À l'heure de la déclaration des revenus, les usagers sont nombreux à se poser des questions. Entre erreurs de pré-remplissage et prise de rendez-vous impossible, difficile de s’y retrouver quand la dématérialisation et l'externalisation des services publics s'accélèrent. État des lieux en Gironde.
“À qui le tour ?”, questionne une agente de sécurité. Au pied du gratte-ciel de la cité administrative de Bordeaux, une quarantaine de personnes patiente ce mardi 3 mai. Le service des impôts des particuliers (SIP) est ouvert uniquement le matin, de 8h30 à 12h.
“C’est de pire en pire”
“J’ai posé une demi-journée pour venir”, explique Khaniaané, sa déclaration d’impôts à la main. Ce Bordelais de 34 ans aimerait rectifier le montant pré-rempli sur sa fiche d’imposition, qui ne correspond pas à ce qu’il a réellement gagné en 2021.
Au téléphone, on lui a dit que le logiciel ne permet pas de rectifier l’erreur à distance. “J’ai eu exactement le même problème l’année dernière. Les impôts ont dû me rembourser 750 euros !”
Quelques mètres devant lui, la file avance. Une dame d’une soixantaine d’années perd patience. “C’est de pire en pire”, s’agace-t-elle, n’ayant pas réussi à prendre rendez-vous. “Avant on était reçus différemment, il y avait un accueil avec des chaises. Là qu’il pleuve, qu’il vente, on attend dehors !”
Midi pile, un agent de sécurité annonce la sentence : “Messieurs-dames, on est fermés !” La quinzaine de personnes qui attendait encore doit rebrousser chemin. Une femme, avec son bébé dans la poussette, est désemparée. “Je n’ai pas internet, je ne sais pas comment faire !”, lance-t-elle.
“Je suis désolée, vous devez rentrer chez vous”, tente de calmer Émilie Lorente, secrétaire-adjointe de Solidaires Finances Publiques 33. “Essayez de revenir ou de prendre rendez-vous.”
15% des Français n’ont pas de connexion internet
Pour la plupart des personnes, la numérisation des services publics, comme les Finances publiques, permet de gagner un temps précieux. Pourtant, 15% des Français n’ont pas de connexion internet à domicile et 28% s’estiment peu ou pas compétentes pour effectuer une démarche administrative en ligne, d’après un rapport sur le sujet, mené par la Défenseure des droits, Claire Hédon.
“Chacun d’entre nous peut, un jour, rencontrer un blocage incompréhensible face à un formulaire en ligne, ne pas parvenir à joindre un agent, échouer à dénouer un problème”, rappelle Claire Hédon, la Défenseure des droits.
Un constat partagé par le principal syndicat des agents des Finances publiques. “Le gouvernement a imaginé que la dématérialisation était la réponse à tout !”, dénonce Patrick Mérian, secrétaire départemental de Solidaires Finances Publiques dans la Gironde.
Selon la DRFiP (direction régionale des Finances publiques) de Nouvelle-Aquitaine et de Gironde, 85 % des usagers girondins ne se rendent pas aux guichets, faisant “leur déclaration sur internet” ou validant “implicitement leur déclaration pré-remplie.”
Les agents ne nient pas les avantages de la dématérialisation “qui amènent une facilité dans les missions et un moindre risque d’erreurs”, précise Patrick Mérian. "Mais elle ne suffit pas à justifier la baisse d’emplois”.
“Remettre de l’humain derrière les guichets”
Au total, 443 postes ont été supprimés à l’échelle de la Gironde depuis 2011, d’après un décompte de Solidaires Finances Publiques. Dans les départements voisins de la Dordogne et du Lot-et-Garonne, ce sont respectivement 191 et 50 postes en moins depuis 2011.
Des suppressions d'emplois qui devraient se poursuivre dans le cadre du projet de loi de finances 2022.
Selon la DRFiP de Nouvelle-Aquitaine et de Gironde, 29 emplois sont supprimés en Gironde en 2022 et 40 emplois sont transférés. "Les suppressions d'emplois en 2022 correspondent à 1,59 % du nombre total d'emplois de la la DRFiP de Nouvelle-Aquitaine et de Gironde", fait savoir le directeur régional, Samuel Barreault, par mail.
Des réformes majeures, telles que le prélèvement à la source ou la suppression de la taxe d'habitation pour la résidence principale permettent ces suppressions d'emploi qui, au plan national, servent à créer des emplois, dans d'autres administrations, à la justice, pour les forces de l'ordre ou dans l'hôpital public.
Samuel Barreault, directeur régional des Finances Publiques de Nouvelle-Aquitaine et de la GirondeSource : questions envoyées par mail
En 2021, 31 emplois avaient été supprimés et 34 avaient été relocalisés hors du département de la Gironde.
Ces réductions de personnel ont surtout concerné l’accueil. “Il y a une dizaine d’années, nous étions ouverts 5 jours sur 7 toute la journée sans rendez-vous”, se rappelle Sylvie Caron, représentante de la CGT Finances Publiques en Gironde, qui demande à “remettre de l’humain derrière les guichets”.
Celle qui travaille depuis 37 ans aux Finances Publiques regrette que “les gains réalisés grâce à cette manne numérique ont juste permis de réduire l’offre en matière d’accueil”, avant de poursuivre : “ça aurait pu être dirigé vers d’autres secteurs… comme le contrôle fiscal, qui pourrait rapporter gros à l’État !”
Personne au bout du fil
En plus des suppressions d’emplois et du développement des démarches en ligne, la DGFiP (Direction générale des Finances publiques) renforce aussi ses services à distance depuis plusieurs années, avec une ligne téléphonique dédiée.
Ainsi, il n’est plus possible d’appeler directement un service : il faut composer un numéro unique. Et lorsqu’un Bordelais appelle, l’agent au bout du fil est à Valence, dans la Drôme, où se situe le centre de contact des particuliers de Gironde. “Les agents ne sont là que pour répondre à des questions simples, alors qu’un usager veut un service de proximité et de qualité”, assure Patrick Mérian, le secrétaire départemental de Solidaires Finances Publiques.
Encore faut-il qu’il y ait quelqu’un au bout du fil. Zeina, assistante maternelle dans le quartier de Bacalan à Bordeaux, a tenté d’appeler en début de semaine. “Il y avait 22 personnes devant moi”, raconte-t-elle. “Au bout de 45 minutes, on me dit que je suis troisième sur la file d’attente, et là, ça me raccroche au nez ! C’est n’importe quoi.”
La disparition des trésoreries
Créée en 2008 à la suite d'une réforme engagée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la DGFiP a entamé une profonde mutation depuis 2019, impulsée par l’ancien ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin. Celle-ci a notamment entraîné la fermeture de nombreuses trésoreries de proximité. Sur le territoire de la Gironde, 20 agences seraient concernées et regroupées dans des services de gestion comptable, dans le cadre du nouveau réseau de proximité (NRP), selon le syndicat Solidaires Finances Publiques.
Ces anciens points d’accueil sont progressivement remplacés par les espaces France services. Objectif du gouvernement : que chaque Français puisse bénéficier de ce service de proximité à moins de 30 minutes de chez soi. Il permet de faire les démarches administratives de plusieurs services publics, comme les Finances publiques, l’assurance maladie, la retraite, ou Pôle Emploi. La Gironde compte 39 espace France services.
“Les agents accompagnant les usagers ne sont pas issus de ces différents services publics”, regrette la Défenseure des droits dans son rapport. “Ce sont des agents d’accueil offrant un accompagnement de premier niveau.”
“Le but est de décourager les gens à venir”
Pour Patrick Mérian, le secrétaire départemental de Solidaires Finances Publiques 33, “le but est de décourager les gens à venir”. Il donne l’exemple des habitants du Médoc. Pour obtenir un renseignement, “ils allaient à la trésorerie de Castelnau-de-Médoc”, devenue une antenne du SIE (service des impôts des entreprises) de Mérignac depuis le 1er janvier 2022.
“Les gens continuent quand même à y aller et ils tombent sur des agents qui n’ont pas réponse à leur question et leur indiquent qu’il faut aller à Bordeaux. Vous imaginez bien que ces gens-là vont laisser tomber. Et donc le but de la DGFiP est atteint !”
Or comme le soulignent les syndicats, ce sont précisément des personnes en difficulté, âgées ou sans moyens (de locomotion par exemple) qui ont besoin d'un service de personne à personne, particulièrement dans les communes rurales. Un contexte qui nourrit le sentiment d’abandon dénoncé par le mouvement des Gilets jaunes depuis 2018.
Il y a un abandon du territoire au profit de la dématérialisation et du téléphone
Émilie Lorente, secrétaire-adjointe Solidaires Finances Publiques 33
De son côté, la DGFiP assure avoir engagé cette mutation, depuis 2019, comme une "démarche de relocalisation de services publics dans les territoires". Une démarche, qui "s’inscrit dans les orientations gouvernementales de relance des dynamiques territoriales locales”, souligne par mail Samuel Barreault, directeur régional des Finances Publiques de Nouvelle-Aquitaine et de la Gironde.
"N'oublions pas que les suppressions d'emplois se font avec les départs à la retraite naturels et que personne n'est obligé de déménager", ajoute-t-il.
Chez les agents, “il y a beaucoup de souffrance”
Si les usagers paient le prix de cette fusion des services, ce sont les fonctionnaires qui sont les premiers concernés. “Voir sa mission détruite, c’est douloureux”, partage Sylvie Caron, représentante de la CGT Finances Publiques en Gironde. “Il y a beaucoup de souffrance, car on aime ce que l’on fait, on y croit.” Entre mobilités "contraintes" et offre de formation “qui n’est clairement pas suffisante”, “tout cela engendre beaucoup de pression”, témoigne Sylvie Caron.
Et les missions des agents sont de plus en plus exigeantes. “Derrière ces missions, il y a des politiques de chiffres et de la performance, qui ne sont pas toujours compatibles avec une qualité de travail que les agents ont à cœur", complète Émilie Lorente, secrétaire-adjointe de Solidaires Finances Publiques 33.
Finances publiques, mais aussi hôpitaux, éducation… Le maintien des services publics de proximité est une problématique au cœur de la campagne des élections législatives, dont le premier tour aura lieu le 12 juin prochain.