La chanteuse francophone la plus écoutée au monde est la cible de critiques virulentes et racistes depuis que son nom circule pour interpréter Edith Piaf à la cérémonie d'ouverture des JO de Paris.
Il a suffi que son nom soit évoqué le 19 février dans l'Express pour une éventuelle participation à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 pour que la toile s’enflamme. Aya Nakamura, l’interprète de "Djadja", qui frôle le milliard de vues sur YouTube, pourrait chanter Edith Piaf, icône de la chanson française. Coup de génie pour les uns, sacrilège pour les autres.
Alors que ni la chanteuse franco-malienne, ni l’Elysée ou le comité olympique n’a confirmé ou infirmé la nouvelle, la rumeur n'a cessé d'enfler, nourrie par les indignations de l'ultradroite. RMC en a remis une couche le 1ᵉʳ mars avec un sondage tout en nuance "Aya Nakamura pourrait chanter Piaf, réjouissant ou navrant ?". Ce à quoi 92% des sondés ont répondu défavorablement.
Reconquête n'est pas en reste et lance à son tour une croisade contre la chanteuse francophone la plus écoutée dans le monde. Le 9 mars, le collectif d’extrême droite "Les Natifs" a déployé, en bord de Seine à Paris, une banderole raciste relayée par un tweet du média d'extrême-droite Livre noir, avec ce commentaire : "Y’a pas moyen, Aya. Ici, c’est Paris, pas le marché de Bamako". "Raciste, mais pas sourd", a répondu le lendemain Aya Nakamura à ses détracteurs sur X.
Médéric Gasquet-Cyrus, sociolinguiste à Aix-Marseille Université (AMU), auteur de "En finir avec les fausses idées sur la langue française" (Les Editions de l'Atelier), a répondu aux questions de France 3 Provence-Alpes.
France 3 Provence-Alpes : En tant que linguiste, comprenez-vous cette polémique qui oppose la langue d'Aya Nakamura à celle d'Edith Piaf ?
Médéric Gasquet-Cyrus : La polémique porte soit-disant sur la linguistique, mais il a un problème plus grave de discrimination et de racisme assumé par des collectifs qui disent clairement "tu n'es pas française", auquel se mêle du sexisme. L'argument de la langue française est un prétexte, parce qu'elle déformerait le français.
Ce sont deux chanteuses différentes. C'est comme si on opposait Julio Inglesias et Jul, ça n'a pas de sens. Ou si on comparait Brassens et Hervé Vilard, et on a le droit d'aimer Brassens et Hervé Villard. On ne compare pas ce qui n'est pas comparable. C'est déjà biaisé quand on essaie de dire qu'il y aurait une espèce de qualité intrinsèque de la langue, et qu'une chanson devrait être en "bon français" et d'une certaine qualité.
Pour vous, l'univers langagier d'Aya Karamura nourrit-il la langue française ?
Totalement, dans la mesure où elle a beaucoup plus enrichi la langue française que la plupart des académiciens actuellement en poste qui ne font que répéter les mêmes choses. Ce n'est pas un jugement de valeur. A titre personnel, je ne suis pas fan, je n'écoute pas Aya Nakamura.
Mais est-ce qu'elle apporte de la créativité ? Oui. "Djadja", "Pookie", quand les gens répètent ça, ils jouent avec la langue française. C'est ça aussi la chanson, c'est un jeu verbal, c'est une façon de se l'approprier par du rythme, de la mélodie, de la prosodie, par des jeux de syllables. C'est ce qu'elle fait en tant que chanteuse.
On aime ou on n'aime pas, mais Dutronc fait pareil quand il fait "crac boum hue" ou "Merde in France", il s'amuse avec les sonorités de la langue, comme plein d'autres l'ont fait.
Médéric Gasquet-Cyrus, linguiste (AMU)France 3 Provence-Alpes
Ce faux prétexte, de dire "elle parle mal la langue française", ou elle la déforme, ça s'appelle la chanson ou la poésie et c'est une question d'esthétique personnelle. Prendre la langue de Molière comme référence, c'est absolument stupide.
Est-ce que c'est le signe que la langue française se porte bien ?
La langue française ne s'est jamais aussi bien portée, par le nombre de locuteurs, et par sa solidité. Elle fait partie des langues les plus enseignées dans le monde, qui est le plus solidement appuyé sur une littérature, des journaux, les réseaux sociaux, le numérique, sur une diplomatie, sur de l'économie. La langue française ne va pas mourir, elle n'est pas en danger du tout.
Il y a toujours des personnes qui aiment bien jouer à se faire peur, qui disent "c'était mieux avant", "on va disparaître", "on enlève les croix sur les affiches", c'est la même rengaine conservatrice ou nationaliste, ou nationaliste et conservatrice et exonophobe. Le fait qu'Aya Nakamura ou Jul chante en tordant les mots et en s'amusant avec les sonorités, oui, c'est un signe de vitalité. Tous les écrivains, tous les poètes ont fait ça. Et c'est parce qu'ils ont renouvelé sur le travail sur la langue que la langue s'est développée dans une autre direction. Hugo a changé des règles poétiques, Baudelaire, Rimbaud l'ont fait aussi, et après les surréalistes et plein d'autres. Raymond Queneau disait qu'il faut les règles de la grammaire ou de la phonétique. Il ne s'agit pas de comparer.
Dire "Nakamura c'est Baudelaire", ça n'a pas de sens. Mais la langue française se porte bien et on a droit de jouer avec, heureusement.
Médéric Gasquet-Cyrus, linguiste (AMU)
Aya Nakamura contribue-t-elle à sa manière à faire vivre la langue française dans le monde ?
Elle contribue à son rayonnement bien plus que la plupart écrivains ou polémistes, etc. qui râlent, mais qui ne font rien pour la langue française, sinon pleurer sa pseudo-disparition, son pseudo-déclin, ou sa pseudo-gloire passée. Elle contribue factuellement à diffuser et à faire rayonner la langue française.
Que pensez-vous des critiques virulentes sur ses fautes d'orthographe sur les réseaux sociaux ?
C'est un sport national français, on attaque l'orthographe des personnes pour ne pas attaquer le fond. On peut à titre personnel être choqué, ou dire "une chanteuse ne devrait pas faire de fautes", mais encore une fois, c'est une chanteuse ou une académicienne ou un professeur de français ? Jul fait plein de fautes, mais il fait danser des millions de personnes en France et en Europe.
👉 « Y’a pas moyen Aya. Ici c’est Paris, pas le marché de Bamako » : action du groupe Les Natifs (@LNatifs) hier soir à Paris pour contester le fait qu’Aya Nakamura représente la France en interprétant une chanson d’Edith Piaf lors de la cérémonie d’ouverture des JO 2024 à Paris. pic.twitter.com/o8Y2TeDUEl
— Livre Noir (@Livrenoirmedia) March 9, 2024
Bien sûr, ça donne du grain à moudre, et sur le coup, j'ai même pensé qu'elle avait fait exprès, parce que ça peut faire provoc, je comprends qu'il puisse y avoir une réaction. Mais quand on attaque sur la forme plutôt que sur le fond, on a perdu.
Comment se fait-il que cette polémique devienne politique ?
Les questions de langue sont toujours politiques. La chanson n'y a jamais échappé. Et là, il y a une récupération de l'extrême-droite, avec des identitaires parisiens qui ont déployé leur bâche. Mais il y a quelque chose de vraiment stupide, c'est que les gens croient que la langue française, c'est la langue de France. Il ne faut pas oublier qu'elle est parlée sur la plupart des continents. Il y a potentiellement plus de locuteurs aujourd'hui en Afrique, en Afrique subsaharienne notamment, qu'en France.
L'avenir de la langue française n'est pas en France, il est ailleurs. Il est avec ce qu'en font les Québécois, les Suisses, les Belges, les Algériens, les Béninois, les Camerounais, les Ivoiriens. Aya porte aussi ça. Et toutes les récupérations sur le drapeau, la croix, etc, on les retrouve là, c'est d'un classique raciste, nationaliste, xénophobe et sexiste.
En 2020, Aya Nakamura avait été la cible de critiques pour ses paroles, et vous aviez déjà pris sa défense sur Twitter ?
Ce n'est pas nouveau. Encore une fois, elle est victime de ce mépris qui consiste à comparer comme s'il y avait une bonne et une mauvaise façon de parler la langue et s'il y avait une bonne culture. C'est stupide aujourd'hui de dire qu'il y a une bonne ou une mauvaise culture. On a eu la même chose avec le rap quand il est apparu dans les années 80. On disait ce n'est pas de la vraie musique, aujourd'hui le rap c'est la musique la plus écoutée, la plus diffusée, la plus vendue.
Quand on se focalise sur la chanson d'Aya Nakamura, on oublie que c'est de la chanson, qu'elle joue avec les sonorités, les répétitions, des onomatopées parfois, elle joue avec la musique derrière. Et lire un texte d'elle comme si c'était une récitation, comme ça a été fait dans une émission, c'est oublier ce que c'est que la musique. Ramener tout ça à des poèmes scolaires, ça montre un point de vue très arriéré sur la langue. Et c'est ça qui est le plus inquiétant, plus que : Aya Nakamura chantera ou ne chantera pas ?