Ils sont des victimes silencieuses. Ces enfants doivent affronter la mort de leur mère dans des circonstances particulièrement violentes. Ils sont confrontés au fait que leur père (ou beau père) est l’assassin et doit être jugé pour ce crime. Et l’Etat n’apporte aucun soutien réel.
Ines, Ryan, Antony et Kevin sont les enfants de Lisa T. Ils étaient en première ligne, derrière la banderole, lors de la marche blanche organisée dimanche 9 janvier dernier, en hommage à leur maman.
La jeune femme de 45 ans est morte le 2 janvier, étranglée, chez elle, par son ex-compagnon, dans le quartier de la Madeleine, à Nice. L’homme, Khalid, 60 ans, a ensuite caché le corps dans le coffre de la voiture d’Antony.
Le 1er janvier de cette nouvelle année, deux autres femmes sont tombées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint.
Une quatrième, le 8 janvier, avec sa petite fille de 2 ans. Et toujours dans les mémoires, le meurtre de Chahinez Daoud à Mérignac en Gironde, en mai 2021.
« Le départ de la femme, ou la rupture à son initiative, est un élément déclencheur dans le passage à l’acte » explique Sandrine Bouchait, présidente de l’UNFF, l’Union Nationale des Familles de Féminicide.
L’association créée en 2019, pendant le Grenelle des violences faites aux femmes a 180 adhérents.
La plupart des enfants de féminicides, ou leur famille.
Les grands oubliés, dans l’ombre de l’absente
Aucun mot n’existe dans la langue française pour nommer ces enfants dont la mère est décédée d’un féminicide. Et le père incarcéré. Aucun mot. Aucun suivi psychologique. Aucun suivi financier. Pour ces orphelins, livrés à un sort redoutable, c’est le néant.
Pour ces enfants, il n’y a absolument rien. Sauf si, dans leur malheur, ils ont la chance d’habiter la Seine-Saint-Denis ou Lyon…
poursuit la présidente de l’UNFF.
«La Seine-Saint-Denis est le premier département a bénéficier d’un dispositif expérimental mené conjointement par le Parquet de Bobigny et l’Observatoire des violences envers les femmes. Un protocole féminicide y a été développé."
Le département du Rhône a repris la démarche. Mais rien n’a été étendu à l’ensemble du territoire.
De quoi s’agit-il ?
Sandrine Bouchait décrit le dispositif : "le protocole se met immédiatement en place après un féminicide. Très souvent, les jeunes se retrouvent sans hébergement puisque le lieu du crime, la plupart du temps le lieu de vie, est placé sous scellés.
Les enfants mineurs sont donc tout de suite hospitalisés et pris en charge psychologiquement. Cette prise en charge psychologique peut s’inscrire dans le long terme.
Concomitamment, dans la même semaine, l’Aide sociale à l’enfance (ASE) évalue les personnes les plus à même d’accueillir les enfants. De cette évaluation, découlera une décision de justice pour le placement des enfants."
Le protocole féminicide résulte de l’étroit partenariat entre l’Aide sociale à l’enfance, la santé, avec l’hôpital et la justice. Tout se passe en une semaine.
« Dans les autres départements, les enfants sont placés dans les familles sans évaluation. Le pire est qu’ils le sont souvent dans la famille même de l’auteur du crime, or cette famille n’aura d’autres moyens, pour accepter l’assassinat que de minimiser les faits ! » déclare atterrée la présidente de l’UNFF.
Le manque d’accompagnement et de statut pour les enfants orphelins d’une victime de féminicide est catastrophique pour leur devenir d’adulte.
Qu’ils soient mineurs ou jeunes majeurs, voire au-delà. Un collectif de députés a exprimé l’absolue nécessité à garantir un accompagnement médical et psychologique pour ces enfants dont le sort reste souvent méconnu. Pour ces victimes collatérales, les répercussions psychologiques sont indéniables.
Florence Hugo, psychologue, expert auprès de la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence, insiste sur l’importance du cas par cas : "c’est l’intérêt de l’enfant qui a subi un triple traumatisme qui prime. Il faut donc se poser cette question parce que le désir de l’enfant, son intérêt et sa demande ne se superposent pas. Toutes les possibilités doivent être laissées aux victimes et à ceux qui en ont la charge, après.
Il faut se demander, avant qu’ils revoient le père, si les enfants auront peur ou pas, s'ils auront envie ou pas etc… Parce qu’il y a de grands manques dans la non prise en charge.
Florence Hugo, psychologue, expert auprès de la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence
Dernièrement, j’ai eu le cas d’un père meurtrier dont les deux enfants étaient témoins et qui a demandé à les voir. La question à se poser est : quel était le désir de ces enfants-là ? C’est cela, l’important, car ce désir peut évoluer et, tout ça s’accompagne en grandissant. On ne peut pas dire oui ou non. Le monstre reste le père, mais il peut être possible de lui redonner, à un moment donné, une dimension humaine. Peut-être aussi, il ne peut pas être père, mais il peut revoir ses enfants… Tout est très nuancé… »
Une pétition pour la création d’un statut de victime
À l’initiative de l’association Union Nationale des Familles de Féminicide, une pétition circule qui a déjà recueilli 28.815 signatures.
La vidéo glaçante qui l’introduit est le témoignage de trois sœurs. Leur maman, Patricia, a été assassinée en 2019, par leur père, qu’elles désignent seulement par le terme de «géniteur», et qui s’est, ensuite, suicidé.
Les demandes en faveur des enfants orphelins ne sont pas exhaustives. Inspirées du modèle législatif italien, visant à protéger les enfants de féminicides, elles regroupent l’ensemble des droits dont pourraient bénéficier ces victimes :
• Une prise en charge psychologique, gratuite, en psycho-trauma, lors de l’annonce du décès et un suivi d’une durée indéterminée.
• La suspension de l’autorité parentale du parent meurtrier du jour du meurtre jusqu’au jugement définitif.
• La prise en charge du nettoyage de la scène de crime.
• L’élargissement du protocole féminicide.
• Un suivi particulier afin de faciliter l’accès aux études et à l’emploi (bourses d’études, mesures d’incitation à l’embauche, accompagnement financier et social à l’autonomie).
Le Grenelle des violences conjugales, lancé en 2019 par le gouvernement, a abouti à certaines mesures pour lutter contre le phénomène sociétal des femmes victimes de violences intra familiales.
C’est déjà une avancée, mais tout ou presque reste à faire en faveur des orphelins par féminicide.
Nous, les familles, on est les grands oubliés de ce Grenelle. C’est comme si, une fois que la femme est morte, tout s’arrête. Or, pour nous, c’est là que tout commence
déplore Sandrine Bouchait, présidente de l’UNFF.
"Depuis ce Grenelle, par exemple, l’autorité parentale est suspendue, en cas de féminicide. Mais pour 6 mois maximum ! Ensuite, c’est le juge aux affaires familiales qui décide du maintien de cette suspension le temps qu’il veut jusqu’au procès ou, qui décide que l’assassin est un bon père et lui rend l’autorité parentale !
Imaginez-vous le stress des enfants qui doivent demander l’autorisation pour un départ en classe de neige, ou pour la pose d’un appareil dentaire. Parfois, même les pères meurtriers s’opposent au suivi psychologique de leurs enfants ! Notre association dénonce une inégalité territoriale, car pour le même crime, il n’y a pas forcément la même décision de justice !" explique, indignée, Sandrine Bouchait..
Un décompte parmi les décomptes
Pour macabres qu’ils soient, les décomptes varient selon les médias et le "Collectif Féminicides Par Compagnons ou Ex" qui prend, lui, en compte, les cas "en attente" lorsque les enquêtes policières sont encore en cours.
Le Collectif a recensé :
- 2019 : 146 féminicides et 167 enfants orphelins dont 18 témoins du drame.
- 2020 : 102 féminicides et 102 enfants orphelins dont 16 témoins du drame.
- 2021 : 113 féminicides et 135 enfants orphelins dont 42 témoins du drame.
Une carte des féminicides conjugaux en France en 2022 est tenue à jour également :
Des progrès ont été réalisés pour protéger et accompagner les enfants
La mesure 14 du Grenelle des violences conjugales a supprimé, par exemple, l’obligation alimentaire des descendants envers le parent condamné pour homicide volontaire sur l’autre parent. De plus, un projet de loi relatif à la protection des enfants victimes prévoit l’interdiction de séparer les fratries.
Me Sandrine Reboul, avocate d’Enfance et Partage, partage ce relatif optimisme : « On part de très loin, explique-t-elle, puisqu’on part de la toute-puissance paternelle et d’une époque, pas si ancienne, ou le père avait toute puissance sur sa femme et sur ses enfants.
J’ai eu un dossier, il y a 2 ou 3 ans, ou un père a tué sa femme devant ses enfants. La police est arrivée. Elle a embarqué le père meurtrier. Il n’y avait personne pour garder les enfants.
Le procureur a donné l’ordre de relâcher provisoirement le père une nuit pour garder ses enfants. Résultat : il les a tués dans la nuit.
Me Sandrine Reboul, avocate d’Enfance et Partage.
La route de progrès est encore longue mais on avance. On reconnaît à présent qu’il y a choc et violence psychologique à voir sa mère se faire battre et (ou) assassiner. Les enfants majeurs peuvent prendre l’avocat de leur choix, mais ils ont droit à l’aide juridictionnelle totale quelles que soient les conditions de ressources. Quant aux mineurs, il y a la désignation d’un administrateur ad hoc et de l’association Actes Pélican, à Nice, qui exercera l’autorité parentale.
Les deux choisiront l’avocat qui représentera le ou les jeunes enfants. »
Selon le psychiatre niçois, Alain Salimpour : "les enfants dont la mère est victime de féminicide ont un double traumatisme et un double deuil : le deuil de la mère et la perte d’un père. Ce dernier qui doit protéger. Représentant Dieu sur terre, il devient le diable qui les prive de l’être qui est le plus cher au monde. »
Et d’ajouter, « les conséquences sont différentes selon qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Pour une fille, se développe la haine inconsciente de l’homme. Le père représente l’homme idéal et la recherche d’un amoureux passe par cette représentation pour une fille. Or, dans le cas de féminicide, elle est privée de cet être idéalisé. L’image du père devient destructrice et, s'il n’y a pas rapidement une prise en charge psychologique, le traumatisme se poursuit tout au long de sa vie.
Quant au garçon, qui s’identifie, en principe, à son père. Sa mère est son premier objet d’amour. Grâce à la parole du père, le garçon prendra conscience de l’interdit de l’inceste et il pourra désormais s’identifier à son père sans vouloir le remplacer.
Mais comment s’identifier à l’homme qui a tué le premier amour de sa vie ? Là aussi, la prise en charge psychologique est indispensable pour permettre à ces jeunes de continuer à vivre normalement malgré ce drame existentiel.
Alain Salimpour, psychiatre.
Cela étant, quel que soit le drame, l’enfant reste le fruit de l’amour au moment où il a été conçu. Bien plus tard, lorsque la période de deuil sera passée, il arrivera peut être, un jour, grâce à une prise en charge psychologique précoce, que le geste du père sera « compris » par rapport à l’éducation qu’il a lui même reçu enfant, par rapport à son passé, sa trajectoire. Quand on comprend, on peut pardonner et, à ce moment-là, continuer à vivre, pour soi. »
À Nice, Ines, Ryan, Anthony et Kevin ont eu, dans leur malheur, la chance de trouver immédiatement à leurs côtés quelques « hommes de bonne volonté », animés d’un altruisme véritable et discret.
Aucune publicité autour de cet accompagnement compatissant. C’est la volonté des quatre enfants de Lisa. Elle sera respectée.