée sur un plaisir évident de transmettre. Pour les autres, ce retour sur les bancs de l’école ne sera nullement synonyme d’ennui.
A quel moment, quelqu'un s'est dit que mettre tous les élèves en difficulté dans la même classe, c'était une bonne idée ?
Arnaud Hoedt, ancien professeur de français
Toutes et tous sortiront de ce spectacle en étant plus à même de comprendre les enjeux des protestations qui agitent salles des professeurs, associations et collectifs de parents d’élèves, depuis l’annonce par Gabriel Attal, en décembre dernier, des mesures pour un « choc des savoirs » au collège.
De la salle de classe à la salle de théâtre
Bousculer les évidences, tel est l’objectif que se sont fixé Arnaud Hoedt et Jérôme Piron depuis qu’ils ont créé leur compagnie théâtrale Chantal et Bernadette en 2015. Leur premier spectacle-conférence, monté un an plus tard à Bruxelles, La Convivialité ou la faute de l’orthographe, a connu un succès immédiat aussi bien en Belgique, qu’en Suisse, au Québec ou en France, prolongé par une conférence TEDx qui a cumulé des millions de vues depuis sa mise en ligne sur le net, par la publication de deux ouvrages sur le thème de l’orthographe et par une série de chroniques linguistiques sur France Inter.
Le fil conducteur de leurs projets artistiques ? Utiliser la scène théâtrale pour donner à entendre et à comprendre, avec la légèreté et la distance qu’autorise l’humour, des débats universitaires essentiels pour penser autrement les organisations sociales. Ainsi dans La Convivialité, leur propos était de montrer que l’orthographe française n’est qu’un code, en évolution constante depuis que la langue française s’est peu à peu détachée de sa langue originelle, le latin, et que ce code est empreint, tout au long des différentes étapes de son évolution, de la manière dont la société s’organise.
Avec Kevin, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron s’attellent à mettre en évidence combien l’égalité des chances que promeut le système scolaire français depuis les années 1960 se heurte à des intérêts bien divergents, qui se sont adaptés pour maintenir leurs privilèges culturels et donc socio-économiques.
Pour résumer les études sociologiques auxquelles se réfèrent Arnaud Hoedt et Jerôme Piron : si les enfants qui sont prénommés Kevin ont plus de probabilité en France de se retrouver confrontés à l’échec dans leur parcours scolaire, ce n’est pas parce que leurs parents ont fait ce choix de prénom, ni parce que la démocratisation de l’accès à l’enseignement secondaire, et post-secondaire sont une erreur, mais parce qu’une partie des acteurs du système scolaire ont en parallèle adapté leur comportement pour maintenir cette culture qui les distingue socialement des catégories socio-professionnelles moins favorisées.
Or les enquêtes internationales de type PISA le répètent : plus un système scolaire accentue la fracture sociale entre les citoyens, plus cette fracturation amplifie les sentiments d’injustice, et provoque un délitement du vivre ensemble. La question de l’égalité des chances scolaires est donc fondamentale pour toutes les démocraties.
C’est cette question par essence politique qu’interroge avec brio le spectacle Kevin. À voir au Rond-Point à Paris jusqu’au 11 mai. A la fin de chaque représentation, les deux auteurs invitent à prolonger le débat au bar du théâtre qui vient d'être entièrement redécoré.
Avec L. Giacchetto et D. Morel