Activité historique à Concarneau, les armements de pêche au thon tropical sont dans la tourmente. Après la disparition de celui de Via Océan, ex-Saupiquet au début de l'année, la compagnie Française du Thon Océanique (CFTO), elle aussi basée à Concarneau, a annoncé cette semaine un plan d'économies drastiques avec notamment une baisse de 30 % des salaires des marins.
Réunion de crise à Concarneau ce vendredi 17 mai 2024 : une vingtaine de marins de la Compagnie française du thon océanique (CFTO) se sont retrouvés au cours d'une assemblée générale à l’appel de la CFDT.
Ils viennent d'apprendre que leur employeur envisage de réduire leur salaire brut de 30 % pour tenter de redresser les comptes de l'entreprise. Autres mesures sur la table des négociations : la diminution des vivres à bord des navires, l'arrêt des fournitures de tabac… Et pour économiser du gazole, la compagnie veut allonger la durée des campagnes de pêche.
15 millions d'euros de perte en 5 ans
Un plan d'économies annoncé cette semaine, en raison "de difficultés historiques" qui "ont durement et durablement impacté l'entreprise".
Forte de 15 thoniers (dont l'un sous pavillon italien), la CFTO a enregistré près de 30 millions d'euros de pertes nettes en 2020 et 2021, et n'a plus publié ses résultats depuis.
Si on diminue leur salaire de 30 %, [les marins] iront voir ailleurs.
Denis JutteauDélégué CFDT à la CFTO
Les 260 marins de la CFTO seraient prêts à faire des concessions selon la CFDT, mais ils ne veulent pas être la seule variable d'ajustement.
"Pour l'instant, la seule chose qu'ils sont prêts à faire, c'est d'augmenter de huit à dix semaines le temps d'embarquement, rapport Denis Jutteau, délégué CFDT à la CFTO. Ils sont prêts à faire des efforts en termes de salaire, mais 30 % ça ne passera jamais. Si on diminue leur salaire de 30 % ils iront voir ailleurs."
La pêche au thon a été très rentable pendant très longtemps. Les marins étaient extrêmement bien payés.
Patrice GuillotreauEconomiste des pêches à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)
Les déboires de la CFTO sont d'autant plus scrutés que l'armateur breton, pionnier de la pêche au thon dans l'Océan Indien, compte la plus grande flottille française du secteur. Un secteur qui subit désormais une profonde crise.
Lire : "La pêche française a diminué depuis 30 ans". D'où vient le poisson qu'il y a dans nos assiettes ?
"La pêche au thon a été très rentable pendant très longtemps. Les marins étaient extrêmement bien payés", rappelle Patrice Guillotreau, économiste des pêches à l'Institut de recherche pour le développement (IRD).
"Les conditions ont changé : c'est une pêche peut-être un peu plus coûteuse, le poisson est de plus petite taille et moins bien valorisé par les conserveries", ajoute l'économiste.
À Concarneau, la fin d'une filière ?
Résultat, d'importants armements français sont menacés ou ont déjà mis la clef sous la porte à commencer par l'ex-voisin concarnois de la CFTO, Via Océan, anciennement nommé Saupiquet.
En février 2024, il annonçait la "cessation définitive" de l'activité de ses thoniers senneurs (des thonnier munis d'un long filet rectangulaire de 1,5 km de longueur et 150 à 200 m de hauteur permettant d'encercler les thons) dans l'Atlantique. À l'arrêt à Abidjan, les navires ont été mis en vente tandis que 58 salariés vont être licenciés.
Un peu plus tôt, en novembre 2023, c'est l'armateur réunionnais Sapmer qui révélait la cession de trois thoniers senneurs, sous pavillon mauricien, pour cause de baisse de ses quotas.
100 000 tonnes de thons par an, pêchés par la France
Avec 100.000 tonnes de thons capturés par an, cette filière est pourtant un acteur majeur de la pêche française : ses navires débarquent un quart des volumes de poissons pêchés sous pavillon français, selon l'organisation professionnelle Orthongel.
La crise du Covid puis la guerre en Ukraine ont cependant déstabilisé les armements en provoquant des tensions sur la chaîne logistique et une flambée du prix du gazole, qui représente "35 % du chiffre d'affaires annuel d'un thonier senneur", selon Xavier Leduc, président d'Orthongel.
Ces énormes navires congélateurs, de 80 mètres, voire 100 mètres de long, avec 25 marins à bord, consomment entre 10.000 et 12.000 litres de carburant par jour.
Et les prix du thon, fixés sur un marché mondial, "n'ont pas compensé la hausse des coûts", souligne Xavier Leduc.
Une filière européenne dans le viseur des ONG
Dans ce contexte économique tendu, les navires français et espagnols sont pointés du doigt par un groupe d'États côtiers de l'Océan Indien qui critiquent leur technique de pêche, basée sur le recours à des milliers de dispositifs de concentration de poissons (DCP).
Ces radeaux dérivants, équipés de balises GPS et d'écho-sondeurs, facilitent les captures en attirant les thons en grande quantité. Mais ils sont critiqués pour la pollution, les prises accessoires et les importantes captures de juvéniles qu'ils engendrent.
À terme, la pêcherie va être difficile à exploiter pour les Européens, car leur place est contestée.
Patrice GuillotreauEconomiste des pêches à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)
Des ONG, comme l'association Bloom, dénoncent ainsi la pêche "destructrice" et "industrielle" pratiquée par les senneurs européens, alors que la ressource se fait rare dans l'Océan Indien, où les stocks de thon albacore et patudo sont fortement surpêchés.
"À terme, la pêcherie va être difficile à exploiter pour les Européens, car leur place est contestée", remarque M. Guillotreau.
Vendredi, la Commission thonière de l'Océan Indien (CTOI), réunie à Bangkok (Thaïlande), a adopté une résolution réduisant progressivement de 300 à 225 le nombre de DCP autorisés par navire d'ici à 2028.
Des "efforts supplémentaires" qui "menacent très sérieusement la durabilité des entreprises fortement malmenées par les crises récentes", a regretté Orthongel dans un communiqué.