Dijon : le pleurant N°17 pris dans une tourmente juridique

En juillet dernier, la Ville de Dijon se réjouissait de voir revenir le pleurant N°17 dans la procession garnissant le tombeau de Philippe le Hardi, au Musée des Beaux-Arts. Mais les propriétaires de la statuette ont demandé des comptes à l'Etat en saisissant la Cour Européenne des Droits de l'Homme

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Le pleurant N°17, ou "le pleurant étanchant ses larmes", est une statuette d'albâtre à l'histoire mouvemementée. Ayant échappé de justesse à la destruction lors de la Révolution, ce pleurant était resté dans une collection privée depuis 1813.
L'Etat a été déclaré propriétaire de l'oeuvre en 2018, mais la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH-ECHR) s'est emparée du dossier, à la demande des propriétaires de l'oeuvre qui estiment avoir indûment dépossédées de la propriété de cette statuette de grande valeur.
Voici l'historique de l'affaire :

Cour Européenne des Droits de l'Homme et l'Etat Français

La Cour Européenne des Droits de l'Homme a accepté de traiter le recours déposé par les trois soeurs de la famille Henrotin (propriétaires initiales de l'oeuvre) en décembre 2018. 
Au mois de mai 2020, la CEDH a demandé à la France de s'expliquer. 
 

L'avocat des plaignantes, Maître Grégory Thuan dit Dieudonné,  précise que la CEDH a autorisé un délai, jusqu'au 7 novembre 2020, pour que les deux parties puissent trouver un arrangement à l'amiable, mais jusqu'à présent aucune négociation n'avait été entamée. "Je les ai relancés (le Ministère de la Culture et des Affaires Etrangères ndlr) deux fois par recommandé, pour savoir au moins à minima leur position, pour mettre fin à cette procédure amiable, si les positions des parties étaient plus ou moins proches. Ils ne m'ont même pas répondu.[...]Passé ce délai, on passe dans la phase contentieuse devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme , avec un échange de mémoires."

Concernant l'estimation du préjudice, Maître Thuan détaille le calendrier de la procédure :
"D'abord, c'est à l'Etat de répondre, c'est au Ministère des Affaires Etrangères qui défend l'Etat Français à la CEDH, dans l'intervalle d'un nouveau délai de deux mois environ, à rendre des observations écrites (janvier 2021). Ensuite il m'appartiendra d'y répondre (au premier trimestre 2021) où je vais chiffrer en détail le préjudice. "
Mais lorsque l'avocat international commence à détailler l'estimation du préjudice, c'est une addition vertigineuse :
"Je pense que le préjudice principal, c'est la perte de la valeur de la statuette. On avait une première valeur estimée à 2 millions d'euros il y a plusieurs années. Il y a des expertises maintenant en cours, c'est une pièce particulièrement exceptionnelle parmi les autres pleurants, on serait à une valeur estimée entre 8 et 10 millions d'euros. 
A cela, d'autres préjudices s'ajoutent, comme le préjudice moral, le préjudice lié aux droits de succession payés par les soeurs, le préjudice lié aux intérêts moratoires imposés par l'Etat sur les droits de succession, qui n'ont pas été payés à temps. Ça fait beaucoup d'argent. La note risque d'être particulièrement salée !"


Concernant l'état d'esprit des plaignantes, les soeurs Henrotin, Maître Thuan résume leur démarche :
"Les soeurs Henrotin l'ont très mal vécu. Elles ne l'ont jamais caché, de se considérer comme les légitimes propriétaires. A la mort de leur mère, s'est posé la question de la succession de cette statuette. Comme celle-ci ne pouvait pas se diviser en trois parties égales, il s'est posé la question de la donation en paiement de cette statuette. Elles se sont naturellement rapprochées de l'Etat, et notamment du musée des Beaux-Arts de Dijon qui avait été un certain temps intéressé."


Comment interpréter alors la position de l'Etat Français dans cette affaire ? L'avocat est perplexe, sachant que par le passé, l'Etat s'était montré plus conciliant.
"On pensait que cette plainte au niveau européen que c'était l'occasion de parvenir à une cote mal taillée : l'Etat ne se fait pas condamner, tout le monde y trouverait son compte. Et là, cette position jusqu'au-boutiste de l'Etat Français, je trouve qu'elle est un peu décevante. D'autant plus, il y a d'autres pleurants qui existent, qui se retrouvent être la propriété du musée de Cleveland aux Etats-Unis. Pourquoi l'Etat ne se préoccupe-t-il pas de la restitution de ces biens, s'il estime que ce sont des biens mobiliers imprescriptibles appartenant au domaine public ? C'est une question de cohérence qui me parait légitime. 
En 2016, lors de la vente Christie's de Paris, deux pleurants (du tombeau de Jean de France, Duc du Berry) ont été préemptés par l'Etat, à la condition d'indemniser le vendeur. Et il a payé entre 4 et 5 millions d'euros ces pleurants préemptés."

 

Pour l'Etat dans cette affaire, c'est une affaire rondement menée : il obtient la restitution gratuite d'un bien qui vaut beaucoup d'argent, sans payer le moindre centime !

Maître Grégory Thuan, avocat des plaignantes

Quelles seraient les conséquences pour la suite, et pour la collection des musées de Dijon, si la Cour Européenne des Droits de l'Homme donnait raison aux plaignantes ?
L'avocat spécialisé "Je sais qu'il y a d'autres cas ailleurs, mais il faut voir les délais de prescription. Il s'agit de biens du Clergé dispersés lors de la période trouble de la Révolution, et qui sont arrivés dans les mains de propriétaires privés, de bonne foi. Vous ne pouvez reprocher une faute de l'Etat que dans un délai de 4 ans. Je pense que cela pourrait ouvrir la porte à d'autres contentieux."
Donc, si la Cour donne raison aux plaignantes, "il y a toujours les aléas juridiques néanmoins", ponctue Maître Thuan, la statuette pourrait tout à fait revenir dans les mains de la famille Henrotin et quitter le musée des Beaux-Arts de Dijon.

Maître Thuan imagine une issue favorable au contentieux : "si la phase amiable ne marche pas, on se dirigera vers la phase contentieuse, avec l'espoir que la Cour Européenne constate une violation du droit de propriété de mes clientes, ce qui pourra créer une jurisprudence européenne."
J'ai l'impression que la formulation des questions posées par la Cour, à l'Etat Français indiqueraient que, à mes yeux, la Cour a un a priori défavorable vis-à-vis de l'Etat. Elle a posé la question de la cohérence de l'Etat français. Le simple rappel des faits objectifs nous fait comprendre que l'Etat Français n'a pas du tout été cohérent."

Il est revenu à Dijon en Juillet 2020 

Son retour à Dijon, le 11 juillet semblait marquer la fin du volet juridique : le "pleurant retenant ses larmes" ou "pleurant n°17" était présenté à la presse et au public. La Ville de Dijon dévoilait la sculpture en albâtre haute de 42 centimètres. Au bout de 7 ans de procédures judiciaires et 200 ans loin des tombeaux pour cette statue pour retrouver les autres, garnissant le tombeau de Philippe le Hardi.
Elle est actuellement présentée dans une vitrine, dans la salle des tombeaux, au Musée des Beaux-Arts de Dijon.
 

2018 : la justice autorise l'Etat à récupérer la statuette 

Restée dans les mains privées depuis 1813, la statuette réapparaît en 2014 quand les propriétaires (la famille des soeurs Henrotin) demande une autorisation de sortie du territoire pour pouvoir la vendre, après l'avoir fait estimer à 3 millions d'euros. La direction du patrimoine leur répond que la sculpture ne leur appartient pas et réclame sa restitution à l'Etat français.
Les soeurs Henrotin, propriétaires de l'oeuvre, en avait hérité de leur mère et s'étaient acquittées des droits de succession (840 000€)
L'Etat se considère en droit de revendiquer la propriété à tout moment, en particulier lorsque les possesseurs "manifestent la volonté de vendre" ou en demandent la sortie de France.
S'ensuit alors une longue bataille judiciaire qui se clôturera avec la victoire de l'Etat, en juin 2018,  l’objet "faisant partie du domaine public, inaliénable et imprescriptible."
La décison du Conseil d'Etat de Juin 2018 est disponible sur le lien suivant : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000037142622/

"La réunion de cette statuette est le résultat de la mobilisation des services du ministère de la Culture afin de revendiquer le droit de propriété de l'Etat sur des biens culturels du domaine public, détenus sans fondement juridique par des personnes privées", s'était félicité le Ministère de la Culture dans un communiqué en 2018.

 

 


 
Qui sont ces "pleurants" ?
La statuette en albâtre, haute d'une quarantaine de centimètres, faisait partie d'un ensemble de 82 "pleurants", représentations de religieux ou de membres de famille, que la tradition médiévale avait coutume d'installer au pied des tombeaux des illustres.
Sculptés au XVe siècle, ils portaient le deuil éternel dans des arcatures creusées sous les tombeaux de Philippe le Hardi, le premier duc de Bourgogne, et de son fils et successeur Jean sans Peur ainsi que de son épouse, Marguerite de Bavière.
A la Révolution, les tombeaux sont détruits mais les pleurants sont sauvegardés.
Après avoir été dispersés, la plupart sont retrouvés au début du XIXe siècle et réinstallés au pied de reconstitutions des "tombeaux" (en fait des cénotaphes vides de corps), depuis exposés au musée des Beaux-Arts de Dijon. 
Aujourd'hui, les pleurants se retrouvent unis mais sept manquent toujours: quatre sont conservés au Cleveland Museum of Art (Etats-Unis) et trois restent portés disparus.
75 pleurants sur 82 sont présents à Dijon, garnissant les tombeaux de Philippe le Hardi et de Jean Sans Peur et Marguerite de Bavière
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