INTERVIEW. "Sortir de l'obésité, c'est s'autoriser à être un bel inconnu"

La psychanalyste Claudine Hunault vient de sortir un ouvrage sur l'obésité, "Je me petit-suicide au chocolat, à l'écoute de l'obésité", centré sur la parole des patients. En une dizaine d'années, elle a reçu 3600 patients en créant l'une des premières cliniques analytiques de l'obésité, en travaillant au centre-médico chirurgical de l'obésité de Sens (Yonne).

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Claudine Hunault s'est appuyé sur la consultation de plus de 3000 patients au centre-médico chirurgical de l'obésite de Sens (Yonne), avec des suivis allant de quelques mois à plusieurs années. Des milliers de notes prises pendant dix ans. "J'écris tout le temps, y compris pendant les consultations," confie la psychanaliste. Pour finalement aboutir à cet ouvrage, "Je me petit-suicide au chocolat, à l'écoute de l'obésité". Un livre qui parlera à beaucoup de monde.

Pourquoi avoir écrit ce livre ? 

Claudine Hunault : "Il y avait l'intérêt de l'écrivaine. Au bout de quatre ou cinq années de consultations, j'ai su que j'allais écrire un livre à partir des consultations. C'est une matière étonnante. Il y a des phrases qui ne peuvent pas s'inventer, par exemple cette patiente qui dit "je suis une anorexique dans un sarcophage de graisse". Seule la formulation, pratiquement poétique, permet de toucher un réel comme celui-là.


J'ai eu envie de faire un livre sur cette expérience, parce que je savais que je pouvais transmettre et partager cette expérience, à partir de la pratique que j'ai élaborée pour eux. J'ai eu envie de partager pour pouvoir entrer dans ce monde extrêmement complexe de l'obésité, du rapport à son corps, du rapport à la nourriture, et du rapport à toutes nos dépendances".

À quoi est liée l'obésité ?

C.H. : "Les patients obèses traduisent dans leurs corps, et parfois de façon très spectaculaire, des souffrances face à des questions que nous éprouvons tous. Bien sûr, le rapport au corps, le rapport au temps. Les patients obèses ou en surpoids témoignent toujours d'un rapport difficile avec le temps. La quasi-totalité des patients dit manger très vite, pour ne pas voir précisément le plus souvent qu'ils viennent de manger, pour que ça n'ait pas existé. Lorsque je leur ai demandé à quel moment venaient les compulsions alimentaires, c'était à des moments de solitude, à des moments d'incertitude, à des moments que le travail professionnel ne remplissait pas ou à des moments où le contexte familial n'était pas là. Dans ces moments-là, ils se sentent face au vide."

De nos jours, notre rapport au corps est-il exacerbé ?

C.H. : "C'est une conjonction de facteurs. Oui, bien sûr, sur des jeunes, mais seulement... Il va y avoir sur des adolescentes déjà une stigmatisation ou une auto-culpabilisation d'être un peu ronde, alors qu'au moment de la puberté, c'est important que le corps s'étoffe aussi. Et puis bien évidemment, toutes les images, on est passés de Marylin Monroe à Kate Moss.
C'est un regard qui a changé et qui amène presque à un corps irréel, un corps impossible pour la plupart des gens. Il y a une dépendance à l'image de son corps".

L'obésité peut-elle s'expliquer ? 

C.H : "Chaque obésité a une histoire, chaque obésité a une fonction. Je peux poser que certaines prises de poids dans l'enfance de certains patients ou patientes, ont fait fonction de protection. Face peut-être à la violence qui leur était proposée, face à des parents invasifs, même un amour intrusif ? C'est l'inconscient qui travaille, mais l'obésité repoussant les frontières du corps, peut tout à fait être une protection vis-à-vis de l'autre, y compris la souffrance de l'obésité. Tout ça n'est ni volontaire ni conscient. C'est mon travail de réussir à entendre ça et d'appeler le patient à entendre ce qu'il s'est joué dans sa propre histoire. 

Sur des problématiques d'agression sexuelle, clairement, la prise de poids est une protection, un manteau de graisse qui permet de ne plus être dans le désir dans le regard de l'autre. C'est encore plus dur dans le regard du père. C'est comme le conte "Peau d'âne".

Il y a des phénomènes qui sont spécifiquement liés à l'histoire de la personne, et ça vient rencontrer la proposition d'une société qui fonctionne avec une injonction à la surconsommation en continu. Et une surconsommation de régime, bien sûr, et de techniques pour perdre du poids !"

Vous avez choisi de donner des noms mythologiques aux patients, mais qui sont-ils ?

C.H. : "Derrière un portrait de patient, il y a 10 à 15 patients derrière : il y a des patrons de PME, il y a trois notaires, il y a un juge aux tutelles... il y a des lignes de force qui les traversent. J’ai écrit ces portraits, ils sont fictionnés, ce n’est pas un enregistrement. J’ai traduit aussi une certaine évolution du patient, comment il pouvait s’approprier des notions que je lui proposais, comment il pouvait lui-même questionner sa propre situation".

Un livre qui s'adresse à tous ?

C.H. : "Je ne voulais pas du tout être dans une position de surplomb par rapport au patient, où je viendrais expliquer ce dont il s’agit, expliquer leur cas. Je voulais les faire parler eux. C’est très rare qu’on fasse parler et qu’on écoute la parole de patients obèses.

Cette société qui fabrique de l’obésité à jet continu  - et pas seulement de l’obésité physique, elle invisibilise aussi les patients. En 2018 j’en parle dans le livre, les soignants pouvaient se plaindre du manque de lits pour patients obèses, du manque de tensiomètres à la taille de leurs bras. Je ne suis pas sûre que beaucoup de gens aient autant écouté les patients obèses que je l’ai fait, et aient pris note de leur parole.

« Tant que je mangerai des tartines de Nutella au goûter, ça sera possible que mes parents n’aient pas divorcé »

Une patiente souffrant d'obésité

 

La personne qui dit ça, elle a entre 30 et 40 ans, et les parents ont divorcé depuis 25 ans. Si on écoute véritablement la parole des patients obèses, elle nous choque, elle peut nous choquer. Pourquoi on ne les fait pas parler, pourquoi on ne les laisse pas parler dans l’espace public ?

Le confinement a-t-il eu des conséquences ?

C.H. : Il n’y a pas eu plus de cas de consultations. Pendant la 1ere partie du confinement 2020, j’ai consulté à distance : il y avait toutes les conditions pour qu’il y ait un redépart en flèche des compulsions alimentaires et de la prise de poids. J’ai travaillé dessus quasiment « en direct » durant mars-avril-mai du premier confinement.

Le confinement a certainement eu un effet très important sur une obésité pédiatrique. Des enfants et des ados se trouvent maintenant en situation d’obésité à cause du confinement, à cause de la manière dont ils ont vécu le confinement. L’impact majeur va être sur cette frange de la population".

Comment sortir de l'obésité ?

C.H. : "Accepter qu’on a un corps et que ce corps, il va falloir s’en occuper toute sa vie, le nourrir et non pas le remplir, le mettre en mouvement, s’en occuper... c’est-à-dire ce corps, qu’il prenne une place. La plupart des patients, dans une première consultation, disent "je fais passer tout le monde avant moi", une position sacrificielle, ou "je me dépense pour autrui, je n’ai pas de temps du tout pour moi."

On ne changera pas le corps comme on change de bagnole.

Claudine Hunault

Dire, le corps il va falloir s’en occuper. On ne changera pas de corps comme on change de bagnole, ou on déménage d’appartement. Est-ce qu’on est prêt à donner une place à ce corps ? Alors que, paradoxalement, ne pas lui donner de place fait qu’il en occupe de plus en plus, en grossissant jusqu’à des proportions insupportables.

Et sortir de la souffrance ?

C.H. : La deuxième question, c’est d’interroger l’acte de manger. C’est la seule chose dont on ne puisse pas se passer. On peut ne pas fumer, ne pas boire d’alcool, mais on ne peut pas ‘ne pas manger.’
Comment retrouver avec l’acte de manger un rapport de nécessité et de plaisir, et non plus un rapport de dépendance. Il s’agit ensuite de travailler cette dépendance à la nourriture. Dans l’immense majorité des cas, la dépendance à la nourriture est liée à une dépendance autre : à un événement qui a eu lieu, et qu’on n’a pas accepté. Ça peut être la mort d’un père ou d’une mère et ça peut dater de 30 à 40 ans, le temps n’y change rien. Pour l’inconscient, le temps n’existe pas. L’inconscient est dans un présent absolu.

La question de la jouissance est fondamentale. Comme la jouissance de la souffrance.

Claudine Hunault

Il s’agit de sortir d’une jouissance au sens où une personne obèse peut jouir de son état, elle le possède, comme on va jouir d’un bien par héritage. Elle n'arrive pas à imaginer ne plus être obèse. Comment elle s’y retrouve car ça fait tellement de temps que ça fait quelque chose qui lui est familier. Quand, au bout d’un certain travail, une patiente peut me dire « souffrir me rassure », c’est de cela qu’il est question, c’est de cette jouissance-là. Il faut donc l’amener à sortir de cette jouissance d’un état de souffrance, pour s’autoriser d’autres jouissances, plus intéressantes, plus fécondes. Et toute notre vie, on va passer d’une jouissance à une autre. Le problème c’est quand on s’enkyste dans une jouissance particulière. C’est la peur de l’inconnu : « qui vais-je être sans ces kilos ? »

Beaucoup de patients ont pu me dire « si je n’ai plus ce problème de poids, qu’est-ce qu’il va me rester ? » car toute leur vie s’est articulée autour du problème du poids.

Quel peut être le rôle de l'entourage ?

C.H. : "C’est un récit qui s’est constitué auquel l’entourage participe. Une personne obèse qui veut s’en sortir va devoir affronter des obstacles très douloureux au sein d’un groupe. "On ne te reconnaît plus" ou alors "si tu perds du poids ce sera alors moi la grosse du groupe".

Sortir de l’obésité, c’est être prêt à décider de qui on veut être et d’assumer ce choix, même si ça suppose un éloignement, voire une séparation avec certaines personnes et qu’il y aura une forme de solitude dans ce choix.

J’ai déjà entendu un homme dire à sa femme : "Je te tiens par tes kilos". Le corps est un enjeu extraordinaire, imaginez toutes les projections qu’il peut y avoir là-dessus. Sortir de l’obésité, ça suppose de travailler sur la question du désir et d’oser assumer son désir, en tant que femme, en tant qu’homme.

Sortir de l’obésité c’est perdre des kilos de graisse, mais c’est surtout s’autoriser à devenir un bel inconnu ou une belle inconnue".

→ Claudine Hunault a prévu des rencontres en librairie les 17 mai à la librairie Obliques à Auxerre et 10 juin à Calligammes à Sens.

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