Où est passé Noureddine Adda, un paisible quadragénaire de Saône-et-Loire ? Pourquoi ses valises ont-elles été retrouvées dans un train qu'il n'aurait jamais dû prendre ? 10 ans après, sa famille attend toujours des réponses.
10 novembre 2013. Noureddine Adda, surnommé Samir par tous ses proches, se lève aux aurores dans son appartement de Chalon-sur-Saône. Chargé de bagages, il monte dans le taxi qu'il a commandé la veille. Il doit prendre un train direction Lyon, puis se rendre à l'aéroport Saint-Exupéry pour rendre visite à son épouse qui vit en Algérie.
Avant d'arriver à la gare, Samir demande à son taxi de l'arrêter à mi-chemin chez l'une de ses soeurs. Là, vers 7 heures du matin, il récupère des produits cosmétiques, des cadeaux pour sa femme. Il en profite pour appeler sa mère, dont il est très proche, comme il le fait tous les jours. "Les crèmes, ça risque de couler. Je les mets plutôt en bagage cabine ou en soute, tu penses ?" lui demande-t-il. C'est la dernière fois que la mère de Samir entendra la voix de son fils.
Les valises retrouvées... sur une autre ligne de train
Trois jours après, l'épouse de Samir indique à sa famille que celui-ci n'est jamais arrivé en Algérie. Au même moment, ses frères et soeurs apprennent que les bagages de Samir ont été retrouvés... dans un autre train, à Venarey-les-Laumes, au nord de Dijon. Un trajet que Samir n'avait jamais prévu d'emprunter.
Entre temps, la famille de Samir ne s'était pas trop inquiétée. Certes, le 10 novembre, il ne décroche pas lorsque sa mère l'appelle vers 9 heures du matin pour savoir si son voyage se passe bien. "Mais il avait oublié son chargeur à la maison, donc on s'est dit 'OK, ce n'est pas très grave'", relate sa soeur Ghania.
Où est passé Samir ?
À partir de la découverte des valises de Samir, l'angoisse gagne toute la famille. La douane confirme que le quadragénaire n'a jamais quitté le sol français. La police est contactée, une plainte déposée... Et c'est le début d'un long calvaire pour les Adda. Une accumulation d'incertitudes, de frustrations, de soupçons et de colère.
Car depuis 10 ans, les Adda ont la sensation que rien, ou si peu, n'a été fait pour leur frère. Pourtant, "c'était quelqu'un de vulnérable, et normalement, toute disparition d'une personne fragile doit être considérée comme inquiétante", rappelle maître Bernard Boulloud. L'avocat de la famille est un habitué des "cold cases" et des disparitions non élucidées : Arthur Noyer (le jeune caporal dont Nordahl Lelandais a avoué le meurtre), Marie-Thérèse Bonfanti (la livreuse de journaux de l'Isère, dont le meurtrier a finalement été retrouvé 36 ans après)...
Samir, donc, est considéré par son entourage comme "un peu fragile", nous dit sa soeur Ghania. Depuis une quinzaine d'années, il souffre des séquelles d'un vieux traumatisme crânien mal soigné dans son enfance : il prend des médicaments assez lourds qui le rendent souvent fatigué, somnolent. À Chalon-sur-Saône, Samir perçoit l'AAH (l'allocation adulte handicapé) et son cercle social se résume à sa (grande) famille.
"Mais il a toujours été autonome, j'insiste. Il habitait tout seul, se faisait à manger. Il aimait voyager, il prenait les transports seul", martèle Ghania. Quant à l'état mental de Samir, cette grande fratrie de 11 frères et soeurs n'y croit pas du tout : "L'hypothèse du suicide ou de la disparition volontaire est improbable."
"C'était quelqu'un de fragile oui, mais qui était heureux. Il avait hâte de voir sa femme, il lui avait acheté des cadeaux. Il a payé son taxi pour la gare, il a acheté ses billets. Pourquoi avoir fait ça s'il avait voulu disparaître ?"
Ghaniasœur de Noureddine Adda
Ghania ajoute même, réaliste : "En plus, s'il avait voulu se suicider, il lui suffisait d'avaler tous ses médicaments..."
En 10 ans, personne n'a été placé en garde à vue
Très rapidement, la famille Adda considère donc qu'on a fait du mal à Samir. "On pense à une mauvaise rencontre avec un inconnu, ou bien à quelqu'un qui le connaissait et qui connaissait son trajet. Il avait de l'argent avec lui, peut-être 1000 euros en liquide. Certains tuent pour moins que ça", fait remarquer sa soeur.
Mais l'enquête, elle, avance avec une lenteur désespérante. "Ils ont mis cinq mois à interroger le personnel SNCF !" lance la soeur. "En plus, ce n'était pas les bons contrôleurs...", ajoute l'avocat, maître Boulloud. La vidéosurveillance de la gare ? Automatiquement supprimée au bout de 72 heures, bien avant que la police ne s'y intéresse. Le traçage du téléphone de Samir ?
"Pour le traçage de son téléphone, on pensait que ça avait été fait, les enquêteurs nous l'avaient dit. Et finalement, on a découvert 3 ans après que le bornage n'avait jamais été demandé..."
Ghaniasœur de Noureddine Adda
Les années passent. La famille et son avocat se heurtent à la lenteur, voire à l'inaction de la justice. "On est reçus par la juge, qui est d'accord avec nous : tout laisse à dire que mon frère s'est fait agresser. Mais finalement, rien ne se passe", déplore la soeur de Samir. Il y a bien quelques pistes : Samir aurait été aperçu au Creusot, à Sennecey-le-Grand... Mais rien de concret. Des suspects ? "Aucune garde à vue n'a été effectuée", indique Bernard Boulloud. En 2020, Nabilla, une autre des soeurs, témoigne sur France 2.
"On pensait que ça allait bouger, et toujours rien"
Au début de cette année 2023, un espoir renaît : une nouvelle juge est nommée pour traiter l'affaire, toujours au parquet de Chalon-sur-Saône. "On pensait que ça allait bouger, enfin. Et en fait, ça fait 10 ans aujourd'hui, et toujours rien", assène Bernard Boulloud.
Ces derniers mois, seuls deux actes d'enquête ont été réalisés, pour des levées de doute sur des identités. Un corps qui aurait pu correspondre à celui de Samir a été retrouvé à Strasbourg. À Troyes, quelqu'un a dit avoir aperçu une personne ressemblant à Samir dans un Ehpad. Dans les deux cas, il s'agissait de fausses pistes. "Et s'il n'y avait pas eu ces deux pistes, il ne se serait rien passé du tout", déplore l'avocat.
"On dirait qu'ils ont fait exprès de ne pas nous aider"
"Moi, aujourd'hui, je ne sais plus quoi dire à la famille", soupire maître Boulloud. "Rien n'a été fait. Les proches de Noureddine Adda sont très dignes mais ils sont écoeurés, et je les comprends !"
"Même si on peut penser qu'il est décédé, il faut se rappeler qu'on recherche un être humain. Ce n'est pas un animal. En plus, c'était quelqu'un de vulnérable."
Bernard Boulloudavocat des Adda
Depuis la nomination de la nouvelle juge d'instruction, l'avocat lui a fait parvenir une dizaine de pistes possibles, de "portes à ouvrir". Il n'a pas eu de nouvelles depuis. Ghania, la soeur de Samir, résume : "Dès le départ, on dirait qu'ils ne veulent pas se casser la tête avec cette histoire."
Pourtant, elle l'assure : "Mes parents, ce sont des gens "à l'ancienne" qui faisaient totalement confiance à la police et à la justice. On a fait tout ce que la police nous a dit. Aujourd'hui, on n'a plus confiance." Au point de devenir suspicieux : "On dirait qu'ils ont fait exprès de ne pas nous aider."
"Ma mère a 76 ans, elle a envie de savoir si son fils est mort ou vivant. On ne peut pas laisser des gens suspendus comme ça, en train d'attendre un membre de leur famille."
Ghaniasœur de Noureddine Adda
Aujourd'hui, faute de mieux, les frères et soeurs de Samir multiplient les coups de fils pour tenter de retrouver eux-mêmes la trace de leur frère. Hôpitaux psychiatriques, urgences, centres d'accueil pour sans-abris... "Mais on n'est pas des officiels, alors les gens au bout du fil nous disent qu'ils ne peuvent pas nous donner les identités." Les Adda attendent désespérément que la justice s'intéresse réellement à leur cas. Leur avocat, lui, a décidé d'aller plus loin : il va saisir la cour d'appel de Dijon, pour dénoncer "l'inertie" de la juge d'instruction.