Aurélie Chèvre était fleuriste, elle cultive désormais du lavandin dans le Jura, juste de l'autre côté de la frontière. Cette production habituellement réservée au sud, est inattendue dans la région et unique en Suisse. L'agricultrice s'est lancée dans cette incroyable aventure il y a deux ans et elle vient de remporter l'agroPrix 2023, la plus haute distinction agricole helvète.
"Le champ est tout blanc, il y a de la neige, pour le bleu, il faudra attendre l'été prochain", sourit Aurélie Chèvre. En attendant, elle propose pour la première fois cet hiver son huile essentielle de lavandin "100% made in Switzerland" sur les marchés de Noël de Saint-Ursanne, Delémont et Courchavon-Mormont.
"On a planté en 2021, on avait fait une petite récolte l'an passé mais on a fait une belle cueillette cet été, indique avec fierté l'herboriste suisse à France 3 Franche-Comté. On a pu distiller 800 kg de fleurs et on a réussi à produire huit litres d'huile essentielle !"
"Je ne suis pas fleur bleue, mais c'est vrai que c'est un rêve qui se réalise", plaisante-t-elle. Il est vrai que son histoire ressemble vraiment à un conte de fées. Un conte que cette Jurassienne de 37 ans a d'ailleurs écrit et que l'on peut découvrir sur son site. "Il était une fois, Aurélie, une femme amoureuse des plantes, plus particulièrement des fleurs. Elle épousa un jour un agriculteur, Simon, qui vivait en pleine nature jurassienne. Ensemble, ils fondèrent la famille Chèvre. Cet amour et cette nature donnèrent l’idée à la jeune femme de marier bien plus que leur cœur ; leurs connaissances professionnelles respectives."
Une drôle d'aventure qui se déroule tout près de Delémont à quelques dizaines de kilomètres seulement de la frontière avec le Doubs et le Territoire de Belfort.
Son mari est à la tête, avec un de ses cousins, d'un élevage de vaches laitières. Elle-même a passé son Brevet fédéral de paysanne et voulait développer "quelque chose à elle" sur l'exploitation. Fleuriste de métier, l'idée lui est venue comme une évidence.
J'avais envie d'une fleur pas ou peu cultivée mais aussi d'un produit bien-être, une plante médicinale. Avec la lavande, on rêve et on voyage. Quand on regarde un champ tout bleu, il y a quelque chose qui se passe, un truc positif. Et puis il y a ce parfum incroyable. Je me suis dit que ça serait assez dingue de faire ça.
Aurélie Chèvre, agricultrice-herboriste.
Un parfum de folie
Il y a un peu plus de deux ans, elle s'est donc lancée et a planté 4 900 plantons de Lavandin sur une parcelle d'un demi-hectare située à 600 mètres d’altitude et exposée plein sud. "On a remarqué un vrai changement sur cette pâture où l'herbe était souvent grillée par le soleil, explique-t-elle. C'est un terrain ultra drainant, idéal pour des plantes méditerranéennes comme la lavande."
Le Lavandin, plus rustique, très économe en eau, est le résultat d'un croisement entre la lavande vraie et de la lavande aspic. C'est l'une des espèces les plus cultivées car sa fleur est la plus productrice en huile essentielle. Le lavandin représente ainsi plus de 90 % des surfaces et des volumes produits dans la famille des lavandes. Aurélie Chèvre précise que cette culture pérenne est menée sans intrants et qu'elle est reconnue bio. Les plantons ont également été produits par un horticulteur jurassien. "L’idée était de préserver un maximum nos ressources et de limiter les gaspillages énergétiques."
Après la récolte, les fleurs sont acheminées en Valais dans une distillerie spécialisée dans l’extraction d’huiles essentielles.
Faire "avec" et pas "contre" la nature
C'est une première en Suisse. Aurélie Chèvre est la seule à avoir osé cultiver ce lavandin qui prospère d'ordinaire plus au sud et qui reste évidemment l'emblème de la Provence. L'agricultrice sait donc aussi ce que cette greffe étonnante signifie en matière de réchauffement climatique.
J'ai connu des hivers plus longs, plus froids, et des étés mouillés. Aujourd'hui, on a clairement un manque d'eau. Les champs et es cultures changent. Il y a 20 ans, je pense que le lavandin ne se serait jamais plu ici.
Aurélie Chèvre, agricultrice-herboriste.
Tout comme on a vu récemment des plaines céréalières du nord de la France se colorer de bleu lavande. La Société coopérative agricole d’Eure-et-Loir (Scael) a par exemple développé toute une filière de production de lavandin, alimentée par 70 agriculteurs volontaires pour expérimenter cette diversification, comme le rapportait La Croix en 2021.
"Quand je vois l'évolution du climat, ces sécheresses à répétition, je trouve cela très inquiétant, assure Aurèlie Chèvre. La terre est notre matière première et c'est donc très anxiogène. Mais ce n'est pas parce qu'on fait ce constat qu'on ne peut pas essayer de faire quelque chose de bien. Avec le lavandin, on améliore et on enrichit la biodiversité. Les insectes pollinisateurs adorent cette plante qui est très mellifère." Elle a ainsi proposé à un ami apiculteur d'installer des ruches à proximité de ses plantations.
Alors pas question pour elle de céder au catastrophisme ambiant. "Il faut faire 'avec' la nature et pas 'contre' la nature", martèle encore une fois Aurélie Chèvre.
Un optimisme à toute épreuve qui lui a permis de décrocher l’agroPrix 2023 en novembre dernier à Berne pour son pari insensé. C'est la plus haute distinction du milieu agricole en Suisse. Ce prix, d’une valeur de 20 000 francs suisses, 21 000 euros environ, récompense et encourage, depuis 1993, les innovations dans l’agriculture. Il est décerné par Emmental Assurance sous le haut patronage de l'Union des Paysans Suisses.
Aurélie Chèvre n'exclut pas de tenter d'autres expériences botaniques dans les prochaines années, pour que son "rêve bleu" se poursuive et pourquoi pas imaginer, comme le dit la chanson, "un nouveau monde en couleur".