Menacée de fermeture depuis la fin de sa collaboration avec LVMH, l'entreprise LOGO, dernière grande manufacture de lunettes de France, risque de devenir le nouveau symbole du déclin de l'industrie lunetière française. Le tribunal de commerce de Lyon statuera sur son avenir le 2 novembre.
Le long bâtiment blanc du lunetier LOGO s'étire à l'entrée de Morez, commune montagneuse du Haut-Jura où un maître cloutier nommé Pierre Hyacinthe Caseaux réalisa la première monture de lunettes françaises en fil de fer en 1796. Derrière ces murs, des milliers de montures de lunettes sont découpées, des branches façonnées, de minuscules pièces poncées et polies à la main, et même des diamants sont sertis sur de très luxueuses montures.
"Dans l'usine, on a encore une diversité de savoir-faire qu'on ne retrouve pas chez d'autres lunetiers de la vallée qui ont souvent un bureau de design ici, mais confient la production à un fabricant en Chine", explique Damien Monier, DRH du lunetier jurassien créé en 1896. "LOGO est la dernière manufacture qui fait encore des lunettes de A à Z", à l'exception de certaines pièces détachées produites en Indonésie, souligne le maire de Morez, Laurent Petit.
"LVMH s'il te plaît, pense à Morez !"
Depuis plus de vingt ans, l'innovante société jurassienne dessine, fabrique et commercialise dans le monde entier les lunettes des prestigieuses marques Fred et TAG Heuer, deux filiales du numéro un mondial du luxe LVMH. Quelque 500.000 paires sortaient chaque année des ateliers du Groupe LOGO qui emploie 177 salariés en France, plus de 200 salariés dans une usine indonésienne et une trentaine aux Etats-Unis, à Hong-Kong ou encore en Italie.
Mais l'idylle s'est terminée en décembre 2015 quand LVMH a annoncé qu'il ne renouvellerait pas ses deux licences au lunetier jurassien. Désormais, une pancarte "LVMH s'il te plaît, pense à Morez ! Panse LOGO et ses 200 emplois", annonce l'entrée de l'usine, et une banderole "TAG Heuer - LOGO n'arrêtons pas 16 ans de succès !" orne sa façade.
"Gestion défaillante"
Le groupe LVMH met en cause la "gestion défaillante" de la direction qu'elle a "maintes fois alertée" depuis 2012, lui signalant "que ces conditions anormales d'exploitation et de gestion ne permettraient pas le renouvellement de la licence".
De son côté, la direction de LOGO reproche à son donneur d'ordre de vouloir "abaisser le prix moyen de vente pour faire plus de volumes".
Le Groupe LOGO, dont les 40 millions d'euros de chiffre d'affaires sont réalisés grâce aux produits LVMH (97% pour TAG Heuer et 3% pour Fred), a été placé en redressement judiciaire le 12 mai dernier. Le 2 novembre, le tribunal de commerce de Lyon statuera sur son avenir.
Direction, salariés et élus locaux sont unanimes : "Seule LVMH peut sauver LOGO en confiant la production de ses lunettes à un éventuel futur repreneur".
Un savoir-faire mais de moins en moins d'emplois
D'après Sébastien Mignottet, responsable du comité d'entreprise de LOGO, le lunetier Cémo a déposé un dossier de reprise pour "les brevets, le mobilier et les machines et seulement 34 postes". En cas de refus du tribunal, le groupe sera liquidé. "La liquidation judiciaire, on s'y attend. On s'y prépare et les salariés aussi", confie à l'AFP M. Mignottet, qui a mis en place une cellule pour aider les salariés à trouver un autre emploi.
Depuis mars, une trentaine de personnes ont déjà quitté l'entreprise. Pour les autres, ce sera un licenciement de plus dans la vallée de la lunette où les fermetures et les délocalisations d'entreprises se multiplient depuis une vingtaine d'années, au profit de l'Italie et de l'Asie, où les coûts de main-d'oeuvre sont moindres.
Le nombre d'emplois liés au secteur dans la vallée est ainsi passé de 4.500 emplois dans les années 80 à 1.600 emplois environ en 2016. Pour Elsa Alves, 51 ans, ouvrière chez LOGO, le constat est amer: "On a un grand savoir-faire, mais il y a de moins en moins d'emplois".
Les lunetiers français à la traîne malgré le "Made in France"
Malgré la vogue du "Made in France", l'industrie lunetière française reste durement affectée par la concurrence italienne et asiatique, et le marché de niche du haut de gamme vers laquelle elle s'oriente ne suffit pas à enrayer son déclin. "Depuis une vingtaine d'années et les délocalisations de la production, beaucoup d'entreprises ont disparu de la région", se désole Jérôme Colin, président du syndicat des fabricants lunetiers du Jura à Morez, capitale historique de la lunetterie française, avec une prédilection pour le métal, dont les origines remontent à la fin du 18e siècle.Aujourd'hui le secteur représente encore 2.500 salariés en France, dont environ 1.600 dans la vallée morézienne. A son âge d'or dans les années 1970, celle-ci concentrait à elle seule 10.000 emplois dans la lunetterie, selon des chiffres du groupement des industriels et fabricants de l'optique (Gifo).
La vallée risque à présent de perdre un énième fleuron, LOGO, menacé de liquidation après que le groupe de luxe LVMH lui a retiré ses contrats de licence pour ses marques TAG Heuer et Fred, dont l'entreprise dépendait.
Le secteur dans son ensemble est pénalisé par ses coûts de main-d'oeuvre, qui représentent "les deux-tiers du prix d'une monture", selon M. Colin, par ailleurs directeur général du lunetier jurassien Oxibis. Entre une monture française et une monture importée, "il y a souvent un écart de prix de 30% à 50%", relève-t-il. "Le Made in France est demandé (par les consommateurs français), mais pas souvent acheté parce qu'il est trop cher", estime-t-il, tout en reconnaissant que cette indication est un atout pour l'export qui représente environ 50% du chiffre d'affaires du secteur, évalué par le Gifo à 500 millions d'euros en 2015.
L'écart de prix peut même aller "de 50 à 100%" par rapport à la concurrence asiatique pour des lunettes labellisées "Origine France Garantie", précise Walter Van Hee, directeur des achats chez le distributeur Optic 2000. Plus strict, ce label exige notamment qu'au moins 50% du coût de revient (production et distribution) soit réalisé en France, où le produit doit prendre ses "caractéristiques essentielles".
Le "premium" pour survivre
Les industriels incriminent aussi le plafonnement depuis 2015 des remboursements des montures par les mutuelles à 150 euros, un tarif trop bas selon eux pour une fabrication française: "Ce plafonnement va finir d'achever la filière", s'alarme M. Colin. "Les gens acceptent de payer 5% ou 10% plus cher" pour des lunettes produites en France, "mais pas plus", confirme Eric Plat, PDG de la coopérative d'opticiens Atol.
Cependant l'écart de prix avec la Chine "se réduit et la notion de qualité en France est supérieure", estime Jean-Michel Werling, consultant de l'Atelier Paget, petit lunetier qui s'est créé récemment à Morez sur les cendres du l'entreprise disparue Albin Paget, grâce à la décision du groupe Afflelou de lui confier la fabrication de lunettes "premium".
La plupart des réseaux d'opticiens, parfois incités par des mutuelles et complémentaires santé, proposent aujourd'hui des montures françaises. Mais cela reste minoritaire dans leurs collections. "C'est une part très forte de leur communication (...) mais en termes de résultats, c'est moins important. Ce n'est pas inintéressant, mais il faut le ramener à sa juste proportion d'un point de vue industriel", estime Henri Grasset, patron de l'entreprise Lunettes Grasset Associés, installée à Oyonnax (Ain), l'autre bassin lunetier français, plus spécialisé dans les matières plastiques.
"Tout le tissu a changé ici, les entreprises locales ne sont plus sur de grandes séries, mais davantage sur de la niche, le haut de gamme et l'accessoire de mode" explique M. Grasset. "Travailler plus sur la qualité et la différenciation que sur les volumes, ça a du sens", relève-t-il. "Mais il faut être capable de s'adapter aux cycles de la mode, avec des renouvellements de collections plusieurs fois par an".
"Le luxe c'est important pour nous, mais ce n'est pas là-dessus qu'on va faire des volumes", relativise Jean Calamand, patron du sous-traitant Lucal à Oyonnax, qui travaille notamment pour de petits créateurs de lunettes haut de gamme. "Si tout le monde achetait plus français, dans les lunettes comme ailleurs, les prix baisseraient avec les économies d'échelle", plaide-t-il.