Pouvait-on produire à n’importe quel prix de la neige artificielle dans le Haut-Doubs, quitte à porter atteinte à l’environnement ? Le tribunal judiciaire de Besançon jugeait ce 1er février deux affaires alors que les mentalités sont en train d'évoluer sur l'importance des zones humides pour lutter contre le réchauffement climatique.
La gentiane de l’écluse, la séneçon à feuilles en spatule, la nigritelle noire, ces espèces végétales protégées font-elles le poids face à l’or blanc ? Pour la seconde fois depuis la création du parquet spécialisé environnement à Besançon en 2021, les dossiers environnementaux sont rassemblés lors d’une même audience. Un droit complexe qui nécessite une spécialisation et une attention particulière.
Avant que le réchauffement climatique ne soit devenu une évidence pour tous, le développement des canons à neige artificielle avait été présenté comme la solution pour sauver les stations de ski de moyenne montagne. L’audience de ce premier jour de février 2023 nous ramène à un autre temps. Le début des années 2010. Celui où la station de Métabief n’avait pas encore entamé sa mue vers des activités estivales.
Même si il reste encore crucial, l’or blanc, comme on appelle encore la neige, n’est plus la seule ressource du syndicat mixte du Mont d’Or, la structure qui gère les installations de loisirs de Métabief. Dès 2014, Métabief a entamé une réflexion approfondie avec un objectif : effectuer la transition la moins douloureuse possible (voir notre dossier vidéo).
De l'eau puisée puis stockée
En 2012, après une enquête publique, le préfet du Doubs autorise la construction d’une retenue collinaire, une immense réserve d’eau au sommet du Morond. L’eau est puisée dans le cours d’eau Jougnouna lorsqu’il est bien alimenté. Elle est ensuite stockée pour être utilisée par les canons à neige. Un investissement d’environ 6 millions d’euros « aujourd’hui rentabilisé » précise Philippe Alpy, président du syndicat mixte du Mont d’Or.
C’est lui, Philippe Alpy qui est à la barre aujourd’hui, non pas en tant que prévenu mais comme représentant légal du syndicat mixte du Mont d’Or. Un paradoxe pour cet élu investi dans la préservation des milieux aquatiques. Maire de Frasne, il préside également la Commission Locale de l’eau dont la mission est de prendre des décisions pour gérer la ressource en eau. A l’époque de la construction de la retenue d’eau, il n’était pas président du syndicat mixte, mais « c’est un héritage que j’assume », déclare-t-il devant les magistrats.
Que reproche-t-on à cette sorte de « bassine » aux allures de lac d’altitude ? « Dès le début du projet, rappelle la procureure de la République Claire Keller, l’ONCFS (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage aujourd’hui OFB Office Français de la Biodiversité) avertit le syndicat mixte de la faiblesse du projet, sans vision globale, avec des inventaires de faune et de flores lacunaires ».
Dix ans de feuilleton judiciaire
L’ONCFS constate que l’emprise des travaux est supérieure de 64% à celle autorisée par l’arrêté préfectoral, que des espèces protégées de plantes poussent à quelques mètres du périmètre ou même, pour un pied, dans l’emprise. Autre problème soulevé, les gravas qui proviennent du trou creusé pour faire la retenue sont reversés sur une zone d’arrêté de biotope, un espace protégé et règlementé. Une enquête est alors ouverte. Une procédure de conciliation échoue, le syndicat mixte estimant n'avoir commis aucune faute. En janvier 2016, l’affaire est classée sans suite.
Nouveau rebondissement dans ce feuilleton judiciaire, l’association de défense de l’environnement CEPESC dépose plainte avec constitution de partie civile juste deux jours après le classement sans suite.
Sept ans plus tard, voilà l’affaire à l’ordre du jour du tribunal judiciaire. Cette plainte de 2016 pour un projet construit en 2013, est-elle une façon détournée d’attaquer le principe de retenue d’eau pour faire de la neige artificielle ? « Non, rétorque le défenseur de l’environnement. Nous, on est légalistes », insiste le représentant de la CPEPESC venu pour cette audience spécialisée. « Le but de notre association est de faire appliquer la règlementation sur l’environnement, on ne pouvait pas laisser passer cela », poursuit-il. Pour lui, « il ne fait aucun doute que les zones de pelouse étaient des habitats d’espèces protégées », mais ajoute-t-il, C e n’est pas juste la question des trois petites fleurs, cela pose la question de la manière dont on conduit les travaux ».
L’avocat du syndicat mixte du Mont d’or ne l’entend pas de cette façon. Au cours de sa plaidoirie, Me Lagier s’adresse aux juges en insistant sur « l’absence de preuves ». « Il va falloir prouver qu’il y avait des espèces protégées », poursuit l’avocat et, dix ans après les procès-verbaux de l’ONCFS, le défenseur du syndicat mixte met en avant le contexte de la réalisation de cette retenue collinaire. Ces travaux, rappelle l’avocat du syndicat mixte, « ont sauvé la station et ses emplois. S’il n’y avait pas eu de neige artificielle, c’était la mort annoncée de la station ». Actuellement encore 90% des ressources de Métabief proviennent du ski alpin.
La mutation de Métabief
Me Lagier souligne l’évolution de la station de Métabief. « Une mutation est engagée » assure l’avocat. « Aujourd’hui, confie Philippe Alpy à l’issue de l’audience, le syndicat mixte ne s’engagerait plus dans ces travaux de retenue collinaire ». D’une station de ski, Métabief veut devenir une station de montagne, consciente de sa « richesse écologique » expliquait son directeur Olivier Erard à France 3 Franche-Comté, lors d’un reportage sur l’impact du réchauffement climatique.
« La biodiversité, c’est l’assurance-vie de l’homme », rappelle la procureure de la République. Claire Keller demande une amende de 5000 euros pour le syndicat mixte et la réparation d’ici deux ans en « reprenant le projet de compensation écologique », rédigée par les services de l’Etat. Avec vérification de la compensation et publication du jugement dans la presse.
« Décaper » une tourbière pour produire de la plus belle neige
Cette prise de conscience n’aurait semble-t-il pas effleuré l’esprit de deux autres élus du Haut-Doubs. La seconde affaire appelée à la barre s’est passée à quelques kilomètres de Métabief. Sur le site de ski nordique de la Seigne aux Hôpitaux-Vieux. Là-aussi, il s’agit là aussi de production de neige artificielle.
En novembre 2019, un riverain du site nordique de la Seigne avertit les services de l’Etat qu’une pelleteuse est en train de faire des travaux sur un site naturel protégé, une tourbière qui fait partie du site nordique de la Seigne sur la commune des Hôpitaux-Vieux. Dans ce dossier, l’association de défense de l’environnement CPEPESC est aussi partie civile. Cette tourbière est l'habitat privilégié de deux espèces végétales protégées : la séneçon à feuilles en spatule et la polémoine bleue.
Il s’agit de « décaper et extraire de la tourbe », rappelle la procureure Claire Keller, sur une surface de plus de 1000 m², soit au-delà du seuil qui déclenche l’obligation d’une autorisation administrative. Pourquoi ? « Pour faciliter le travail des bénévoles » du club de ski, explique Louis Poix, maire des Hôpitaux-Vieux depuis 2008. La neige artificielle fabriquée avec cette eau qui traverse le sol de la tourbière est d’une couleur trop foncée.
Qui a commandé les travaux à une entreprise du secteur ? La société n’ayant pas été auditionnée pendant l’enquête, les deux élus se renvoient la balle des responsabilités. Parole contre parole. Aucun devis et une facture de 6000 euros qui aurait été payée par la Communauté de communes Lacs et Montagnes du Haut-Doubs.
Parole contre parole
Florent Paquette, ancien maire des Hôpitaux-Neufs, chargé de la compétence Ski nordique au sein de la communauté de communes, affirme que le maire de la commune voisine « a fait faire les travaux de sa propre initiative. Je connaissais trop les enjeux pour m’engager dans cette voie », assure-t-il à la barre.
Le salarié juriste de la CPEPESC souligne que les élus avaient été informés par courrier de la présence d’espèces végétales protégées dans leur secteur. Les deux prévenus sont aussi poursuivis pour avoir commandité des travaux sur une zone de captage d’eau potable. « Ce n’est pas normal quand on est élu de commander des travaux sans en faire part à la collectivité », résume le juriste de le CPEPESC.
Pas de preuve écrite, les avocats des deux prévenus vont baser leur défense sur cette absence de documents. « Pas un mail, pas un courrier, pas un devis signé, rien », rappelle Me Pichoff, l’avocat de Florent Paquette. Les avocats des élus demandent leur relaxe.
Le changement climatique en toile de fond
Pour la procureure de la République Claire Keller, les deux élus « connaissaient les enjeux » de ces travaux. L’audience a lieu la veille de la journée mondiale des zones humides. « Quand on assèche une tourbière, cela devient une bombe climatique », s’exclame Claire Keller.
La procureure demande une amende de 3000 euros dont 2000 euros avec sursis et requalifie en complicité les poursuites à l’égard de l’ancien maire des Hôpitaux-Neufs. Ainsi que la publication dans la presse du jugement.
Les deux affaires sont mises en délibéré au 1 er mars 2023. Métabief, Les Hôpitaux-Vieux et les Hôpitaux-neufs appartiennent à la même communauté de communes « Lacs et Montagnes du Haut-Doubs ». Dans son intitulé même, la collectivité met en avant son patrimoine naturel. Ces deux affaires montrent comment les temps changent. Depuis les travaux contestés de 2019, le site nordique de la Seigne n'utiliserait plus ses canons à neige.
Aujourd’hui, qui pourrait avoir l’idée de pomper de l’eau dans une tourbière pour faire de la neige artificielle ? On se demande même comment une autorisation administrative a pu être donnée à l’époque. Il y a dix ans, la protection des espèces protégées était mise en avant pour contester le projet de retenue collinaire.
Désormais, le réchauffement climatique à lui tout seul est devenu un rempart face aux projets touristiques artificialisés.