Le film "Au nom du pain" raconte la saga des enfants du village de Niella Tanaro. De leur Piémont natal, ils ont apporté le secret du bon pain, à Nice et au-delà. Aujourd’hui, des deux côtés de la frontière, une nouvelle génération prend la relève et le village renaît. Une belle histoire de transmission et de partage.
Sur la place du village, c’est un peu l’effervescence, les cloches de l’église sonnent, on se met en rang pour une photo de famille, on ôte les masques le temps de quelques clichés et la joie éclaire les visages.
Ce jour d’été 2020, Niella Tanaro est en fête. Pour la première fois depuis des décennies, Français et Piémontais sont réunis pour célébrer le pain et rendre hommage à leurs aïeux, boulangers émigrés sur la Côte d’Azur depuis ce petit village, pays de l’arte bianca…
Parmi ces descendants, il y a la réalisatrice, Géraldine Giraud, "Française de naissance mais Italienne de cœur". Son arrière-grand-père, Vico, a quitté Niella en 1910. Il a 13 ans, il fuit la misère et traverse à pied les Alpes pour rejoindre Nice, fraîchement française. Pour seul bagage, un baluchon... et son savoir-faire, celui du bon pain fabriqué au four communal.
Car dans ce Piémont rural et paysan, Niella est réputé pour son pain : "A Niella, si fa la micca bella", "A Niella, on fait une belle miche" dit un vieux dicton.
L’âme du village est intimement liée au pain, depuis son nom – tiré de la nigelle, une variété de grain de blé - jusqu'à son blason, orné d’un épi de blé…
Un véritable empire
Comme Vico, 87.000 Italiens ont émigré sur la Côte d’Azur au début du 20ème siècle pour tenter de gagner leur vie de l’autre côté des Alpes. En 1915, dans les Alpes-Maritimes, 6 boulangers sur 10 sont Italiens. Parmi eux, les enfants de Niella, qui fuient la famine après 7 ans de grêle. Dans les années 30, ils sont plus de 300 du village, disséminés entre Monaco et Toulon.
Ces "gars de la farine" s'embourgeoisent jusqu’à devenir de véritables entrepreneurs, propriétaires de nombreux fournils. Petit à petit, ils bâtissent un véritable empire à dimension familiale, reconnu de part et d'autre de la frontière.
L’été, ils reviennent au village natal, pour fêter leur réussite sur la Riviera française, leur nouvel Eldorado.
Une réussite acquise à force de labeur, de courage, de ténacité. Car ces immigrés n’ont pas été accueillis à bras ouverts, loin de là.
"Traités de "mangià-polenta", de "macaronis", ces travailleurs de l’ombre ont gravi les échelons, dormant sur des sacs de farine. Ils ont appris le français dans la chaleur des fournils, faisant leurs classes, d’ouvrier-mitron à livreur de pain à vélo, pour donner le pain aux Français, entre deux guerres" rappelle la réalisatrice.
Une nouvelle génération
Aujourd’hui, la dernière boulangerie fondée à Nice par l’un de ces pionniers a fermé mais l’héritage perdure.
Des deux côtés de la frontière, il fait sens auprès d’une nouvelle génération, pour qui travailler le pain dans le respect de la tradition est non seulement un choix éthique, mais aussi une responsabilité politique. Celle du pain du partage, respectueux du vivant et du lien nourricier qui nous rattache à la Terre-Mère. L’alternative à l’offensive industrielle pour envisager un futur solidaire et vertueux.
"Rouvrir les tiroirs"
C’est là le propos de Géraldine Giraud. Ce documentaire, elle le portait en elle depuis une quinzaine d’années. "Au départ, je souhaitais réaliser un film historique, d’archives. Raconter l’intégration difficile de mon arrière-grand-père et de ces autres immigrés italiens, qui ont été en butte à la ségrégation, stigmatisés. Remettre en lumière des épisodes oubliés, comme la répression et la déportation dont beaucoup ont été victimes en 1940 quand l’Italie a déclaré la guerre à la France."
Puis le projet a mûri, évolué. "J’ai perdu mes grands-parents et la maison familiale au village. J’ai décidé alors de "rouvrir les tiroirs" et de reprendre les rênes du film, avec une trame plus contemporaine, plus ancrée dans le présent."
Si l’histoire et les épisodes douloureux de l’immigration italienne ne sont pas occultés, "Au nom du pain" fait donc la part belle à cette relève qui se réapproprie les valeurs d’antan et "remet le bon pain au centre de la table".
Quand tu es né de parents boulangers, l’amour pour le pain, tu le prends du lait de ta mère et ça te reste toute la vie.
C’est le cas de Luc Debove. Descendant de Niella, il a su transcender cet héritage jusqu’à en faire sa carte de visite. Lui qui se destinait modestement à reprendre la boulangerie familiale à Nice, est devenu un pâtissier haut de gamme, plusieurs fois primé et Meilleur Ouvrier de France.
Mais il porte toujours en lui cet amour du pain bien fait, cette flamme de l’arte bianca, qu’il partage jusque dans les laboratoires de la prestigieuse Ecole Nationale Supérieure de Pâtisserie.
Autre portrait, celui de Pierre Briand, 33 ans et déjà 18 ans de métier dans les mains. Compagnon du Devoir, il a ouvert sa première boulangerie il y a 2 ans, à la Turbie, où il perpétue un savoir-faire d’excellence avec des matières nobles.
Chez lui aussi, travailler la pâte reste un plaisir autant qu’un besoin : "le boulanger, il doit toucher la pâte. Le ressenti et l’âme du métier, c’est là. En tant que Compagnon, on a passé du temps à m’enseigner ces gestes et je me suis nourri de tout cela, ça m’a construit en tant qu’homme…"
Il y a aussi les reconvertis, comme Céline Cornutello. Jeune cadre dynamique, elle a changé de vie à la quarantaine et s’apprête avec enthousiasme à ouvrir sa boulangerie à Valberg. Objectif : panifier exclusivement sur levain naturel bio.
Ce nouveau métier qu’elle a choisi, elle l'envisage de manière à la fois responsable et visionnaire, en accord avec son époque. "Tu manies le vivant, en fait, et c’est quelque chose d’extraordinaire… Si le levain ne va pas bien, tu ne peux pas travailler et ce petit risque ajoute au piment de chaque journée".
Une filière qui se réinvente
De l’autre côté des Alpes, au Piémont, c’est une petite révolution qui s’opère. A Vicoforte, commune limitrophe de Niella, on rencontre un trio inédit de paysans-boulangers, eux aussi reconvertis.
"Le pain, on le fait revenir au centre de la table. Parce qu’à travers une miche de pain, on peut changer tout le territoire qui nous entoure", explique Enrico Bergamaschi.
Avec ses acolytes, il a repris les rênes de toute la filière, en retissant le lien direct entre le paysan, le meunier et le boulanger. Sur les terres familiales, ils font renaître les blés anciens et expérimentent des semences cultivées de l’autre côté de la frontière…
Autre acteur de cette nouvelle génération : Luca, que l’on rencontre au four à bois bicentenaire de Rosso Gentile. Lui aussi reflète la continuité des anciens. "Pour nous, il est primordial de nous baser sur les traditions, c’est comme cela qu’on expérimente, en cherchant à retrouver une mémoire. On s’appuie sur des récits de la tradition orale, on a à cœur de leur redonner vie en les mettant en pratique".
Les derniers des Mohicans
En plein centre-ville de Nice, les frères Moro, qui perpétuaient depuis plus de 50 ans la tradition boulangère familiale venue elle aussi de Niella, s’apprêtent à prendre la retraite (depuis, la boulangerie a fermé – NDLR).
Ici, on panifie encore à la main et au levain naturel, avec une balance hors d’âge et un four datant de 1950. "On nous appelle les derniers des Mohicans, parce qu’on travaille sans matériel, sans rien" sourit Robert, 66 ans, fier d’avoir suivi le chemin de ses grands-parents et de ses oncles.
Tout en pesant, coupant, façonnant et enfournant avec ces gestes sûrs que confère une longue pratique, il raconte. Comme ses aïeux, le goût du travail, il l’a dans les tripes. "On a passé toute notre vie ici. On est aussi vieux que les meubles, de vraies reliques !"
La renaissance d’un village
Ce lien avec le pain, ce "cordon ombilical viscéral", les descendants de Niella ne l’avaient pas perdu. Mais le tournage du film a eu des conséquences inattendues.
Au fil de son enquête et des témoignages, Géraldine Giraud a tissé des liens avec les uns et les autres et un véritable engouement s’est mis en marche autour du documentaire… jusqu’à raviver ce village "qui s’était endormi, qui avait oublié un peu de son histoire".
Sous l’impulsion d’un nouveau maire, le four communal a même rouvert.
"En retrouvant l’histoire, Niella se réinvente un avenir" se réjouit la réalisatrice, qui a d’ailleurs créé un groupe facebook "Le pain de Niella Tanaro" pour fédérer la diaspora franco-piémontaise des descendants. "Ce qui m’a le plus touchée en tournant ce film, c’est ce lien avec la terre, cet amour pour le village et l’hommage à nos aïeux. La flamme a été rallumée et j’espère qu’elle continuera à crépiter…"
Porté par une musique originale pleine de sensibilité – signée de l’accordéoniste et jazzman niçois Vincent Peirani – ce film passionnant, touchant et chaleureux se savoure et se partage. Comme du bon pain.
"Au nom du pain"
Un film de 52’ écrit et réalisé par Géraldine Giraud.
Une coproduction France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur / Girelle Production.
Diffusion jeudi 20 octobre 2022 à 22h45 sur France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur.