Figure de la lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants, l'Iséroise Eva Thomas a été membre de la Ciivise. Démissionnaire en décembre dernier après l'éviction de son président emblématique, le juge Édouard Durand, elle assiste, impuissante, au fiasco de la nouvelle commission.
En novembre dernier, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et ses 25 membres livraient le fruit de trois ans de travail : un rapport de 756 pages basé sur les témoignages de 30 000 personnes et 82 préconisations pour mieux protéger les enfants.
Eva Thomas nous confiait sa fierté d'avoir fait partie de la Ciivise, l'importance de reconnaître la parole des victimes, "l'élan" qu'elle avait senti naître au fil des rencontres, des débats, des entretiens, "l'espoir de voir les choses enfin changer".
Pourtant, trois mois plus tard, l'amertume l'a gagnée. "Tout ce travail magnifique qui redonnait de l'espoir aux victimes, qui les remettaient debout, a été saccagé", déplore-t-elle.
L'incompréhension de l'éviction d'Edouard Durand
En 1986, l'Iséroise de 81 ans fut la première femme à raconter, à visage découvert, l'inceste dont elle a été victime : le viol par son père, une nuit, alors qu'elle avait 15 ans. Puis le silence, le déni. Les années à vivre avec cette blessure.
Fondatrice de l'association SOS inceste pour revivre à Grenoble, elle fut aussi institutrice, intervenante, formatrice. Elle n'a, depuis, jamais cessé d'œuvrer pour briser le tabou du viol en famille.
Tout ce travail magnifique qui redonnait de l'espoir aux victimes, qui les remettaient debout, a été saccagé.
Eva Thomasfondatrice de SOS Inceste et ex-membre de la Ciivise
Au mois de décembre, elle a démissionné, à regret, avec dix autres membres de la commission (dont Arnaud Gallais, ci-dessous), après l'éviction du co-président de la Ciivisie, le juge pour enfants Edouard Durand.
"On a démissionné quand on a appris par la presse qu'Edouard Durand ne serait pas reconduit, et que l'on a appris le nom des nouveaux présidents qui étaient des anciens membres de la Ciivise, qui n'étaient pas d'accord avec l'essentiel de ce que l'on disait", indique-t-elle.
Démission de @SBoueilh : quel gâchis!
— Arnaud Gallais 🔆🙈🙉🙊🗣 (@arnaud_gallais) February 8, 2024
Pensées pour les 30000 victimes qui nous ont fait confiance et qui nous ont permis de faire le rapport de la @CIIVISE_contact @EmmanuelMacron @sarahelhairy vous devez agir! @MouvEnfants 🚀🚀🚀 pic.twitter.com/5mNM5c4ouz
Scandales et démissions en série
La Ciivise 2, installée par le gouvernement le 5 février, a fait long feu. Deux jours après la nomination de sa vice-présidente, celle-ci faisait l'objet d'une plainte pour agression sexuelle. La médecin légiste Caroline Rey-Salmon décidait alors de "se mettre en retrait de ses fonctions".
La commission a fait l'objet de controverses qui ne permettent pas la sérénité nécessaire à la réalisation de ses missions.
Sébastien Boueilhprésident démissionnaire de la Ciivise 2
Deux jours plus tard, le président Sébastien Boueilh jetait l'éponge. L'ancien rugbyman, victime lui-même de violences sexuelles dans son enfance et fondateur de l'association Colosse aux pieds d'argile, se disait "la cible de calomnies, d'attaques personnelles". "La commission a fait l'objet de controverses qui ne permettent pas la sérénité nécessaire à la réalisation de ses missions", estimait-il dans un communiqué.
"Quel immense gâchis ! On avait mis en place un élan, une sorte de lieu de parole possible pour les victimes. Les personnes étaient entendues par l'Etat, leur parole était sécurisée, au nom du président de la République qui avait dit : 'Je vous crois, vous ne serez plus jamais seules'", estime Eva Thomas.
"On va refermer le couvercle", "le déni recommence"
"C'était extrêmement précieux. C'est pour cela qu'il y avait tellement de monde dans les rencontres et notamment beaucoup de personnes de ma génération qui disaient : 'J’ai attendu toute ma vie de pouvoir dire ça publiquement.' Parce que c'est bien de parler chez les psys, mais c'est un acte criminel systémique dans la société. Ce n'est pas qu'une histoire privée, c'est une histoire de société qui ne protège pas les enfants", poursuit-elle.
En nommant Caroline Rey-Salmon, le gouvernement envoyait un message, selon Eva Thomas. Médecin légiste, elle "n'était pas d'accord avec le fait qu'on oblige les médecins qui détectaient des agressions sexuelles sur des enfants, à le signaler. C'est invraisemblable que quelqu'un de la Ciivise ait cette position. C'est quelqu'un qui a cette position-là qu'on met dans la deuxième Ciivise, donc cela dit quelque chose aussi, qu'on va refermer le couvercle, que le déni recommence", se lamente-t-elle.
Finalement, c'est exactement ce qu'on ne voulait pas, c'est-à-dire du blablabla, des paroles, mais pas d'actes.
Eva Thomasex-membre de la Ciivise
"On était tous motivés par l'envie de créer une société protectrice des enfants. Quand on a fait la restitution, on voyait bien cet immense espoir que cela a créé. Et finalement, c'est exactement ce qu'on ne voulait pas, c'est-à-dire du blablabla, des paroles mais pas d'actes", dit-elle encore.
La CIIVISE n'est pas maintenue👇
— Edouard Durand (@JugeDurand) December 11, 2023
Il ne suffit pas de dire que la CIIVISE est maintenue.
Car la CIIVISE, c'est avant tout la reconnaissance de la parole des victimes de violences sexuelles dans leur enfance par une instance publique.
Trop de dysfonctionnements pointés du doigt ?
Depuis son éviction, Edouard Durand n'a pas caché sa colère. Il a dénoncé l'absence de reconnaissance et de remerciements du gouvernement envers les 30 000 personnes qui ont bravé leurs peurs et le déni, pour livrer leur témoignage. Aucun membre de l'exécutif n'est venu assister à la remise du rapport de la Ciivise le 20 novembre dernier à la Maison de la radio à Paris.
"On avait pour mission d'écouter la parole des victimes et de montrer tout ce qui dysfonctionnait dans la protection des enfants et c'est ce qu'on a fait. On ne peut pas changer le réel. On a découvert que dans toutes les institutions, ça dysfonctionnait et que l'institution qui dysfonctionnait le plus, c'était la justice, donc on ne pouvait pas dire autre chose que ce qu'on a constaté", poursuit Eva Thomas.
"En tout cas, c'est une trahison de la confiance des victimes", dit-elle. "C'est une trahison de plus et comme elles ont vécu déjà beaucoup de trahisons dans leur vie et qu'il y avait un immense espoir, c'est terrible".
C'est une trahison de la confiance des victimes, une trahison de plus (…), c'est terrible.
Eva ThomasFondatrice de SOS Inceste, ex-membre de la Ciivise
Mais, fidèle à ses engagements, Eva Thomas est bien décidée "à continuer le combat autrement".
Se battre sur le terrain législatif
"On ne va pas se taire. Toutes ces personnes qui se sont remises debout grâce à la Ciivise, elles ne vont pas en rester là. On a commencé à travailler avec des députés pour arriver à l'imprescriptibilité, on va essayer de faire passer des lois pour protéger vraiment les victimes", conclut-elle.
Par la voix d'Aurore Bergé, ministre chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes, le gouvernement a assuré ce dimanche que le travail de la Ciivise "va continuer", malgré le départ de son duo de dirigeants.