Sur 205 producteurs de Saint-Nectaire fermier, seuls 2 proposent des fromages bio. L’AOP semble suffire à la majorité des producteurs qui ne voient pas l’intérêt de convertir leurs fromages à l’agriculture biologique. Le marché est pourtant demandeur et en pleine expansion.
Si vous cherchez du Saint-Nectaire fermier bio dans votre magasin, il y a de bonnes chances que vous n’en trouviez pas. Et pour cause : sur 205 producteurs fermiers, ils ne sont que deux à afficher le label "Agriculture Biologique".
Une poignée de pionniers
Muriel et Henri Chabaud sont l'une de ces exceptions. Ils exploitent une ferme familiale de 73 hectares à Marcenat, dans le nord du Cantal. Avec leurs 47 vaches laitières, ils produisent 20 à 22 tonnes de Saint-Nectaire bio par an. Le couple a pris cette décision en 2010 par conviction : "L’intérêt, c'est de transformer le lait produit sur l’exploitation, de travailler le produit de A à Z et de le vendre directement à nos clients pour rester en contact avec eux (…) On ne dépend pas d'industries ni de qui que ce soit, c'est nous qui fixons les prix de vente. On supprime en quelque sorte des intermédiaires dans la filière."En 2017, le marché des produits bio a représenté 8,373 milliards d’euros, en croissance de 17 % sur un an. De quoi se demander pourquoi les producteurs de Saint-Nectaire ne s’y sont pas mis en plus grand nombre …
Les gens estiment que l'AOP leur offre suffisamment de garanties
Marie-Paule Chazal, la directrice de l’interprofession a son idée sur la question : « La valorisation du Saint-Nectaire est telle que les producteurs ne ressentent pas forcément le besoin de l’augmenter encore. » D'autant que le Saint-Nectaire se vend bien, avec des volumes en hausse régulière.
Selon elle, "l’AOP en tant que telle satisfait les consommateurs. Les gens estiment qu’elle leur offre suffisamment de garanties en termes de développement durable. Sur certains aspects, le cahier des charges de l’AOP est plus rigoureux que celui du bio."
Cette confiance dans l’AOP explique selon elle la faiblesse de la demande : "un responsable du rayon fromage d’un grand hypermarché me disait il y a peu qu’il n’avait jamais de demande pour du Saint-Nectaire bio."
Ce n’est pas l’avis d’Alain Pissavy. Cet éleveur veut créer une cave d’affinage pour des fromages bio à Egliseneuve-d’Entraigues, dans le Puy-de-Dôme. Il a convaincu 5 producteurs de Saint-Nectaire de s'y associer : un qui est déjà en bio et 4 qui sont en phase de conversion.
Les magasins bio cherchent des fromages AOP et ils n’en trouvent pas !
Pour lui, la demande est là et elle est en forte augmentation : "plusieurs grandes chaînes de la grande distribution sont en train de lancer des magasins exclusivement bio : Carrefour ou Leclerc se sont déjà lancés, sans compter les enseignes spécialisées qui se développent rapidement. C’est tout un marché dont l’AOP va se retrouver privée si on ne produit pas du bio."
Henri Chabaud confirme : "à lui seul, Biocoop représente à peu près 600 magasins. Il y a une partie du marché de Rungis qui est dédié au bio, sans parler d'autres magasins en France et à l'étranger, avec une grosse demande sur l'Allemagne et la Belgique."
"Les magasins bio cherchent des fromages AOP et ils n’en trouvent pas !" constate Aurélie Crevel, animatrice à l’association Bio 63. "La première étude de marché réalisée pour la cave d’Egliseneuve-d’Entraigues portait sur 300 tonnes : elle a montré qu’il y avait largement le marché pour absorber une telle quantité."
Il ne faut surtout pas confondre l'AOP avec le label bio
L’argument selon lequel le cahier des charges de l’AOP suffirait au consommateur ne convainc pas non plus Alain Pissavy. "L’AOP est un signe de qualité, mais il ne faut surtout pas la confondre avec le label bio. Le bio se distingue clairement par l’interdiction des engrais chimiques. L’alimentation des animaux doit être bio et les traitements donnés aux animaux sont strictement encadrés : on n’utilise pas de traitement allopathique sauf exceptions."
Selon Alain Pissavy, la motivation des producteurs engagés dans son projet de cave est double : il s’agit de préserver l’environnement et d’assurer l’avenir des exploitations. "L’idée, c’est de revaloriser notre travail. Si on pouvait dégager un peu plus de revenu, on pourrait libérer les producteurs d’une charge de travail. On pourrait aussi faciliter la recherche de repreneurs car aujourd’hui, le métier ne fait pas rêver les jeunes."
On n’est pas aidés par l’interprofession
Après plusieurs années de gestation, le projet de cave se heurte pourtant à des difficultés : "Notre projet de cave bute sur des questions de volume. Pour que l’investissement soit rentable, il faut un volume suffisant et pour l’instant, nous ne sommes pas capables de produire suffisamment. Et surtout, on n’est pas aidés par l’interprofession …"
Sans vouloir être nommés, plusieurs connaisseurs du dossier regrettent que l’ISN (Interprofession du Saint-Nectaire) n’encourage pas les producteurs à se convertir. Pour l’un d’entre eux, l’AOP représente une "rente de situation" qui ralentit le développement d’une filière bio. Le manque d’affineurs certifiés représente aussi un frein.
L’attrait économique n’est pas évident non plus car basculer en bio ne garantit pas un meilleur revenu aux producteurs : "Le fromage bio se vend un peu plus cher mais l’agriculteur ne gagne pas forcément plus." explique Aurélie Crevel. "Les coûts de production en bio sont plus élevés et la certification coûte 800 euros par an."
Les autres AOP auvergnates ne font pas mieux
Les autres AOP auvergnates ne montrent pas l’exemple non plus : un seul producteur laitier propose aujourd’hui du Bleu d’Auvergne et de la Fourme d’Ambert bio, mais aucun producteur fermier. Le Cantal et le Salers font à peine mieux. En production fermière, ils ne sont que trois à être labellisés bio. En production laitière, une dizaine de producteurs livrent leur lait à des fromageries converties au bio. Cela ne veut pas dire que rien ne bouge : plusieurs affineurs ont récemment demandé leur certification et une poignée de producteurs sont en cours de conversion."C’est une révolution des mentalités qu’il faut" estime Alain Pissavy. "On ne peut pas passer à côté de cette transition agro-écologique". D’autant que ceux qui ont franchi le pas ne le regrettent pas. "Ce que je regrette aujourd'hui, c'est de ne pas m’être lancé plus tôt" estime Henri Chabaud. "En 2000, il aurait fallu déjà démarrer ces filières qui sont porteuses aujourd'hui et qui permettent à des petites structures comme la nôtre de pouvoir vivre décemment de l'agriculture biologique, de notre travail, de profiter de nos produits et de nos ventes …"
Ailleurs en France, d’autres AOP ont déjà bien avancé sur le bio. Le roquefort, le comté ou le reblochon bio sont déjà largement disponibles sur les étals.