ENQUÊTE EXCLUSIVE. Impôts 2022 : déclaration par Internet, barrière de la langue, accessibilité, rencontre avec les oubliés des services fiscaux

Handicap, fracture numérique, barrière de la langue : effectuer ses démarches administratives est un parcours du combattant pour plus d’un quart de la population. Malgré ses efforts, le système fiscal n’accompagne pas efficacement tous ses contribuables. Une enquête exclusive des étudiants en Master journalisme de Sciences po Rennes.

"La dernière fois, je n’ai pas pu finir toute seule parce qu’ils demandaient les coordonnées bancaires. Ça, c’est impossible pour moi. Il y a des choses comme ça, on arrive à la fin, et il y a quelque chose qui bloque." Assise droite sur sa chaise, les jambes serrées, Sophie se remémore avec amertume la fiche d’imposition qu’elle a remplie l’année passée. À sa gauche, une canne blanche est pliée discrètement dans son sac à main. Une épaisse revue aux pages en relief est posée sur ses genoux. Il s’agit du dernier numéro de Geo en braille. Sophie a progressivement perdu la vue et l’ouïe à la suite de maladies dégénératives. Elle raconte à quel point les démarches administratives liées à l’impôt s’avèrent compliquées et sources de stress.

Tel qu’il est conçu, le système fiscal est semé d’embûches pour les citoyens en situation de handicap, car il n’est pas encore adapté à leurs besoins. Leur cas n’est pas unique. Comme on le verra dans la suite de cette enquête, d’autres publics sont concernés, notamment les personnes qui maîtrisent mal les outils informatiques ou celles qui parlent mal le français.  

La loi de 2005 sur le handicap est pourtant claire : le "principe d’accessibilité généralisée" concernant les infrastructures publiques et le numérique, quel que soit le type d’invalidité, doit être appliqué. Mais le rapport "Plus simple la vie : 113 propositions pour améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap", rendu treize ans plus tard au Premier ministre en 2018, démontre que ces engagements ne sont pas tenus. Seulement 4 % des sites officiels en ligne répondaient aux normes d’accessibilité. De vraies lacunes subsistent et il n'est pas chose aisée de trouver de l’aide lorsque l’on vit avec une invalidité. Des efforts ont été réalisés, mais le site impots.gouv n’est aujourd’hui que partiellement conforme (63 % des critères sont respectés). 

Attendre et être patient

Le premier interlocuteur des personnes en situation d’invalidité est la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). C’est ici qu’elles s’adressent pour faire reconnaître leurs droits mais aussi bénéficier d’allocations et de soutien humain et matériel. En revanche, la MDPH n’a pas pour mission d’accompagner ses usagers dans leurs démarches administratives liées à l’impôt. Cette institution s’occupe en réalité de centraliser et d’évaluer les dossiers avant de réorienter ce public vers différents organismes ou associations en fonction de leurs besoins.  Seulement, les délais de réponse sont parfois longs, comme l’illustre Sophie : "Il faut attendre, surtout attendre et être très patient. La dernière fois que j’ai fait une demande pour un appareil braille, j’ai attendu un an et deux mois avant d’avoir une réponse. Et c’est de plus en plus long, avant c’était six mois d’attente." Entre-temps, et sans avoir trouvé d’aide dans d’autres structures, le contribuable en situation de handicap se débrouille seul.      

Le plus souvent, il est ensuite redirigé vers les Services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS). Celui de l’Añvol à Rennes est spécialisé dans la surdité et la malentendance. Située boulevard du Portugal dans le sud de Rennes, cette association propose des cours de langue des signes, une assistance dans les démarches administratives ainsi que la mise à disposition d’interprètes. "On a une mission d’accueil, d’information et d’orientation. Le but premier de notre service est de permettre aux sourds et malentendants d’avoir les mêmes droits que tout un chacun", développe Béatrice Le Cointe-Magny, travailleuse sociale à l’Añvol.

Dans cette optique, un inspecteur des impôts intervient une matinée par an dans les locaux du SAVS pour tenir une permanence. Cette initiative est à mettre à l’actif du Centre des finances publiques. Hugues Bied-Charreton, directeur de la Direction régionale des finances publiques (DRFip), s’en félicite : "Au niveau local, on se déplace beaucoup. On intervient dans des centres de malvoyants et de malentendants, on se déplace dans les associations pour prendre en charge les démarches administratives." 

"Les impôts, c’est quelque chose de personnel. Donc il faut avoir confiance en qui on demande de l’aide. C’est si facile de s’en prendre aux personnes vulnérables…"

Sophie, contribuable malvoyante et malentendante

Les obstacles administratifs sont pourtant nombreux. Dans le cas de la surdité, la langue des signes possède une construction bien différente de celle du français. L’écrit est parfois source de problèmes et remplir sa fiche d’imposition peut représenter un réel parcours du combattant.

Par ailleurs, des subtilités existent pour le contribuable en situation de handicap. Sur la deuxième page de la déclaration de revenu, par exemple, les détenteurs d’une carte mobilité inclusion (CMI) doivent cocher une case offrant une demi-part fiscale en plus. Cela ouvre des droits, notamment concernant les impôts locaux. Encore faut-il être au courant de l’existence de cette case !

Les centres des Finances publiques ne sont pas non plus adaptés à la prise en charge de demandes pour quiconque se trouve en situation de handicap. Pour une personne sourde, aller sur place nécessite l’assistance d’un interprète. Le plus souvent, il faut prendre rendez-vous à l’avance. "Pour ça, on a besoin de l’aide téléphonique. Même avec un implant auditif, ça ne suffit pas. Maintenant, je dois demander de l’aide pour téléphoner", souligne Sophie. 


Pour surmonter ces obstacles, le gouvernement mise depuis plusieurs années sur le numérique. Pensé comme "levier vers l’autonomie et l’inclusion", il apporte cependant son lot de nouveaux problèmes. Certes, des dispositifs ont été mis en place comme l’utilisation d’un logiciel vocal pour les malvoyants. Mais il reste encore beaucoup à faire et Hugues Bied-Charreton reconnaît que "tout n’est pas adapté".

Dans le cas de Sophie, à la fois malvoyante et malentendante, le passage au numérique s’est révélé compliqué. La quinquagénaire s’appuie donc sur l’Añvol ou bien sur des proches : "Les impôts, c’est quelque chose de personnel. Donc il faut avoir confiance en qui on demande de l’aide. C’est si facile de s’en prendre aux personnes vulnérables…" 

Même si Sophie bénéficie d’énormément d’assistance au SAVS de l’Añvol, elle a dû apprendre à se débrouiller seule face à sa fiche d’imposition numérique. L’an passé, à la suite d’une erreur, sa fille s’est vue retirer sa bourse étudiante à cause d’une case mal cochée. À chaque fois, elle doit déployer toute une organisation, avec une forme d’appréhension quand approche l’échéance. Sophie relate ses astuces : "Je le fais à certains horaires quand la luminosité est assez bonne. J’agrandis et je rétrécis aussi, sinon il y a des choses que l’on ne voit plus. J’y passe beaucoup plus de temps que quelqu’un d’autre, comme pour tout. Mais quand je réussis à le faire toute seule, je suis contente."

Le fait d’avoir une situation fiscale stable, sans grands changements d’une année à l’autre, permet également d’acquérir certains repères dans sa déclaration. Cela crée une forme de routine.

Accès refusé

Depuis que les revenus sont déclarés automatiquement, le numérique apporte tout de même certaines solutions aux contribuables en difficulté. Le directeur de la DRFip Bretagne se réjouit de cette mesure : "La déclaration automatique simplifie les démarches pour ces populations grâce à une demande pré-remplie. Il n’y a aucune démarche à faire si la situation personnelle n’évolue pas en cours d’année." 

Quand on est à l’aise avec Internet, cela peut faciliter les choses. C’est le cas de Danielle. Sourde de naissance, cette jeune retraitée a réalisé une partie de sa carrière à la Banque de Bretagne. Aujourd’hui, elle loue le numérique : "J’ai tellement pris l’habitude, je coche toujours les mêmes cases. Et comme maintenant, le formulaire est pré-rempli, je compare avec les chiffres de l’année précédente. Même si certaines phrases utilisées par l’administration, c’est vrai, peuvent être compliquées." 


Une forme de prise de conscience émerge aussi dans certaines institutions, notamment à la Maison départementale des personnes handicapées, qui s’emploie à la clarification de son site.

Josuan Vallart, chef du service communication de la MDPH35, revient sur les solutions informatiques expérimentées par l’institution où il travaille : "Quand l’utilisateur se connecte pour la première fois au site, il va identifier son handicap et l’affichage de la page va se faire différemment, en fonction éventuellement d’une déficience visuelle ou d’un handicap mental pour que ce soit, par exemple, des mots-clés qui apparaissent." Si ces avancées portaient leurs fruits, pourquoi ne pas les transposer aux plateformes en ligne des centres des Finances publiques ? Cela améliorerait pour tous l’accès à l’impôt.

Mais derrière cette informatisation grandissante se cache un autre enjeu, moins favorable aux contribuables en situation de handicap : l’automatisation des tâches qui permet moins de travail et donc de potentielles économies pour l’État.

Béatrice Le Cointe-Magny, travailleuse sociale au service d’accompagnement à la vie sociale de l’Añvol, constate avec une forme de lassitude cette volonté de tout robotiser : "La vie des gens ne se réduit pas à cette façon binaire de voir les choses. Les sourds peuvent avoir un accès compliqué au français et là, on les renvoie dans leurs démarches à des subtilités que même les entendants ont du mal à comprendre." Ces situations mettent en échec, ce qui exacerbe le sentiment d’être oublié.


Souvent vendu comme un moyen plus simple et inclusif d’accomplir ses démarches administratives, le tout numérique complexifie en réalité les choses. Au-delà de l’aide qu’elles réclament, les personnes en situation de handicap désirent comprendre leurs fiches d’imposition. "Les gens ont besoin de réponses alors que le numérique les guide seulement pour qu’ils entrent leurs données. En tant qu’interprète, on essaie de remettre un peu de sens dans tout ça. Tout se déshumanise et c’est d’autant plus dur pour le public en situation de handicap", souffle Béatrice Le Cointe-Magny. 

Plusieurs fissures

Dans son rapport de février 2022, la Défenseure des droits, Claire Hédon, tire la sonnette d’alarme. Elle met en garde contre la dématérialisation entière des services publics : aujourd’hui, 80 % des réclamations qui lui sont adressées concernent les difficultés liées à l’administration. "Notre premier rapport, en 2019, était déjà un cri d’alerte. On comptait, comme aujourd’hui, treize millions de personnes en difficulté avec le numérique en France, se souvient Daniel Agacinski, délégué général à la médiation de la Défenseure des droits, nous avions émis certaines préconisations, entendues par le gouvernement d’ailleurs, mais ça n’a pas été suffisant." Depuis le lancement en octobre 2017 du Plan action publique 2022, qui officialise cette volonté de l’exécutif de passer à la dématérialisation totale des services publics d’ici à la fin de l’année, le sentiment d’impuissance s’est accentué chez les contribuables. 

Le rapport signale, entre autres, le risque d’une augmentation des cas de "non-recours" des usagers. Autrement dit, des citoyens ne vont pas accéder à leurs droits par découragement, fatigués d’entreprendre des démarches compliquées : "Quand on a ces personnes au téléphone, ou quand on les reçoit, elles sont épuisées, décrit le délégué. Elles nous remercient d’avoir quelqu’un avec qui échanger : elles n’en pouvaient plus de se faire renvoyer sans cesse sur les mêmes sites, sans vraiment obtenir de réponse à leur question." Ce risque de non-recours est un élément récurrent chez les personnes en situation de "fracture numérique". Un phénomène de disparités d’accès à Internet et aux outils informatiques d’une manière générale ; un véritable handicap de la vie quotidienne et administrative.


En matière d’impôts, c’est parfois le serpent qui se mord la queue. Lorsqu’un contribuable est face à un problème sur le site impots.gouv, et qu’il souhaite trouver un contact, il doit d’abord remplir un "questionnaire dynamique" avant d’être orienté vers le service adéquat. Pour une personne en situation de fracture numérique, cette solution ne règle évidemment  pas le problème.

Le rapport de la Défenseure des droits ne fait jamais mention "d’une fracture numérique", pour la simple raison que la fracture numérique unique n’existerait pas : il y en aurait en réalité plusieurs. "On parle de "fracture numérique" au singulier, comme s’il y avait d’un côté les inclus numériques qui ne risquent rien et de l’autre les exclus numériques qui seraient complètement ailleurs. Alors que non. Justement, la relation numérique avec les services publics est faite de plusieurs fissures. Parfois des fractures radicales et linéaires et parfois des difficultés qui émergent ponctuellement, mais dans les deux situations, ces cas sont susceptibles de porter atteinte aux droits", conclut Daniel Agacinski.

Dans son dernier ouvrage, Classes populaires et usages de l'informatique connectée, Fabien Granjon, sociologue spécialiste des inégalités numériques à l’université Paris VIII, écrit que ces déséquilibres devraient être définis précisément comme des "inégalités sociales-numériques". La fracture n’est pas seulement numérique. Le fond du problème ne concerne pas simplement le rapport à l’outil, à la connexion. Même en ayant tout ce qu’il faut pour se connecter, il y a des différences dans les usages, des inégalités. Selon Fabien Granjon, les mesures mises en place par l’État ne sont pas suffisantes, notamment parce que le gouvernement voit encore ces injustices comme purement matérielles. 

"Quand une personne vient parce qu’elle a un problème dans sa déclaration d’impôt, elle n’a pas envie de prendre des cours d’informatique. Elle veut simplement que le problème soit réglé."

Raphaël, conseiller numérique, en poste depuis l’été 2021 à Rennes

De plus en plus, l'exécutif prend conscience de cette idée. Il a d’ailleurs investi dans le sens de la médiation numérique, en engageant quatre mille conseillers France services, censés aider à la formation des usagers dans la gestion de leurs démarches administratives en ligne. Est-ce suffisant ?

Raphaël, en poste depuis l’été 2021 à Rennes, en fait partie : "On n'a pas le temps de superviser la formation de tout le monde. Et ça se comprend. Quand une personne vient parce qu’elle a un problème dans sa déclaration d’impôt, elle n’a pas envie de prendre des cours d’informatique. Elle veut simplement que le problème soit réglé, et au lieu de "faire avec" on en vient à faire "à la place de", c’est très frustrant."

Même quand les usagers se présentent avec la volonté d’apprendre, ils sont parfois confrontés aux dysfonctionnements des sites administratifs. "Le site des impôts a eu son lot de bugs, celui de la Caf aussi. En ce moment, c’est la préfecture… C’est rageant. Les gens font la démarche de venir, pour que je leur montre comment il faut procéder et ça ne fonctionne pas. On appelle parfois les administrations, pour leur signaler les différents problèmes, mais elles répondent souvent qu’elles sont déjà au courant, sans nous donner de solution."

Écran Noir

Pour certains contribuables, ces bugs sont la preuve que la dématérialisation à marche forcée est une mesure injuste. Selon Fabien Granjon, la volonté gouvernementale du "tout numérique"  n’est pas "autre chose qu’une rationalisation des coûts". Cette opinion est partagée par Jacques Stephan, secrétaire général CGT Finances publiques 35 : "L’accueil physique, qui nous semble être le plus efficace pour le contribuable et les agents, a été réduit par trois. Tout est fait pour que les contribuables ne viennent plus sur les lieux."

Le directeur de la DRFip Hugues Bied-Charreton, affirme avoir conscience du problème, "c’est pour cela qu’en parallèle, on maintient l’accueil physique", notamment au sein des Maisons France services, en passe de devenir les interlocutrices privilégiées des usagers en difficulté numérique. Ces dernières, mises en place pour compenser la fermeture des trésoreries alentour, sont censées accueillir les usagers afin de les accompagner dans leurs démarches administratives, en ligne ou non. "Pour les personnes en situation de fracture numérique, on mise beaucoup sur les MFS, et on ambitionne d’y être présents plus souvent, à hauteur d’une fois par semaine s’il y a une demande", évoque Hugue Bied-Charreton, le directeur de la DRFip. Aujourd’hui appelés "espaces France services" (EFS), on compte plus de deux mille de ces structures sur le territoire français, dont vingt-quatre en Ille-et-Vilaine. 

"Il y a des personnes qui n’ont pas envie d’apprendre à se servir d’un ordinateur, surtout si elles en sont forcées, et c’est leur droit. C’est pour ça qu’il ne faut pas supprimer l’option des démarches administratives sur papier."

Andréa, conseillère numérique en espace France services

À Saint-Méen-le-Grand, Daniel est venu dans l’un de ces espaces pour apprendre à utiliser un ordinateur. Cet ex-chauffeur routier de 63 ans pianote avec hésitation sur son clavier. L’atelier du jour consiste à taper des majuscules et des accents. "Allez-y Daniel, faites “entrée”... Et voilà, vous êtes à 100 % de l’exercice !", félicite Andréa, la conseillère numérique, organisatrice des formations "maîtrise du PC". "Je pense que les gens aimeraient ne pas avoir à se sentir obligés d'appréhender un nouvel outil, arrivés à la retraite. Ils viennent ici en étant volontaires, ils ont le désir d'apprendre surtout parce qu'ils veulent être autonomes."

Pour Daniel, cette envie se vérifie : "C’est mes enfants et mes belles-filles qui gèrent ça d’habitude. La Sécu, les impôts… C’est déjà suffisamment compliqué comme ça. Alors sur un ordinateur… Ça va vite pour nous ! Mais maintenant on n’a plus le choix de toute façon, et j’aimerais bien m’en sortir tout seul." Andréa, elle, reconnaît l’importance de ses ateliers, mais continue d’être pour le maintien des solutions papier et postales : "Ici, j'accueille principalement des personnes âgées qui sont volontaires dans l’apprentissage. Mais à côté, je sais qu’il y a des personnes qui n’ont pas envie d’apprendre à se servir d’un ordinateur, surtout si elles en sont forcées, et c’est leur droit. C’est pour ça qu’il ne faut pas supprimer l’option des démarches administratives sur papier." 


Cette volonté d’assurer la survie du papier à mesure que la dématérialisation s’affirme est aussi partagée par Catherine Launay, formatrice professionnelle pour adultes, qui intervient dans un "café numérique" de l’association Génération mouvement 35. Cette dernière a pour objectif de défendre les droits et intérêts des seniors d’Ille-et-Vilaine, en luttant notamment contre l’isolement des personnes âgées.

Face à ses apprentis, Catherine tente d’enseigner à la fois l’usage du numérique et les bonnes pratiques à adopter sur le Web, tout en composant avec le débit Internet aléatoire de l’espace culturel dans lequel elle travaille. "Vous savez Monsieur, des fois ça ne marche pas et il ne faut pas chercher à comprendre pourquoi !", déplore-t-elle face à un retraité. Ici, à Betton dans la métropole Rennaise, les adhérents du club viennent pour comprendre comment régler un problème administratif en ligne. C’est le cas de Claude, qui fait partie de la dizaine d’adhérents présents dans la salle : "C’est surtout cette histoire de France Connect qui m’embête ! Je ne sais pas si ça marche pas, ou si c’est juste qu’on sait pas y faire, mais avec leur France Connect là, je ne comprends plus rien." 

Ce "France Connect là", c’est le dispositif du gouvernement généralisé en 2019 au sein des services publics. L’objectif est de faciliter l’accès des usagers à leurs différents comptes administratifs en employant les mêmes mots de passe. Un outil qui a la réputation de semer la confusion chez certains utilisateurs. Assise derrière son ordinateur portable, Claude est venue avec un petit carnet dans lequel elle note avec soin les recommandations de Catherine. À côté d’elle, une enveloppe tamponnée du cachet du gouvernement : "J’ai reçu ça, ils me disent que je dois me connecter si je veux pouvoir faire ma démarche… soupire-t-elle. Vous savez, j’aimerais ne pas avoir à venir dans ce genre de cours, mais personne n’est capable de m’aider. D’autant qu’aujourd’hui, si vous ne passez pas par Internet, vous ne pouvez plus rien faire. Regardez les impôts : les déclarations, c’est uniquement sur le site, quand vous voulez de l’aide vous devez vous débrouiller vous-même, c’est vraiment pas facile."

Quand la formatrice annonce que la classe va maintenant s’intéresser au cas de France Connect, la retraitée se redresse, attentive : "Mais, attendez, j’avais déjà un compte ? Ça fait deux semaines que j’essaye de me connecter, vous devez penser qu’on n’est vraiment pas doués." Malgré les rires et le soulagement, Catherine Launay prend la chose au sérieux. Elle rassure : "Vous savez ma petite dame, les petits-enfants ne s'en sortent pas beaucoup mieux que vous de ce côté-là… C’est les mêmes problèmes pour tout le monde." Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on sait gérer ses réseaux sociaux qu’on saisit à la perfection le fonctionnement des sites de l’administration française. 


Ronan, Rennais de 25 ans, fait partie de ces jeunes en difficulté face à l’administration en ligne. Ancien étudiant en architecture et en arts du spectacle, il confie qu’il peine à assimiler le "langage Internet" des services de l’État : "J’ai du mal à comprendre où aller, où cliquer, ce qu’il faut faire. Peut-être que je suis bête, j’en sais rien… Si on est vraiment amenés d’ici à quelque temps à faire tout exclusivement sur Internet, ça me ferait suer. Je préfère le rapport humain. J’en parlais avec mon frère et ma frangine, qui m’aident pour ce genre de choses, les démarches en ligne, c’est censé être tout con. Tu te connectes, tu valides ton truc et voilà, c’est fini. Sauf que ça finit par énerver."  

Apprendre à comprendre 

À la coupure numérique, peut s’ajouter une autre barrière, celle de la langue. Une "double peine" pour ceux qui ne parlent pas ou peu français. "Là, vous voyez, ce sont des recettes que les apprenants ont eux-mêmes rédigées sur l’ordinateur. On essaye de les aider à maîtriser l’écriture de la langue française, et en même temps, on les pousse à se familiariser avec l’outil numérique", indique Alice Ingold, responsable de l’apprentissage au CLPS (Contribuer pour la promotion sociale), bien consciente de l’enjeu. Cet organisme favorise l'accès et le maintien dans l'emploi par la formation. Depuis juillet 2020, les membres du centre s’activent pour accompagner les élèves de  "PRÉPA Clés", un parcours dédié aux personnes qui éprouvent des difficultés à lire, écrire, calculer, mais aussi à se repérer dans le temps et l’espace.

Selon la dernière enquête réalisée par l'Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) en 2011, pas moins de 2,5 millions de Français sont concernés. Plus largement, la barrière de la langue touche davantage de contribuables, si l’on y inclut notamment les réfugiés et bénéficiaires de la protection internationale. 

Pour pallier cette situation, le CLPS a organisé, courant mars, une journée durant laquelle les apprenants ont pu parler de leurs soucis administratifs. "Maintenant, la France, c’est tout sur Internet. Les rendez-vous, tout ça… Tu sais lire, tu sais pas lire, ça c’est pas leur problème à eux", lance Aïcha, excédée. Comme une dizaine d’autres élèves présents, la Marocaine, qui vit sur le territoire français depuis 2013, est déboussolée face aux impôts. 

 
"Il faut expliquer les choses, et alors les gens, ils vont comprendre. Quand je demande de l’aide, je ne trouve pas de solutions. Mais si je ne paie pas, je vais avoir un problème aussi", renchérit Ida. Cette Centrafricaine, animée par de nombreuses questions, ne saisit pas si elle doit régler des impôts, sachant qu’elle gagne le Smic.

Dans son français encore fragile, la quarantenaire raconte qu’elle s’est rendue au centre des Finances publiques le lundi matin, sur un créneau qui ne nécessite pas de rendez-vous. "Je voulais aller là-bas pour demander, mais en fait, y’a pas beaucoup de monde qui y travaille. J’attends, j’attends devant le portail jusqu’à ce que je trouve une solution à mes questions, mais j’ai pas pu rentrer." Ce jour-là, Ida a tourné en rond pendant plus de deux heures devant l’accueil avant qu’un agent ne lui dise qu’il était trop tard pour qu’elle soit renseignée.

Hugues Bied-Charreton, directeur de la DRFip Bretagne, déplore cette situation, sans avancer de solutions : "Il n’est pas normal de laisser quelqu’un patienter pendant deux heures, on essaye de résoudre cela. Il y a sûrement un problème pour toucher les personnes qui ont des difficultés avec la langue française. Il y a le besoin d’une prise en charge."

D’après Ida, aucun accompagnement particulier ne serait proposé aux citoyens dans sa situation. Hugues Bied-Charreton se justifie : "On n’a pas mis en place de référent illettrisme, sûrement parce qu’il n’y en a pas besoin. Il n’y pas non plus de personnes formées pour les réfugiés, on fait avec les moyens du bord." Pourtant, ces moyens méritent d’être renforcés, si l’on en croit le vécu d’Ida : "Je pense des fois on est dans un vide, s’il y a beaucoup de monde. C’est juste que y’a des gens il sait pas lire, il sait pas écrire. Il faut aider les gens comme ça mais c’est pas facile du tout." Ce à quoi Aïcha lui répond avec assurance : "Pour les impôts, il faut que tu voies avec l’assistante sociale."


Même si l'État cherche à accentuer son soutien afin de casser ces inégalités, les solutions proposées restent trop faibles. C'est pour cette raison que des structures s'organisent à l'échelle locale pour agir efficacement auprès des populations démunies. Marie Aubrée, référente illettrisme de la
Mission locale de Rennes (We Ker) avance : "Sur les démarches administratives, les jeunes dont je m’occupe n’ont pas forcément connaissance de tout ça, je suis persuadée que la plupart ne savent pas concrètement à quoi ça sert." L’organisme les met en relation avec des bénévoles et des accompagnants sociaux. Ces derniers les assistent dans de nombreuses tâches, notamment les requêtes fiscales.

Même procédé du côté des professionnels qui épaulent les réfugiés. Dans l’étroit bureau qui abrite le service dédié à We Ker, Nina Robert, assistante administrative, éclaircit sa démarche : "Je vais aux impôts pour donner leur déclaration de revenus. Par exemple, ils disent qu’ils ont une télévision alors que non. On doit alors écrire un courrier pour annuler."

Un manque de moyens 

Xavier Ségalen et Erell Nicolas-Corcuff, conseillers dans ce même service, traitent une centaine de dossiers chacun. Cette surcharge de travail ne leur permet pas d’assurer leurs missions correctement. Le responsable du service déplore : "Il faut comprendre qu’au-delà de cinquante dossiers, c’est compliqué de faire les choses proprement. On est financés par l’État, donc nos moyens dépendent des gouvernements et des priorités qu’ils fixent. Même s’il existe des gens pleins de bonne volonté, quand y’a pas de sous, y’en a pas", analyse-t-il avant de poursuivre désabusé : "On n’a pas le temps de la pédagogie, on fait plus avec eux que pour eux." 

Pour remédier à ce manque de financements, Hervé Fernandez, le directeur de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, propose que "l’argent économisé dans la dématérialisation soit réinvesti en partie dans l’accompagnement pour les personnes qui ne peuvent pas faire seules les démarches"


Certains services publics ont néanmoins pris des initiatives pour soutenir ces citoyens démunis. Pôle emploi par exemple, avec qui l’ANLCI est partenaire, forme ses agents avec cet objectif. Sylvie Leroux, ambassadrice illettrisme dans l’organisme public, affirme que les conseillers et psychologues du travail sont préparés "pour mieux détecter les usagers qui rencontrent des difficultés avec la langue française, travailler les savoirs de base et leur proposer une formation. L’illettrisme est l’affaire de tous". Chaque territoire a sa spécificité. En ce sens, des postes de référents ont été créés en Bretagne depuis le début de l’année 2020. 

Pourtant, ce dispositif n’est pas implanté à l’accueil des centres des Finances publiques bretons. "Les agents arrivent à s’en sortir et à expliquer aux personnes ce qu’il faut faire. On a l’habitude de faire comme ça, et ça a toujours marché. Les fonctionnaires prennent naturellement en charge les personnes vulnérables", insiste Hugues Bied-Charreton, le directeur de la DRFip Bretagne. Jacques Stephan, syndicaliste CGT, nuance ces propos : "C’est souvent les mêmes questions. Les collègues saisissent pour eux sur Internet. Mais au fond, on n’est pas censé saisir pour les usagers. On demande aux gens de faire notre travail." 

En attendant, ces oubliés des services de l’impôt s’appuient sur des "agents de substitution" : leur famille, un tiers de confiance ou un référent social. Dans ce contexte, ces contribuables ont peu de chances de devenir autonomes administrativement. Ce ne sont pas les Finances publiques qui s’adaptent à Sophie, Danielle, Ronan, Aïcha ou Ida, mais eux qui doivent trouver des solutions à leurs problèmes. 

Melrine Atzeni, Perrine Bontemps, Nicolas Dumont et Théophile Steiner

Nos sources

Nous avons interrogé des personnes directement touchées par les obstacles imposés par le système fiscal. Elles ont été contactées par l’intermédiaire d’associations et d’organismes sociaux : l’Añvol, Génération mouvement 35, Contribuer pour la promotion sociale (CLPS), la Mission locale et Silea.

Nous avons rencontré d’autres de nos interlocuteurs directement sur le terrain : Ida et Aïcha dans une journée de sensibilisation à l'illettrisme organisée par CLPS, Daniel, un usager à l’espace France services de Saint-Méen-le-Grand, ainsi que Raphaël, conseiller numérique France services à l’espace numérique de Cleunay.

Nous avons aussi échangé avec des acteurs institutionnels et associatifs : Hervé Fernandez, directeur de l’Association nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI), Hélène Pesnelle, chargée de mission de l’ANLCI en Bretagne, Sylvie Leroux, référente illettrisme à Pôle emploi en Normandie, Nina Robert, Xavier Ségalen, Erell Nicolas-Corcuff et Marie Aubrée, conseillers à la mission locale de Rennes, Daniel Agacinski, délégué général à la médiation de la Défenseure des droits, et CGT Finances publiques 35.

Nous avons sollicité l’expertise de Fabien Granjon, sociologue spécialiste des inégalités numériques, enseignant-chercheur à Paris VIII, et nous sommes appuyés sur différents rapports : ceux de la Défenseure des droits, le document Plus simple la vie : 113 propositions pour améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap, et l’enquête sur l’illettrisme de l’ANLCI.

Nous nous sommes enfin entretenu avec Hugues Bied-Charreton, directeur de la DRFip Bretagne, le 30 mars, en présence de son chef de cabinet chargé de la communication.

Les propos et les données ont été recueillis entre janvier et avril 2022.

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