Jeudi 16 mai, le parquet de Besançon officialisait la tenue d'une enquête contre le constructeur américain de pneus Goodyear, après plusieurs accidents mortels de poids lourds causés par des pneumatiques défectueux. À l'origine de ces investigations, l'abnégation d'une femme, Sophie Rollet. Après avoir perdu son mari, la Doubiste s'est transformée pendant 10 ans en lanceuse d'alerte. Entretien.
"Je passe enfin le relais à la justice". La nouvelle est pour elle la fin d'un long tunnel de 10 ans. 10 ans de lutte, 10 ans de combat, d'enquête scrupuleuse où elle, Sophie Rollet, a fait face au géant du pneumatique, l'entreprise américaine Goodyear.
Jeudi 16 mai 2024, le parquet de Besançon dressait les contours d'une enquête visant le géant du pneumatique, après des premières perquisitions deux jours plus tôt sur trois sites de l'entreprise en France, à Bruxelles (Belgique), et au Luxembourg. Une action judiciaire réalisée après de multiples accidents mortels de poids lourds survenus suite à des éclatements de pneus de la marque. Un lien démontré en grande partie par l'inlassable travail de Sophie Rollet, directement impactée par ce sujet.
Un travail d'enquête entamé en 2014
Revenons en arrière. Le 25 juillet 2014, le mari de Sophie, Jean-Paul, routier de profession, décédait dans un accident de la route impliquant trois poids lourds sur l'A36, à hauteur de Geney (Doubs). À 40 ans, Sophie Rollet devenait veuve. Ses trois enfants, orphelins de père. Très vite, la Doubiste cherche alors à comprendre ce qui a pu causer la mort de son mari.
Lecture d'articles de presse internationaux, entretiens avec les familles de différentes victimes... Sophie relève très vite un lien troublant entre plusieurs accidents : tous les véhicules impactés étaient équipés de pneus Goodyear. "Dès 2014, beaucoup d'indices concordaient vers un défaut de pneumatique. Plein de petits détails qui n'ont pas pris la dimension qu'ils auraient dû prendre" témoigne la principale intéressée au micro de nos journalistes Stéphanie Bourgeot et Florence Petit.
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Alors Sophie s'est battue pour se faire entendre. Un combat de David contre Goliath commence alors. Devenue lanceuse d'alerte, elle se lance ainsi dans une quête de justice et de vérité. Une première plainte est déposée en 2015, classée sans suite. Mais la quarantenaire d'alors ne lâche rien, et arrive à se procurer des documents internes mettant à l'épingle Goodyear, qui provoque en 2019 une expertise qui incrimine des pneumatiques défectueux. Mais le géant américain rejette toute responsabilité.
J'ai vécu toute cette problématique, que personne ne voulait regarder en face. Je savais que derrière ces accidents, il y avait un truc énorme. Que des drames allaient se reproduire. Mais personne ne faisait rien, les hauts fonctionnaires ont longtemps détourné le regard. C'était hyper compliqué à vivre.
Sophie Rollet
Sophie Rollet enchaîne les auditions auprès de la justice, et continue de lui apporter de nouveaux éléments. Un travail qui a enfin porté ses fruits avec cette enquête pour recherche de responsabilité. Lorsque nous l'interrogeons, le lendemain de l'annonce des perquisitions, c'est un mélange d'émotions qui traverse la veuve, aujourd'hui âgée de 50 ans.
"J'ai fait tout mon possible"
"L'attente a été très longue jusqu'à ces avancées. J'y pense depuis de semaines" confie-t-elle. "On entend beaucoup de rumeurs sur l'avancée des choses. Ces perquisitions ont été sans cesse repoussées et émotionnellement parlant, c'est très compliqué de gérer cela, d'avoir une date butoir qui change constamment".
Des mots limpides, qui racontent la souffrance d'une femme qui, selon ses propres termes, "avait tout essayé". "J'avais l'impression d'avoir fait tout ce qui était en mon possible, d'avoir exploré toutes les voies nécessaires pour faire bouger les choses" continue-t-elle. "Combien de fois m'a-t-on dit que le dénouement était imminent ? Mais l'imminence, pour la justice et pour moi, ce n'est pas la même chose".
Alors lorsqu'elle apprend la nouvelle de ses perquisitions, en consultant son portable rempli de messages après avoir tondu sa pelouse, une pensée la traverse : "ça y est, c'est fini pour moi". Pourquoi ce sentiment ? "Pendant 10 ans, ça a été l'ascenseur émotionnel, entre espoir et désespoir" lâche-t-elle. "J'ai dû travailler spécifiquement sur cela pour que ça ne m'impacte pas trop. Mais je n'y arrivais pas. Une lutte comme celle-là, c'est viscéral. J'avais donc pris une décision".
Cette année, j'ai eu 50 ans. Le 25 juillet 2024 marquera les 10 ans de cet incident. J'avais décidé, si rien n'avait été fait à cette date, d'arrêter mes efforts et de laisser tout cela derrière moi.
Sophie Rollet
Avec ce rebondissement judiciaire, alors que les investigations démarrent vraiment, reviendra-t-elle sur sa décision ? "De mon point de vue, les choses se terminent" confesse-t-elle. "Normalement, le travail d'enquête et de collecte d'éléments que je remettais à la justice s'arrête. Ils ont pris la mesure du dossier maintenant. Mais si certains dossiers que je surveillais évoluent, avec de nouveaux éléments, je les partagerai avec les autorités".
"Je suis pessimiste sur les suites de l'enquête"
L'heure est maintenant au bilan de ces années passées dans le combat. "Je me suis régulièrement posé une question : mais est-ce que je suis folle ?" ajoute-t-elle. "C'est en tout cas ce qu'on m'a renvoyé pendant des années. J'étais une victime, une veuve, on ne m'entendait pas".
Le souhait de Sophie Rollet est donc maintenant de voir Goodyear condamné. Mais le chemin jusqu'à cette conclusion est encore long et incertain. "J'évite de me projeter sur l'avenir" concède-t-elle. "Je me satisfais de ce qui se passe actuellement, mais en parallèle, avec ce qu'on a vu pour le procès du Mediator, je suis plutôt pessimiste".
Aujourd'hui, la plupart des accidents au pénal en lien avec Goodyear sont prescrits donc de nombreux dossiers ne vont pas remonter. Et puis d'autres ont été soumis à des accords de confidentialité, j'ai appris ça pendant mes collectes. Et puis certains proches ne veulent pas exhumer les morts et souhaitent tourner la page.
Sophie Rollet
N'y a-t-il même pas un sentiment de devoir accompli ? "Il y a beaucoup d'amertume et un sentiment de gâchis au vu du temps perdu. Mais l'injustice est en passe d'être réparée" conclut Sophie Rollet. "Je pense aussi à Jean-Paul. Après 10 ans, j'ai eu le temps de faire mon deuil. Mais à côté de lui, il y a aussi toutes les autres victimes concernées. On est sur une problématique collective". Pour rappel, l’enquête se poursuit et aucun élément concret ne permet d’engager pour le moment la responsabilité du fabricant Goodyear dans ces accidents de la route.