Alors qu'un rapport très attendu sur la situation des auteurs de BD a été remis, mercredi 22 janvier, au ministère de la Culture, des bédéistes de Franche-Comté décrivent un quotidien difficile et une situation où bon nombre d'auteurs vivent sous le seuil de pauvreté.
Une page se tourne pour les auteurs-dessinateurs de BD. Depuis quelques semaines, nombre d'entre eux sont en colère et tentent d'interpeller le gouvernement sur leur situation de plus en plus difficile.
Mi-janvier, la bédéiste Marion Montaigne avait directement adressé une lettre ouverte au ministre de la Culture, Franck Riester. Agacée, elle y décrivait des auteurs qui vivent "pour l'essentiel, sous le seuil de pauvreté, et qui se débattent dans un cadre administratif absurde." Elle demandait ainsi au gouvernement de prendre en compte le rapport Racine (du nom de Bruno Racine, écrivain et haut-fonctionnaire français, à qui un état des lieux de la profession a été demandé par le ministère de la Culture).
Les semaines sont passées depuis la remise du rapport et les auteurs sont restés sans nouvelle. Jusqu'à ce mercredi 22 janvier. Le ministère a annoncé avoir lu le rapport de 141 pages pleines de réflexions, d'analyses et de préconisations de mesures pour améliorer les conditions de création des artistes-auteurs.
[#CP] Remise ce jour du rapport de Bruno Racine à @franckriester, ministre de la Culture, sur le statut des artistes-auteurs : "L’auteur et l’acte de création". Pour plus d’informations ? https://t.co/iMkIrsfbLz pic.twitter.com/rFyhZ1acvW
— Ministère de la Culture (@MinistereCC) January 22, 2020
"Le rapport dresse un portrait alarmant de notre situation. La plupart des recommandations jouent en notre faveur. Mais le chemin est encore long avant que notre métier devienne moins précaire", réagit Alexandre Daniel, bédéiste franc-comtois installé près de Lure, en Haute-Saône.
Des rémunérations "d'un cynisme sans nom"
Le Haut-Saônois, âgé de 49 ans, est dans la profession depuis près de vingt ans. Il a signé une quinzaine d'ouvrages et parvient, tant bien que mal, à vivre de son métier. Pourtant, selon lui, la situation s'est empirée ces dernières années. Alors que dans le même temps, les ventes d'albums ne sont jamais aussi bien portées : 44 millions d'exemplaires vendus en 2018 pour un chiffre d'affaires de 510 millions d'euros."Cela fait des années qu'une paupérisation s'opère. Notamment à cause des maisons d'édition. Les éditeurs sortent de plus en plus de BD afin d'étayer leur catalogue et occuper l'espace des concurrents. Ils ne prennent plus de risques artistiques, mais des risques financiers", explique-t-il avant de pointer du doigt le fond du problème : "Pour mener à bien leur opération, ils nous demandent donc de produire davantage en nous payant moins. On a donc de plus en plus de travail mais les tarifs horaires sont d'un cynisme sans nom."
Devenu professionnel en 2002, Alexandre Daniel arrive à boucler ses mois en gagnant "un tout petit peu plus qu'un SMIC". D'un rire nerveux, il lâche : "Je m'estime comme un privilégié."
S'ajoute à ces difficultés, un statut aux contours très peu dessinés : "Les auteurs de BD se situent dans un vide juridique. Nous ne sommes pas considérés au même titre que des intermittents du spectacle." Un vide justifié, selon Alexandre Daniel, par le peu d'intérêt porté sur le secteur par les "décideurs politiques" : "Pour eux, les bédéistes ne sont pas à prendre au sérieux. On a l'amour de l'art mais cela devient difficile", finit-il par lâcher.
Vivre au jour le jour
"Nous sommes dans un tel vide juridique que jusqu'à récemment, notre statut se résumait à notre caisse de cotisations sociales. D'ailleurs, il paraît que nous faisons partie des auteurs privilégiés dès que l'on commence à cotiser. Beaucoup ne gagnent pas assez pour avoir ce 'droit'", ajoute Sophie Lambda.La dessinatrice de 34 ans, originaire de Vesoul, avait sorti sa première BD, fin septembre 2019, sur sa relation passée avec un pervers narcissique. Celle-ci avait connu son petit succès et reçu des critiques unanimes. Mais, malgré la réussite de son album, la Vésulienne ne sait pas si elle sera rémunérée à la hauteur de son travail : "Les droits d'auteurs ne sont remis qu'une fois par an. Même si ma BD a bien marché, je ne sais toujours pas combien je vais gagner dessus. La surprise sera en juin."
Sophie Lambda parvient à "s'en sortir d'une année à l'autre", notamment grâce à ses activités d'illustratrice : "Mais il faut savoir vivre au jour le jour. Quand on a la vingtaine, c'est jouable. Quand on essaye de se poser, le quotidien devient tout de suite plus difficile", nuance-t-elle.
Pour arriver à de meilleures rémunérations, "il faudrait revoir la répartition des gains. L'Etat, via la TVA, les distributeurs et les maisons d'édition sont surtout les grands gagnants pour le moment". Même son de cloche pour Alexandre Daniel : "C'est rageant de ne toucher que 50 centimes sur un exemplaire vendu alors que nous avons travaillé pendant plus d'un an sur cet album."
Si le rapport Racine a bien été remis au ministère de la Culture, rien n'indique que les propositions seront entendues par la suite : "Je ne suis pas du tout confiante sur une évolution de notre situation. Le texte a été lu, c'est une bonne chose. Maintenant, il faut que des lois soient adoptées. Et ce n'est pas gagné", s'attriste Sophie Lambda.