Témoignage. L'histoire du papier dans les Alpes : "C'est impressionnant de désolation", quel avenir pour les papeteries désaffectées de Lancey ?

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Séverine Coquet, Bruno Goninet et Jean-Michel Serrat se désolent de voir dans quel état se trouve aujourd'hui leur ancien lieu de travail
Avec la fermeture des papeteries de Lancey en 2008, c'est une page de l'histoire de la fabrication du papier des Alpes qui fut tournée ©France 3 Alpes / D. Borrelly - F. Ceroni - C. Durand - C. Fayolle
Publié le Mis à jour le Écrit par Cécile Mathy et Damien Borrelly
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Les papeteries de Lancey ont mis la clé sous la porte en 2008, après 140 ans d'activité. Vaisseau fantôme d'une histoire industrielle séculaire en Isère, le site est aujourd'hui à l'abandon dans la vallée du Grésivaudan. Ses anciens salariés rêvent d'un avenir meilleur pour ce lieu historique où fut inventée l'hydroélectricité.

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"Maintenant, je ne pleure plus quand je viens là, mais j'avoue que les premières fois où je suis revenu, je chialais comme un gamin". Bruno Goninet ouvre les grilles du site de six hectares, situé sur la commune de Villard-Bonnot, au pied du massif de Belledonne. Les papeteries de Lancey représentent une grande partie de sa carrière professionnelle. L'ingénieur y a passé 20 ans de sa vie.

"Quand on visite, c'est toujours un moment qui prend aux tripes parce qu'on y a vécu plein de choses, parce que c'était un paquebot immense", se souvient à ses côtés Jean-Michel Serrat, ancien ouvrier et délégué syndical de l'entreprise.

Pour France 3 Alpes, ils reviennent dans l'immense usine fermée en 2008. Le silence est lourd, les yeux vont d'une salle à l'autre, montent sous le plafond, s'accrochent aux graffitis peints sur les murs. La nostalgie vibre dans leur regard. "C'est impressionnant de désolation", se lamente Jean-Michel Serrat, la voix, grave, où pointe l'amertume.

Plus d'un siècle de production de papier

"On passe souvent devant, on voit que ça se dégrade et ça fait de la peine. Et là, d'être aussi proche, l'émotion est vraiment forte", témoigne Séverine Coquet, jadis agent de planification. Depuis plus de 15 ans, l'usine est à l'abandon, hantée aujourd'hui par le fantôme de leurs souvenirs. 

"Là, il y avait les bobineuses. Derrière nous, il y avait les calandres pour faire du papier brillant et au fond il y avait la machine 8 qui s'étalait sur 120 mètres, donc le bâtiment fait 400 mètres", détaille Bruno Goninet. 

Quand on visite, c'est toujours un moment qui prend aux tripes parce qu'on y a vécu plein de choses, parce que c'était un paquebot immense.

Jean-Michel Serrat

ancien ouvrier et délégué syndical des papeteries de Lancey

Ils entendent encore le bruit de ces machines gigantesques qui déroulaient leurs bobines de papier. Jusqu'à 1 800 personnes ont travaillé sur ce site dans les années 1920.

Alors que les papeteries des Alpes mettaient la clé sous la porte les unes après les autres dans la deuxième moitié du XXe siècle, l'usine a survécu, se spécialisant dans la production de papier glacé et de papier recyclé.

Certes, au fil du temps, les effectifs se sont réduits. Au début des années 1980, ils n'étaient plus que 500. La fermeture de la cartonnerie jugée trop peu rentable en 1995 a ensuite entraîné le licenciement de 200 personnes.

Le coup de massue de la liquidation judiciaire en 2008

Puis c'est la dégringolade. L'épée de Damoclès est de plus en plus visible au-dessus de la tête des salariés. Le groupe Matussière et Forest, qui a racheté les papeteries au début des années 2000, dépose le bilan en 2005. Reprise par un fond d'investissements, l'entreprise perd immédiatement ses centrales hydroélectriques, signant l'arrêt de mort de la production de papier. 

Aujourd'hui, les trois anciens employés se souviennent autant de leurs années passées à travailler ici que celles passées à lutter pour la survie du site. "On a vécu des plans de licenciement dans cette entreprise", indique Jean-Michel Serrat qui a passé 26 ans dans l'usine.

On nous a volé la fin. C'était extrêmement violent parce qu'on nous a volé tout ça.

Séverine Coquet

ancienne salariée des papeteries de Lancey

"Moi quand je suis rentré, il y avait encore la machine 7. Donc j'ai vu fermer la machine 7, j'ai vu fermer la machine à carton. Il y a eu des moments de tension. Mais quand la machine 8 allait s'arrêter, ça voulait dire que tout était fini et les gens se sont serré les coudes : de l'ingénieur jusqu'à l'ouvrier qualifié", raconte-t-il. 

En 2008, les papeteries de Lancey sont liquidées. Plusieurs pistes de rachat sont sur la table mais les repreneurs allemands changent d'avis au dernier moment et ne se présentent pas au tribunal de commerce, douchant les espoirs de tous les salariés. L'outil de production est démantelé, la machine 8 part en Asie.

Cette reprise avortée a toujours un goût amer. "C'est pour ça que cela a été douloureux encore plus pour tous. On a l'impression qu'on nous a volé la fin, parce qu'on n'a été maîtres de rien du tout. C'est un monde financier qui nous échappe, qui a fait fermer l'usine", estime Séverine Coquet.

"Après, ça a soudé tout le monde, puisqu'on était tous dans le même bateau, on partait tous. Mais c'était extrêmement violent parce qu'on nous a volé tout ça. Ce n'est pas qu'on n'était pas bons, c'est que c'était au-delà de nos capacités", dit-elle. 

Le site historique de l'invention de la "houille blanche"

Le choc est d'autant plus douloureux dans la région que les papeteries de Lancey font partie de l'histoire de la filière en Isère et dans les Alpes. Car c'est ici que fut inventée l'hydroélectricité en 1882.

L'ingénieur papetier Aristide Bergès "a eu l'idée géniale de connecter l'énergie hydraulique des lacs au-dessus de la Combe de Lancey dans des conduites forcées qui arrivaient à des turbines et ce sont ces turbines qui ont à la fois actionné les machines et produit de l'électricité", raconte Chantal Spillemaeker, historienne et conservatrice en chef du patrimoine au Musée Dauphinois.

Aristide Bergès présentera d'ailleurs son invention, "la houille blanche", lors de l'Exposition universelle de Paris en 1889.

Comment réhabiliter le site ?

Le site est en partie classé Monument historique à ce titre. La Maison Bergès y retrace l'histoire de cette épopée papetière. Mais le musée du département de l'Isère n'occupe qu'un petit segment des six hectares. Restent des étendues de bâtiments industriels désaffectés, attendant un nouvel avenir.

Une partie, la plus proche de la montagne, a été réhabilitée. Une pépinière d'entreprises avec 14 start-up y a vu le jour et un boulodrome a été créé au sein de l'un des bâtiments (voir le reportage ci-dessous). 

L'avenir du site est en fait conditionné aux risques naturels. La force du torrent de la Combe-de-Lancey qui dévale de la montagne et qui permit aux papeteries de connaître leur glorieuse épopée, est aujourd'hui aussi un facteur de risque d'inondation et de destruction.

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La friche industrielle des papeteries de Lancey. Reportage du 14 novembre 2020 ©France 3 Alpes / G. Ragris - F. Ceroni - JP. Simon - X. Rivet - A. Kebabti

Le risque hydrologique, nouvelle épée de Damoclès

En août 2005, il est entré en crue, comme le Vorz a proximité, et plus de 15 000 mètres cubes de matériaux ont été charriés dans les communes de la chaîne de Belledonne, jusqu'à Villard-Bonnot. Le site fut alors classé en zone inondable par l'Etat.

Des études hydrologiques sont donc toujours en cours pour évaluer la faisabilité de projets de réaménagement du site. En attendant, les papeteries de Lancey restent, dans le paysage du Grésivaudan, le vaisseau-amiral décrépi de l'histoire jadis si florissante de la filière dans les Alpes.

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