La langue marseillaise dépasse les frontières de la Provence, c'est le constat fait par le dialectologue Mathieu Avanzi au terme d'une enquête menée entre 2015 et 2023. Il décrypte les mouvements des langues régionales en France dans son ouvrage "Comme on dit chez nous" paru en librairies le jeudi 19 octobre 2023.
Manger une bouillabaisse à Paris, boire un pastaga au fin fond de la Bretagne ou entendre Emmanuel Macron clamer qu'il ne "craint dégun" : Voilà autant de symboles d'une langue marseillaise qui n'a plus de frontières. Ces mouvements linguistiques garnissent le travail de recherche de Mathieu Avanzi, directeur du centre de dialectologie et d’étude du français régional à Neuchatel en Suisse. Il publie ce jeudi 19 octobre son ouvrage Comme on dit chez nous, le grand livre du français de nos régions.
Si Jul est devenu le chanteur le plus écouté en France avec son vocabulaire bien local, c'est le fruit d'une histoire de la langue marseillaise, répandue aujourd'hui dans tout le pays. Mathieu Avanzi nomme ce phénomène la "dérégionalisation", France 3 Provence Alpes l'a interrogé à ce sujet.
France 3 Provence Alpes : qu'est-ce que signifie la "dérégionalisation" de la langue marseillaise dans votre étude ?
Mathieu Avanzi : Marseille, c'est la deuxième ville de France. Ce qui est intéressant, c'est qu'elle a ce rôle de capitale du sud qui va faire qu'un mot marseillais va se répandre très rapidement dans le tout le sud, jusqu'à Toulouse par exemple. Même en Suisse, j'ai entendu quelqu'un me dire "il n'y aura degun !" Les mots de Marseille ont tendance à se dérégionaliser beaucoup plus par rapport aux autres régions. Plusieurs choses l'ont démontré : on a entendu Macron dire "on craint dégun" lorsqu'il briguait son premier mandat, ou cette même expression dans une pub pour le maillot de l'OM avec des supporters de toute la France. "Dégun" c'est aussi le nom d'un film d'humour, etc.
Quels éléments peuvent déclencher la dérégionalisation d'un mot ?
Le marketing a une grande importance, il accélère le mouvement linguistique à des fins économiques. Les restaurants parisiens vendent de la bouillabaisse, la bière "la cagole" est trouvable dans des supermarchés au fin fond de la Savoie chez mes parents... Il y a même des goodies à l'effigie de ces mots qui sont conçus !
Vous évoquez dans votre livre le mot "cagnard", qui est devenu péjoratif, passé d'un "espace en plein air propice au repos" à une désignation de chaleurs caniculaires. Comment expliquer cette évolution ?
L'actualité peut provoquer ces changements. Ici, le bouleversement climatique provoque des adaptations de la langue française comme avec le mot "tsunami" qui a dû être emprunté au Japonais au XXème siècle. En ce qui concerne le cagnard, le réchauffement climatique nous pousse à assimiler le plein air à des chaleurs parfois étouffantes. Cette définition a vocation à se généraliser.
Existe-t-il d'autres exemples de mots dont la signification a évolué en lien avec l'actualité ?
Oui. La "cagole", est un mot passé d'une insulte à un sentiment de fierté. Au début du XXème siècle, ce mot désignait une prostituée dans la littérature de Marcel Pagnol (dans "Fanny" en 1906, ndlr). Aujourd'hui, il est devenu une manière de s'affirmer pour la femme marseillaise. Ça rentre dans un contexte où le féminisme monte en puissance. Les femmes se présentent aujourd'hui avec fierté, comme elles ont envie, avec leur liberté. La trajectoire sémantique est très impressionnante : même Balenciaga reprend ce mot pour nommer leurs bottes à 2000 euros !
Parmi les expressions apparues récemment, quelles influences participent à la diffusion de la langue marseillaise ?
En ce qui concerne cet argot, on se retrouve avec des mots qui sont employés partout et pas seulement à l'échelle régionale. Les mots des jeunes sont plus difficiles à étudier. La musique très consommée en ligne, et les réseaux sociaux, vont dérégionaliser les mots instantanément. Le mot "fraté" par exemple est une forme empruntée aux corses, et aujourd'hui on l'entend à Paris et partout en France grâce aux titres musicaux où il est employé notamment.
Vous démontrez aussi que les Marseillais rajoutent des syllabes dans certains mots de la langue française. Pour quelle raison ?
En occitan, toutes les voyelles étaient prononcées. Il n'y avait que très peu de mots où plusieurs consonnes se suivaient. C'est le cas pour "Soixante-dix" qui devient "Soixante-et-dix" dans la langue marseillaise, mais aussi pour les mots pneu ou rugby qui se voient ajoutés des e muets, devenant "peneu" et "rugueby". Ces changements démontrent une volonté d'écrire une langue comme on la parle et ce n'est ni gênant, ni incorrect.