Un décret publié dimanche 14 mai annonce la suspension de l'obligation vaccinale. Près de deux ans après avoir été suspendus de leurs fonctions, ces soignants non vaccinés des Bouches-du-Rhône vont pouvoir retrouver leur travail. Un soulagement en demi-teinte.
En choisissant de ne pas se faire vacciner en pleine pandémie de Covid-19, il y a près de deux ans, des milliers de soignants ont été suspendus de leurs fonctions. Ils peuvent désormais retrouver leur poste, s'ils le souhaitent. Un décret publié dimanche 14 mai au Journal Officiel annonce en effet la suspension de l'obligation vaccinale. Pour Olga*, infirmière en Ehpad dans les Bouches-du-Rhône, rien de très surprenant : "Ça a été un long combat, mais c'était la logique. Je savais que l'obligation allait être suspendue. C'était une question de temps. Mais la victoire n'est pas encore totale. Nous n'avons pas été indemnisés pour les préjudices et la loi n'a pas été abrogée."
Le gouvernement garde en effet la possibilité de suspendre à nouveau les non-vaccinés si la pandémie repart, par un nouveau décret. Le groupe PCF à l'Assemblée nationale a fait voter le 4 mai une proposition de loi abrogeant définitivement l'obligation vaccinale contre le Covid, ce qui interdirait tout retour des suspensions. Mais le gouvernement s'y oppose, et la proposition de loi n'a pas encore été examinée par le Sénat.
Des petits boulots pour garder la tête hors de l'eau
"J'ai peur que ça revienne, raconte Olga. On ne veut pas de ce yoyo, qu'on nous prenne et qu'on nous jette. Même s'ils nous suspendent à nouveau, je ne me vaccinerai pas." Quitte à travailler ailleurs. Depuis deux ans, Olga enchaîne les boulots pour s'en sortir. "Comme je travaille dans un établissement privé, j'ai pu trouver d'autres emplois, j'ai aidé des maraîchers, j'ai travaillé dans un entrepôt, une semaine par-ci, une semaine par-là, et depuis six mois, je suis femme de chambre."
Une solution de fortune qui ne peut plus durer pour cette mère de famille, infirmière depuis quinze ans : "J'ai clairement besoin de récupérer mon salaire d'infirmière. Et puis c'est mon travail, j'ai fait des études pour ça. Je ne peux pas laisser le système de santé."
"On n'était pas congelés dans un frigo en attendant le jour J"
Olga n'a pas reçu de courrier de sa direction, l'invitant à reprendre son travail. "J'ai dû prendre les devants. Ensuite ma direction m'a dit que je pouvais me présenter le lundi 15 mai à 8 h 15." Le retour dans son ancien poste demande toutefois un temps d'adaptation : "On n'était pas congelés dans un frigo en attendant le jour J. Nous avons tous des vies, on doit se réorganiser", explique la soignante. Mais elle ne craint en rien l'hostilité de ses anciens collègues : "Je suis droite dans mes bottes. Je veux revenir car sinon c'est comme s'ils avaient gagné. J'assume cette position d'être 'confrontante'. Peu importante ce qu'ils peuvent penser ça m'est égal."
Olga reprend aussi pour tous ses collègues "qui ne sont plus là". "Il y en a beaucoup qui se sont suicidés. Qui ont vécu des divorces, des déchirures. Pour nous ça a été une lutte, nos vies familiales ont été mises de côté. Il y a aussi les étudiants qui n'ont pas pu terminer leurs études. Ça a été d'une violence..."
"Ça a été un combat intérieur pour beaucoup de soignants. On ne voulait pas subir cette injonction, mais certains ont été obligés de courber l'échine."
Olga*, infirmière dans les Bouches-du-Rhône
"Tout cela a créé des blessures intérieures, ça mettra des années à guérir. Cette décision de suspendre les soignants non-vaccinés a créé une fracture au sein du milieu de la santé." Olga raconte notamment le cas d'une collègue qui a dû changer de service car ses collègues ne voulaient pas qu'elle revienne, ou d'une seconde qui a subi un "entretien psychologique" pour savoir pourquoi elle ne voulait pas se faire vacciner. "Ils lui ont retourné le cerveau, elle a été vaccinée et le soir même hospitalisée en psychiatrie."
"C'était du violence inouïe, on a été désintégrés avant d'être réintégrés, raconte à son tour Christian Barbe, éducateur spécialisé dans un institut médico-éducatif à Marseille et délégué syndical CGT de l'association Fouque. Je connais des familles qui se sont complètement fracturées. Au travail c’est pareil, cela montait les gens les uns contre les autres."
Christian a repris le travail lundi 15 mai. "J'attendais ce jour car financièrement, malgré mes mandats en tant que délégué syndical, cela devenait compliqué. Globalement, j'ai été bien accueilli au travail. Ma crainte, c'est que certains soignants qui eux se sont fait vacciner aient de la rancœur pour ceux qui peuvent revenir et qui ont résisté contre vents et marées."
3 000 soignants de retour sur 15 000 suspendus
Selon le ministère de la Santé, ces réintégrations concerneraient "quelques milliers" de soignants en France, une douzaine à l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, donc cinq soignants, rapporte Le Monde. "On évalue à peu près 3 000. C'est assez difficile d'avoir le chiffre exact", a précisé François Braun, ce lundi sur France Info, ajoutant que l'estimation était "très loin" des 15 000 suspendus évoqués au moment de l'obligation de vaccination contre le Covid-19 prise en août 2021.
Pour Elsa Ruillère, animatrice de collectifs de soignants refusant le vaccin et devenue élue CGT Santé, ils seraient "20 à 40 000" en France. Le ministère oublie le privé et les associatifs", a-t-elle déclaré à l'AFP. C'est le cas de Valérie*, éducatrice spécialisée dans le médico-social à Marseille. Après avoir attrapé le Covid au début de la pandémie, Valérie a choisi de ne pas se faire vacciner. Financièrement dans l'impasse, elle a fini par "céder" : "En tant que maman solo, c'était trop compliqué. Mais je ne ferai plus ce vaccin", assure-t-elle. Depuis la pandémie, l'éducatrice spécialisée s'est rapprochée d'autres soignants qui ont fait le choix de ne pas se vacciner.
"Nous avons vécu une pression énorme"
"On parle beaucoup des soignants qui ont assumé de dire non. Mais autour de moi, il y a également beaucoup de personnes qui se sont mises en disponibilité, ou qui ont tout simplement démissionné. Et puis il y a tous ceux, comme moi, qui ont accepté le vaccin, la peur au ventre. Nous avons vécu une pression énorme. Nous avons été malmenés, maltraités par l'opinion publique."
Et comment revenir ? Valérie évoque le cas d'une de ses collègues, à La Timone, qui s'est mise en disponibilité au moment de l'obligation. "Elle me dit qu'elle ne pourra pas revenir, par peur des réactions des autres soignants."
"Je trouve le combat des suspendus légitimes. Pour nous, il faut revenir au b.a.-ba de la médecine : la liberté de soin, de traitement, de prescription, respect du secret médical et du consentement libre et éclairé. Je le soutiens, nous ne sommes pas des antivax."
Mais alors quel est le profil de ces soignants qui ont refusé le vaccin ? En recueillant plusieurs centaines de témoignages, le sociologue du CNRS Frédéric Pierru, spécialiste de santé publique et Alexandre Fauquette ont cherché à comprendre pourquoi certains soignants avaient préféré éviter la seringue. Il en ressort "une grande détresse", exposent-ils dans les colonnes de Libération. "Les soignants non vaccinés sont très massivement des femmes, la plupart sont aides- soignantes, infirmières, et employées dans le secteur médico-social. Elles font en général partie des classes populaires."
"Tout le travail est déconstruit"
Pour Christian Barbe, la suspension des soignants non-vaccinés "va avec la casse du service public." "Il reste beaucoup de gens intérimaires, des précarisés. Un intérimaire ne va pas s’investir en sachant qu’il ne sera peut-être pas là dans quinze jours. Tout le travail est déconstruit, c'est un éclatement des valeurs du travail. Un émiéttage."
Une position partagée par Olga. "J'ai grandi en Belgique. J'ai pu comparer les deux systèmes. En France, le fonctionnement du service public est aberrant. Il faut tout revoir pour sauver l'hôpital."
"Être soignant, c'est des devoirs"
Cette réintégration des soignants non-vaccinés ne fait pas l'unanimité. Selon Mathias Wargon, chef des urgences Smur de l'hôpital Delafontaine à Saint-Denis, cette réintégration des soignants non vaccinés "est quelque chose d'assez grave en santé publique", a-t-il déclaré sur France Info. Selon lui, cela "remet en cause l'obligation vaccinale" des soignants, mais aussi "au-delà, parce qu'il y a 11 vaccins obligatoires pour les enfants."
Fin mars, le Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI) a également condamné la préconisation de la HAS de lever l'obligation vaccinale, dénonçant une "dérive".
"On ne parle pas de population générale, on parle de gens qui ont un métier, c'est d'être soignant", insiste Mathias Wargon : "Que fera-t-on la prochaine fois qu'il y aura une vague de vaccination" et des refus ? (...) Être soignant, c'est des devoirs. Est-ce que demain on va arrêter de se laver les mains parce qu'on ne croit pas aux microbes ?"
"On peut refaire l'histoire comme on veut, assure-t-il. La vaccination a permis de diminuer les formes graves, et probablement de diminuer la contagion. Il faut arrêter de se dire qu'il y a deux partisans, ceux qui préfèrent le bleu et ceux qui préfèrent le rouge : la vaccination, c'est un outil pour nous."
"On sait que la vaccination sauve des vies, a déclaré sur France Info François Braun, ministre de la Santé et de la Prévention. Pour moi, l'éthique du soignant est de se protéger."
* Les prénoms ont été modifiés