Après les affrontements violents entre bandes et des échanges de tirs réguliers dans les quartiers prioritaires de Valence, rencontre avec ceux qu'on entend rarement : les jeunes de 18/25 ans, et leurs aînés. Épisode 1 de notre série documentaire, dans un bar à chicha
Tout est parti d’une vidéo sur les réseaux sociaux. Plusieurs personnes vêtues de noir, cagoulées se tirent dessus à balle réelles et sont filmées par une voisine visiblement apeurée. Evidemment la vidéo fait le tour des réseaux sociaux, émeut les politiques et l’opinion publique. Nous republions ici un reportage diffusé initialement en mars 2022 à la rencontre des habitants pour entendre leurs propres mots toujours d'actualité tandis que des tirs de kalachnikov ont atterri dans une chambre d'enfant dans le quartier du Plan en novembre 2022.
" Vous êtes venue toute seule?"
J’ai rendez-vous avec Jallal, un trentenaire du quartier. La voix posée au téléphone il m’explique qu’il a fait des conneries par le passé mais qu’il vient de fonder une famille. Il parle doucement sa fille dort sur ses genoux, c’est l’heure de la sieste. “Quel est votre projet me demande-t-il ?”. "Rencontrer des jeunes du quartier pour ne pas faire parler les autres à leur place." Il comprend, m’explique que les gens ne parlent pas facilement “mais on va essayer”.
Le rendez-vous est fixé au pied de la tour de l’Europe, c’est la plus haute de l’esplanade autour de laquelle s’organise toute la vie du quartier. Boulangerie à gauche, pharmacie, centre médical en face, écoles et plus discret, un salon de thé, une chicha.
Jalal apparaît derrière les marches qu’il gravit pour me rejoindre. Keffieh noir et blanc sur la tête, yeux clairs il m’aborde en marchant vers moi, visiblement surpris : “vous êtes venue toute seule ??”. Lui, est accompagné de son frère, Ibrahim, un peu plus jeune, il a accepté de répondre à quelques questions.
Je réagis avec un sourire : “Oui pourquoi j’avais besoin d’une escorte ?”
“Non bien sûr, mais merci d’être venue jusqu’ici." Je remercie à mon tour en disant que c’est mon boulot et en proposant de leur offrir un thé : “Ah non! c’est nous qui vous l’offrons !”
"On ne veut pas de vous ici"
Ils m'accompagnent dans le bar à Chicha, j’entre, je salue. Je suis la seule femme, très vite repérée comme étrangère au quartier, je m’assieds en attendant un thé mais ça s’agite un peu. Certains sortent en interpellant les deux frères, d’autres me fixent et les plus anciens n’ont même pas vu que j’étais entrée.
Je comprends de moi-même que je ferais mieux de me lever, Jalal s’excuse de me presser, mais juste avant la sortie j’interpelle les quelques jeunes hommes assis tranquillement là à fumer leur chicha. “Alors comme ça vous n’avez pas envie de me parler ?”
“Mais y a rien à dire, qu’est-ce que vous nous voulez ? Vous avez vu, on est des gens normaux, dans un quartier normal, faut arrêter de venir chercher des trucs spéciaux ici.” Je suis bien d’accord avec lui. Même si je sais que la suite de la conversation risque bien d’aller dans l’autre sens.
Après quelques minutes de tension, sans violence ni menace, appelons ça de la négociation à voix haute, un seul client présent refuse que je reste. “Faut-pas leur parler, qu’est-ce qu’elle va changer elle ? Rien !!! Qu’est-ce que vous faîtes ici ? Partez!” Je lui réponds que c’est vrai je ne changerai rien, je ne suis pas là pour ça. “Bah alors vous servez à quoi ?”. En silence je me dis que j’aimerais bien avoir la réponse à cette question et je réponds : “Je ne suis pas venue avec des solutions, juste avec une proposition de vous exprimer librement en essayant de ne pas vous mettre dans des cases.”
Crier dans le désert depuis 40 ans
Le ton monte, j’explique que je ne veux pas créer de problèmes. Ibrahim m’interrompt. "Ça va ! On se connaît depuis qu’on est petits ! Allez-y discutez... " Et là c’était parti pour une heure de conversation à bâtons rompus. Impossible de rendre compte de tous ces échanges dans le détail.
Mais il en ressort principalement le sentiment que la situation s’est dégradée ces quinze dernières années, que les habitants dénoncent une rupture avec le reste de la ville et beaucoup ont la conviction d’avoir été coupés dans leur élan à l’adolescence.
Quand l'univers se rétrécit
Les premiers à prendre la parole sont les plus âgés, la génération née dans les années 70/80. "Moi j’ai grandi dans le quartier et les conditions de vie, l’ambiance ont changé. Les gens ont peur, ils sont aigris. Quand on était jeunes on avait des activités. On nous faisait sortir d’ici. Moi je suis allé à Cassis, à Saint-Tropez... Aujourd’hui, il n’y a plus tout ça. Je les comprends les jeunes vous croyez que c’est facile de sortir du quartier?"
Pourtant à Valence il y a deux maisons pour tous. Dans le quartier de Fontbarlettes, l’équipe, tout le monde le reconnaît, est très dynamique. “Oui ils sont super!” reconnaît l’un des jeunes en survêtement blanc en soufflant un nuage de fumée, la chicha à la main.
Educateurs, animateurs, intervenants se démènent pour trouver des idées qui rassemblent. Jennyfer, la responsable du secteur jeunesse que j’ai rencontrée un peu plus tôt dans la journée n’en finit plus d’énoncer les activités proposées et les idées pour occuper l’espace et aller vers les jeunes. Une dynamique semble enclenchée avec cette équipe mais beaucoup ont encore le sentiment d’être sur le carreau.
“Même si tu t’habilles en jean, on veut pas de toi"
Revenons dans le bar à chicha: “Ce qui manque ici c’est de la culture. Je ne veux pas faire d'amalgame, je ne veux pas être méchant mais la plupart des gamins ne savent pas par exemple ce qu'est le Moyen-âge. Vous leur montrez les informations ça ,e les intéresse pas, à part quand il y a des faits divers et encore... ils n'arrivent pas à décrypter. “
Après un quart d’heure de discussion j’entends: “Ça fait du bien aussi de parler. On n'est pas des apaches, on n’est pas des voyous, on a été éduqués.”
Un des plus anciens, la quarantaine, s’indigne de voir ces jeunes en difficulté. “La seule chose qui change aujourd’hui c’est qu’on ne les traite pas, comme nous, de sales bougnoules dans la rue."
Les plus jeunes de 17 à 19 ans, réagissent : “Quand on va en ville, on est direct des voyous, des dealers! Quand je rentre dans un magasin, les mecs de la sécurité... ils nous suivent tout le temps.”
_“Moi si j’avais grandi en ville, je ne m’habillerais pas comme ça. Je m’habillerais en jean.”
_ “Mais même si tu t’habilles en jean, on veut pas de toi. La discrimination on grandit avec, c’est la base. Alors on reste ici parce qu’on est bien, tout le monde se connaît.”
_"Moi depuis que j'ai 16 ans (il en a 18) je travaille, je suis dans la maçonnerie. Mon père il m’a tiré de force, il m’a dit, tu veux pas aller à l’école ? Alors tu viens bosser.”
_“C’est bien ça” répond Samir, 46 ans, qui arrive du fond du café, attiré par nos échanges. “Et si vous décidiez tous de donner le bon exemple ? Ça peut changer les choses ! Changez votre comportement. Parce qu'il y a des jeunes qu’on voit, ils font du bruit, ils dérangent, ils dealent. Il faut donner une bonne image maintenant ! La clé elle est chez nous ! Va falloir qu’on se batte deux fois plus que certaines catégories de gens.”
Réponse immédiate : “La plupart des gens ne vont pas se casser la tête pour 1200 euros à passer tous les obstacles, ils vont tomber dans la drogue, puisque si on sort d’ici on va se faire stigmatiser comme ça.”
"A la fin des années 2000 je suis parti en cacahuètes"
"Moi j’ai 28 ans raconte Ibrahim, à la fin des années 2000 je suis parti en cacahuètes. On a quelques portes ouvertes mais beaucoup d’obstacles. Si on fait le choix d’être enfermé dans le quartier c’est avec une grande porte ouverte qui comporte beaucoup de risques : vendre de la drogue, vivre dans l’illégal."
_“Oui le problème c’est la drogue, moi j’ai 39 ans raconte Abdelkader. On fait croire qu’on lutte contre ça mais c’est pas vrai. Moi quand j’étais gamin ici c’était la classe. C’est vrai ça volait beaucoup, mais il n'y avait pas la drogue. On est en train d’écrire notre histoire mais regarde ce qu’il se passe dans ce quartier. Nous on se donnait rendez-vous au château d’eau et on se battait à la loyale, mais maintenant les gamins ils ont des armes.”
_”Et avant les violences, on en entendait juste parler, commente Jalal. Maintenant avec les réseaux sociaux on le voit. Et c’est devenu normal. Après ça surenchérit, ça fait partie des raisons qui expliquent que ça dégénère. “
Génération désorientée
La musique qui passe dans le café attire mon attention. Il s’agit de Mounir, un enfant du quartier au parcours semé d’embûches. Il commence à se faire un nom dans le rap et à Fontbarlettes évidement on aime sa musique. C’est un des très bons amis de Jalal. Il nous parle du parcours de son ami, nous explique qu’il a trouvé sa voie. Puis il lance la question : "Madame, c’est quoi pour vous le plus important dans la vie?" Il me prend de cours, comme souvent quand d’un coup, ce n’est plus moi qui pose les questions. Et puis vient sa réponse : “ Avoir un objectif!”
“On a détruit mon objectif. C'est la chose la plus importante dans la vie. Mais les jeunes ils n’en n’ont plus. Moi, l'école, c’était pas fait pour moi. J’étais très fort en arts plastiques. J’ai essayé de monter un dossier mais j’ai été refoulé de plusieurs écoles et on ne croyait pas en moi au collège. On m’a dit : “ j’ai un truc pour toi, c’est CAP mécanique automobile”.
Cette histoire, au cours de mes reportages, je l’ai entendue, je pense, plus d’une centaine de fois, quasiment à chacune de mes rencontres avec la jeunesse des quartiers prioritaires.
Voilà un fléau dont on ne parle pas assez. La drogue, la pauvreté, la radicalisation, le racisme, le cocktail est déjà explosif, mais ajoutez à cela des trajectoires désorientées. Des gamins qu’on envoie en mécanique, en maintenance ou en sanitaire et social pour les filles et qui se retrouvent sans perspective. Je ne sais pas combien il y en a mais peut -être qu’une des clés se trouve ici
"Ton père, il travaille, il est éboueur ? Tu voudrais pas être comme lui?"
Un des clients plus âgés raconte la même histoire. Son arrivée en 5e, le rendez-vous avec la conseillère d’orientation. "Je voulais essayer d’aller en général", raconte-t-il la gorge rageuse, sans violence mais avec une colère intérieure perceptible dans ses yeux. Il se souvient de la phrase:
_"Il fait quoi ton père ?"
_ "Eboueur."
_”Ah oui il se lève le matin, il rapporte de l’argent, ils vous payent des vacances ... Tu voudrais pas être comme lui?”
_”Bah j’étais un gosse. Bien sûr je trouvais mon père courageux, je voulais être comme lui.”
_” Ah bah tiens j’ai un bon truc pour toi, tu peux partir en CAP de chaudronnerie !" ... "Ce jour-là, on m’a dévié en deux secondes et demie. Et là j’ai arrêté l’école, je me suis démerdé et j’ai fini par faire routier."
Quant à Jalal ? Il n’a pas fait carrière dans la mécanique automobile.
_”Après j’ai fait des conneries. La police est venue me chercher sur mon lieu de travail, le patron m’a viré, l’école voulait plus de moi. Ça s’est mal passé avec mes parents et j’ai été placé en foyer de jeunes délinquants. Et ensuite.... conneries, conneries, conneries.
A 16 ans et demi je suis devenu très violent. On m’a arrêté pour une vingtaine d’agressions. Vols à main armée, agressions, extorsions de fonds, c’était une catastrophe. Et j’ai retrouvé un objectif grâce à l’islam. “ La suite est digne d’un scénario de film.
Sortie de centre fermé, rendez-vous à la mission locale. "J’ai demandé s’il y avait quelque chose, elle m’a dit non, j’ai vu un document sur son bureau pour une formation en cuisine. J'ai appelé, ils m’ont pris, j’ai eu mon CAP cuisine, j’ai travaillé huit ans dans les hôtels de luxe. Et là j’ai arrêté parce qu’avec la vie de famille c’est trop difficile la cuisine. Alors je fais de la livraison.”
Et quand j’ai le temps, je dessine...”
A la fin de cette discussion, à laquelle j'ai dû mettre fin pour rejoindre Lyon, j'ai salué et remercié pour la qualité de l'échange. Personne en revanche ne voulait être photographié. J'ai compris et n'ai pas insisté. Je suis repartie au pied de la Tour de l'Europe après avoir bu deux excellents thés à la menthe, offerts par la maison.