Le documentaire "Le sens de la terre" donne la parole à Blandine, Claudia, Henry, Denis et François, des agriculteurs installés en Bourgogne. Alors que l'agriculture connait une crise historique, ils s'interrogent sur le sens et l'avenir de leur métier.
Depuis son apparition, il y a plus de 10 000 ans, l’agriculture a toujours accompagné la vie des hommes. Entre les premiers semis, l’invention de la charrue, la mécanisation, l’utilisation d’intrants chimiques, les agriculteurs ont toujours dû évoluer. Ces dernières années, on assiste à une accélération du processus, la mondialisation et l’introduction des marchés les éloignent chaque jour de leurs terroirs. Les agriculteurs ont désormais du mal à reconnaître leur métier et lui trouver du sens.
Suite à la seconde guerre mondiale, il a fallu produire à tout prix pour nourrir les Français. Les agriculteurs ont alors cherché à se développer en achetant de nouvelles terres, de nouvelles machines, des produits chimiques et ils n’ont pas hésité à fortement s’endetter. Même si ce modèle agricole a permis à certains de bien gagner leur vie, il arrive à bout de souffle et a un coût.
Contrairement à leurs parents et leurs grands-parents, les agriculteurs connaissent une crise historique. Leur travail ne les fait plus vivre, ils sont accusés d’empoisonner la terre et les consommateurs, l’agribashing est devenu monnaie courante. En plus du travail des champs, ils sont désormais soumis à l’économie de marché, doivent suivre les cours de la bourse, élaborer des stratégies commerciales et sans cesse remplir des formulaires administratifs. Beaucoup d’entre eux n’arrivent plus à en vivre. Ce travail qui n’a plus rien à voir avec celui dont ils rêvaient enfants en voyant faire leurs parents et leurs grands-parents.
Beaucoup d’entre eux souffrent et parfois, quand le désespoir est trop grand, pour certains la seule issue est le suicide. Selon les chiffres de Santé Publique France, 529 agriculteurs se sont suicidés en 2016, un nombre 30% supérieur au taux de suicides dans les autres professions. Mais, malgré ce profond malaise, tous disent continuer à aimer leur métier et chacun essaie de trouver sa solution pour se réapproprier ce travail qui est une véritable vocation.
Le documentaire "Le sens de la terre", diffusé sur France 3 Bourgogne-Franche-Comté le 29 novembre 2021, donne la parole à des agriculteurs installés en Bourgogne. Les deux réalisatrices, Camille Morhange et Karine Music, les ont écoutés et nous font toucher du doigt la dureté et l’exigence de ce métier. Tout au long du film, on fait la connaissance de femmes et d’hommes attachants, aux parcours personnels singuliers, tous préoccupés par le sens de leur métier, loin des préjugés touchant l’agriculture conventionnelle.
Nous avons voulu rencontrer des agriculteurs travaillant en conventionnelle car nous trouvions qu’ils étaient maltraités, qu’on ne leur donnait pas la parole et que c’était injuste. Nous avons passé du temps avec eux et nous avons rencontrés des personnes généreuses et très attachantes.
♦ Entre passion et désillusion, des agriculteurs en crise
Denis et François Lurier sont frères. Ils ont repris l’exploitation familiale, la ferme de Malicorne à Colmery dans la Nièvre. Ils l'ont transformé en GAEC (Groupement Agricole d'Exploitation en Commun) qui compte 4 associés et 4 salariés.
Les frères Lurier sont très représentatifs de l’agriculture contemporaine française. Devant les photos de famille, ils se souviennent de leur grand-père qui labourait avec des bœufs, il y a juste trois générations. Ils se remémorent aussi la ferme de leur père, dans les années 1970, avec les engins agricoles mécanisés. Sur l'une des photos, on les voit enfants, fiers d’être à ses côtés. C’est à cette période-là que s’est accéléré la mécanisation, l’utilisation des intrants chimiques, l’alignement sur la PAC (Politique Agricole Commune), un système qui n'a fait que s’amplifier par la suite.
Dans un premier temps, Denis et François Lurier ont continué sur les rails empruntés par leur père jusqu’au jour où les difficultés ont été trop importantes. En plus des difficultés financières, le travail avait perdu tout son sens. Ils ne savaient plus si le blé ou le colza qu’ils produisaient serviraient à faire du pain, de l’huile pour nourrir les consommateurs ou s’ils étaient destinés à produire du carburant. Ils ne maitrisaient plus la finalité de leur travail, perdaient le pouvoir de décision, d’autres le faisaient à leur place. Une agriculture "virtuelle" dont ils ont voulu sortir.
D’autres décidaient pour nous. On s’est dit que ce n’était pas la bonne voie. On a radicalement changé de système en passant au bio. Aujourd’hui, on prend conseil mais c’est nous qui prenons les décisions.
La ferme d’Henry Ragon et ses 85 vaches laitières se trouve dans l’Yonne à Saints-en-Puisaye. Quand, au lever du jour, il va voir ses "filles" (ses vaches) dans les près, il est à chaque fois ébloui par la beauté de ce qui l’entoure.
Je vous présente ma salle de cinéma panoramique 360°, on n’est pas bien là ! Et pourtant j’y travaille, si je pouvais en vivre ce serait pas mal.
Cet homme d’une grande sensibilité aime ses bêtes, leur parle, il est soucieux de leur bien-être et entretient avec elles une relation affective. Mais Henry est aussi un terrien, il n’oublie jamais qu’il est avec des animaux d’élevage dont la finalité est de nourrir l’humanité. Ce passionné, fils de paysan, s’est installé à 28 ans en partant de rien, il a dû monter de toutes pièces son exploitation. A 50 ans, il souffre de la méconnaissance et des préjugés qui entourent sa profession.
D’une manière générale, les gens n’ont pas conscience de la complexité du métier, on est DRH, mécano, directeur rattaché à l’environnement…
La vie d’agriculteur n’a plus rien à voir avec l’image d’Épinal de la petite ferme familiale au milieu d’une campagne bucolique ! Aujourd’hui, Henry est plus inquiet qu'avant. Il dit avoir une boule au ventre en permanence, et chaque fois qu’il ouvre sa boîte aux lettres il a peur de ce qu’il pourrait y trouver. Cependant, il ne baisse pas les bras et veut pouvoir vivre dignement de son travail.
Claudia Duval aurait dû mener une vie urbaine, loin des problèmes liés au monde agricole. C’est elle qui, à 18 ans, est revenue à Montreuillon, dans la Nièvre pour être agricultrice comme ses grands-parents avant elle. C’est là qu’elle a rencontré son mari, agriculteur lui aussi, avec qui elle a fondé une famille. Mais quand son mari décède il y a 8 ans, elle se retrouve seule avec ses 5 enfants. Claudia est à la tête d’une exploitation de 90 hectares et de 70 bovins qui lui prennent tout son temps. Entre les enfants et la ferme ses journées commencent vers 4 heures du matin. A la longue, la dureté du travail a eu raison de sa santé. Claudia a dû se faire opérer d’une hernie discale et toutes les tâches qu’elle aimait faire sont devenues trop difficiles pour elle. Elle a pris la décision d’arrêter.
Mon corps dit stop alors j’arrête.
Blandine Calandre est à la tête d’une exploitation céréalière de 400 hectares, à Surgy dans la NIèvre. Avant de reprendre la ferme familiale, elle se destinait à tout autre chose, elle a suivi une formation d’ingénieure puis a enseigné. Enfant, elle adorait suivre son père aux champs, d’autant qu’elle n’avait pas de frères pour lui prendre cette place. Quand son père décède elle décide de réaliser son rêve d’enfant. De nombreux paysans ont pensé que ce serait temporaire, aujourd’hui on vient lui demander conseil. Une légitimité qu’elle a acquise par son travail et dont elle est fière.
Blandine aime la modernité et l’aspect technique de son métier, elle cherche sans cesse à évoluer. C’est pour elle une occasion de découvrir de nouvelles choses, mais ce qu’elle apprécie avant tout, c’est être dehors, au point d’avoir l’impression de ne faire qu’un avec la nature.
Quand les gens parlent de la nature, ils en parlent alors que moi je n’en parle pas, j’en suis.
Toutes ces expériences nous emmènent loin de l’image d’une agriculture conventionnelle où les paysans ne font pas cas de la terre qu’ils travaillent. Bien au contraire, tous veulent retrouver du sens à cette vocation et pouvoir en vivre dignement.
♦ Revenir à l’essentiel pour rester des paysans
Pour pouvoir continuer à travailler, les agriculteurs rencontrés par Karine Music et Camille Morhange ont cherché des solutions. Tous n’ont pas trouvé les mêmes, mais tous se questionnent, innovent, vont de l’avant pour que leur métier puisse les faire vivre et dure après eux.
Ils sont tous très ouverts, pas jugeant avec leur pairs. Par exemple, les frères Lurier ne voulaient pas qu’on montre leur modèle d’agriculture bio comme le bon modèle à suivre. Pour eux, le tout bio ou le tout conventionnel ce n’est pas ça l’essentiel. Leur préoccupation est de comprendre la société et de s’adapter aux pratiques alimentaires d’aujourd’hui.
Denis et François Lurier se sont convertis au bio dans les années 1990, sans transition. Un pari risqué qui a porté ses fruits. Leur organisation en GAEC leur permet de mieux vivre et dégage du temps pour leur vie de famille. Ils ont pu se sortir de la spirale du travail 7 jours sur 7 qui entraîne la dégradation des liens familiaux et la solitude. Cela leur a aussi permis d’alléger la lourdeur des contraintes administratives, même si cela permet de toucher des aides indispensables pour vivre.
Henry a fait d’autres choix en se rapprochant d’autres agriculteurs. Dans un premier temps, ensemble ils ont "audité" leurs exploitations et ont évalué leur bilan carbone pour changer leurs pratiques. Il a également décidé d’aller au-devant des consommateurs, parfois très éloignés de la réalité de son métier, pour leur expliquer le sens de sa démarche.
A un moment, on a augmenté la production et on a cessé de s’intéresser à notre produit. Aujourd’hui on veut se réapproprier notre métier. On demande du respect en matière de rémunération.
Aujourd’hui, Henry s’est associé à son neveu afin de lui transmettre sa ferme. Pour lui, il est primordial que l’exploitation continue à vivre et que les campagnes arrêtent de se vider.
Pour Claudia, ces dernières années ont été si difficiles qu’elle a souhaité s’arrêter. Aujourd'hui elle va passer la main à son fils Dylan. Au départ elle n’était pas favorable à cette transmission car le métier de paysan demande beaucoup de travail pour peu de salaire. Malgré ses réticences, elle s’est vite rendu compte que Dylan est comme elle et son mari, un passionné. Il s’en sort, même si il ne s’y prend pas comme elle.
Blandine s’est tournée vers une agriculture moderne et familiale. Elle est toujours à la recherche de nouvelles techniques, de nouvelles cultures qui pourront s’adapter aux changements climatiques. Elle aussi garde espoir en l’avenir et pense qu’il y a encore des jeunes suffisamment passionnés pour réinventer l’agriculture.
Même si les femmes et les hommes qui apparaissent dans le documentaire "Le sens de la terre" ont à cœur de préserver leur métier d’agriculteur, ils ne pourront pas le faire seuls. Pour pouvoir le pérenniser, ils ont besoin de s’appuyer sur des politiques agricoles qui les appuient et ainsi faire face aux mutations liés à la mondialisation et la concurrence internationale.
" Le sens de la terre" un film réalisé par Karine Music et Camille Morhange
• Une coproduction : France Télévisions & AMDA Production avec le soutien de la Région Bourgogne-Franche-Comté