Ils sont âgés de 0 à 3 ans et ont été retirés par la justice à des familles dépassées, dans la détresse, des familles devenues maltraitantes. À Saint-Brieuc, douze à dix-huit bébés sont accueillis au sein de la pouponnière du Centre départemental de l’enfance et de la famille (CDEF) de Saint-Brieuc. Mylène Closier, 43 ans, a passé près de la moitié de sa vie à veiller sur eux. Un métier qu'elle nous raconte avant la journée internationale des droits de l'enfant ce jeudi 20 novembre.
"Quand on parle de maltraitance, on a tendance à penser aux coups physiques, mais le fait de négliger un enfant, de le laisser dans le vide, c'est aussi de la violence."
Depuis 20 ans, Mylène tente de réparer les maux causés par ces carences affectives chez les tout-petits. Elle est puéricultrice et avec cinq autres collègues, chaque jour, elle s'occupe d'environ 12 à 18 enfants en bas âge, confiés à l'aide sociale à l'enfance après une décision de justice.
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La nuit, deux autres auxiliaires de puériculture prennent le relais. Chaque enfant est suivi par un référent.
Chaque année, ce foyer accueille deux ou trois enfants nés sous X, mais la plupart des bébés sont issus de familles déjà suivies par les services sociaux le plus souvent, avec lesquels des éducateurs ont déjà commencé un travail.
"Certains arrivent aussi suite à un signalement anonyme, de l'école ou du voisinage. Il y a aussi beaucoup de signalements par l'hôpital, lorsque des fractures inexpliquées sont constatées par exemple. Cela peut aussi faire suite à des violences conjugales après qu'une maman a porté plainte ou encore suite à une alcoolisation massive ou prise de stupéfiant devant l'enfant."
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Elle accueille d'abord ces bébés avec des mots simples : "Je leur dis : le juge des enfants t'a placé à la pouponnière parce que tes parents ne pouvaient pas bien s'occuper de toi. On doit te protéger, c'est pour ça que tu es là."
Avoir un enfant, c'est un grand bouleversement, beaucoup sont démunis. Il y a une pression sociale incroyable pour une éducation parfaite, avec des parents parfaits.
Ce métier, Mylène l'a découvert lors de ces études d'infirmière. "J'ai fait stage en service de Protection maternelle et infantile (PMI). J'adorais aller sur le terrain, être au plus près des familles, faire de l'accompagnement à la parentalité."
Du haut de ses 18 ans, elle découvre l'isolement dont souffrent parfois les nouveaux parents. "Avoir un enfant, c'est un grand bouleversement, beaucoup sont démunis. Ils se débrouillent par eux-mêmes ou en écoutant les conseils de "Pierre Paul Jacques", pas toujours adaptés. Il y a une pression sociale incroyable pour une éducation parfaite, avec des parents parfaits, mais il est impossible de répondre à toutes les autres injonctions."
Des parents, parfois dépassés qui "mettent leur bébé à distance" et créent ainsi de profondes carences affectives : "Il y a de plus en plus de burn-out parentaux, de plus en plus de bébés secoués. C'est aussi le résultat du fait que ces parents manquent d'espace pour exprimer leurs difficultés."
On a souvent des parents qui ont eux-mêmes été victimes de négligences, qui présentent des troubles psychologiques importants ou de gros problèmes d'addiction.
S'ensuit un stage à la pouponnière de Saint-Brieuc et c'est le déclic. "Si à la PMI, on est dans le préventif, en amont des placements, là, on est dans le curatif avec des enfants qui présentent des gros troubles de comportement, des psychoses et des troubles autistiques. Je me suis alors interrogée sur ce que pouvait faire la carence sur développement de l'enfant. Pourquoi ces enfants souffraient ?"
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Elle découvre alors le poids des histoires individuelles et des maux, des carences, qui peuvent se transmettre de génération en génération.
"On a souvent des parents qui ont eux-mêmes été victimes de négligences, qui présentent des troubles psychologiques importants ou de gros problèmes d'addiction."
Alors aujourd'hui, pour éviter que l'histoire ne se répète, Mylène écoute, rassure et remonte le fil de la souffrance.
Même un nourrisson peut fuir ses parents du regard s'il ne se sent pas en sécurité.
"Ici, on creuse leur histoire, pour donner du sens à leur placement. On se rend compte que tout cela est transgénérationnel, alors on vient travailler les arbres généalogiques."
Un travail qu'elle réalise aussi avec les parents lors des visites médiatisées qu'elle supervise.
"Un service de soins intensifs de réanimation affective et psychique."
"En général, elles ne durent pas plus d'une heure, ça peut être très lourd à porter pour l'enfant. Mon objectif premier, c'est sa protection et pour cela, je guette le moindre signe. Même un nourrisson peut fuir ses parents du regard s'il ne se sent pas en sécurité."
L'objectif, c'est aussi d'instaurer un climat de confiance avec les parents. "Même s'ils sont défaillants, on va chercher leurs compétences pour créer du lien. Si une maman aime la musique, on va travailler à partir de ça."
Pour expliquer la mission des pouponnières, Mylène aime reprendre les mots du pédopsychiatre Daniel Rousseau qui les décrit comme "un service de soins intensifs de réanimation affective et psychique."
Ils sont dans une fuite relationnelle, ne nous regardent pas, ne se laissent pas materner.
Car lorsqu'ils arrivent, tous les enfants présentent des troubles de l'attachement et leurs corollaires. "Ils vont souvent avoir un retard global d'acquisition. Ce sont des enfants introvertis, qui se font oublier, qui ne savent pas s'exprimer. Ils sont dans une fuite relationnelle, ne nous regardent pas, ne se laissent pas materner. Certains agissent par la violence pour prendre leur place, même chez les tout-petits. Et c'est compliqué à gérer dans un milieu en collectivité. Ils peuvent par exemple être amenés à jeter jouets sur les autres bébés."
À cela s'ajoutent de nombreux symptômes cliniques, "des problèmes de peau ou de respirations, car même à cet âge, les bébés somatisent leur problème."
Ces symptômes, Mylène a appris à les décrypter, à y détecter les troubles psychologiques souvent silencieux. "Tout symptôme qu'on peut repérer, c'est une parole."
Chez les nourrissons, ce mal-être peut se traduire par une forme d'anorexie. "Ce sont des bébés dont on n'arrive pas à déterminer les besoins, qui n'expriment pas la faim. Ils devraient prendre six biberons de 70 mL et n'en prennent que trois de 50 mL par exemple. C'est un refus de se mettre en lien avec l'autre parce qu'il n'y a pas eu de portage psychique ou physique par leur mère. Les enfants qui n'ont pas reçu d'affection ne peuvent pas s'alimenter."
On bricole, les solutions ne sortent pas forcément des bouquins.
Et pour apaiser, soigner, pas de formules magiques, car chaque histoire est singulière : "On essaie d'ajuster nos réponses aux besoins, à ce que l'enfant a vécu. C'est un travail de dentelle, un cheminement très lent qu'on partage avec les psys, les pédiatres, en analysant les familles... Mais on bricole, les solutions ne sortent pas forcément des bouquins."
ll nous a fallu des semaines pour comprendre que se cogner la tête, ça lui faisait du bien parce que ça lui permettait de sentir son corps.
La solution, c'est par exemple une casquette, des lunettes et un sac à dos portés par un petit garçon pour l'isoler quelque peu du monde extérieur, trop agressif pour lui.
Mylène se rappelle aussi cette petite fille de deux ans qui avait pris l'habitude de se balancer et de se cogner la tête contre les murs quand elle se réveillait. "Elle piquait des grosses colères quand on allait la chercher. Il nous a fallu des semaines pour comprendre que se cogner la tête, ça lui faisait du bien parce que ça lui permettait de sentir son corps. Il fallait travailler davantage sur le sensoriel."
110 enfants en attente de placement dans les Côtes-d'Armor
Un travail compliqué dans une structure de plus en plus surchargée, comme le sont les 30 autres pouponnières françaises. Censée accueillir 12 bébés maximum, la pouponnière de Saint-Brieuc, accueille en réalité 16 à 19 enfants généralement.
Un sureffectif déjà dénoncé par Mylène et ses collègues du Centre départemental de l’enfance et de la famille de Saint-Brieuc au cours d'une manifestation organisée en juin 2023.
Et alors que les bébés ne devraient y passer que trois mois en attendant une place en famille d'accueil, dans les faits, ils y restent au moins six mois et parfois plusieurs années. "C'est l'ensemble des services de protection de l'enfance qui sont surchargés", indique Mylène. En cause, une pénurie des familles d'accueil et des placements en augmentation.
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Mais aujourd'hui encore, 110 enfants de 0 à 18 ans seraient en attente de placement dans les Côtes-d'Armor.
En France, l'an dernier, selon le Syndicat de la magistrature, au moins 3 300 décisions de justice n'ont pas été exécutées par l'Aide sociale à l'enfance, faute de places suffisantes.
Résultat, les bébés de la pouponnière de Saint-Brieuc partent souvent trop tard. La puéricultrice déplore aussi le manque d'accès aux soins. "Ils ont besoin de tout, de psychomotriciens, de pédopsychiatres, d'orthophonistes... Mais on a des délais interminables. On a aussi très peu de place en hôpital de jour."
Mylène espère aussi voir se développer davantage le soutien à la parentalité pour prévenir ces situations de maltraitance.