Lassés par leur job, ils rêvaient d'une vie meilleure. Séduits par l'idée de changer de métier pour reprendre les rênes de leur destinée, ils sont nombreux à sauter le pas. L'herbe est-elle plus verte ailleurs ? Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS et sociologue, nous éclaire sur l'envolée des reconversions professionnelles.
En 2022, 35,8 % des salariés en activité ont choisi d'entreprendre une transition professionnelle selon le site gouvernemental de conseils en évolution professionnelle infocep.fr
Ils n'étaient que 26,2% en 2016, une tendance qui ne cesse de progresser ces dernières années, selon la même source.
S'inventer une vie plus en adéquation avec ses valeurs, pour sauver la planète ou se sauver soi-même... est ce la promesse des reconversions professionnelles ?
"Nous sommes à une époque d'un rejet de la hiérarchie. Les gens recherchent de l'autonomie, de la flexibilité, du bien-être personnel, de la réalisation de soi. Ils veulent échapper au culte de la performance et se sentir utiles". C'est ce que nous explique Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS et sociologue, qui a pris le temps de décrypter avec nous ce mouvement de fond des reconversions.
Question : "La reconversion professionnelle est-elle une tendance réellement enclenchée ?"
Il y a 30 ans, pour une forte majorité de personnes, le travail était la chose la plus importante de la vie. Travailler appartenait au domaine de la nécessité économique, une contrainte sur laquelle nous ne portions pas trop d'exigences. Le travail était le domaine structurant de la vie. Mais aujourd'hui, l'idée de carrière, d'être au cours de sa vie professionnelle dans une dynamique assez linéaire avec de plus en plus de responsabilités, de pouvoirs, de rémunérations... s'est pas mal effritée.
L'idée de ne pas faire carrière est devenue une possibilité tout à fait acceptée. La mobilité professionnelle et la reconversion sont tout à fait rentrées dans les mœurs.
Bouger, expérimenter différentes entreprises, lieux, métiers n'est plus original. Ce n'est ni une norme, ni une obligation. Beaucoup de personnes et surtout les jeunes projettent leur avenir avec l'idée de ne pas faire le même métier toute leur vie. Leurs changements s'effectuent souvent avec un assez grand écart.
Réussir sa vie, c'est réussir sa vie dans différentes dimensions ou avoir plusieurs vies.
Monique DagnaudDirectrice de recherche au CNRS, sociologue et auteure
Question : "Quels sont les facteurs de prise de conscience ?"
La prise de conscience est l'insatisfaction personnelle vécue par rapport à son mode de vie, à son équilibre vie privée / vie professionnelle. Aujourd'hui, le métier doit toujours assurer si possible l'économie de la personne.
Le travail doit aussi avoir du sens, être satisfaisant moralement, intellectuellement, psychologiquement.
Monique Dagnauddirectrice de recherche au CNRS, sociologue et auteure
Question : "De nos jours, quelle place occupe le travail dans la vie ?"
Le travail n'est plus appréhendé comme le levier essentiel de la réalisation de soi et de la socialisation. À travers lui, la recherche de sa propre valorisation, de son auto-estime, de sa reconnaissance par les autres, reste une quête d'actualité. Mais sa dimension s'est fortement réduite. Il faut pouvoir concilier le travail avec d'autres aspects de sa vie comme son bien-être personnel, sa vie de famille, ses loisirs...
La vision de la vie est plus globale. On exige du travail, de s'articuler autour de nombreux paramètres.
Monique Dagnauddirectrice de recherche au CNRS, sociologue et auteure
Ils sont tellement prégnants dans la tête de tous, qu'une personne insatisfaite envisage facilement un changement d'activité sans forcément se poser trop de questions.
Dans mes enquêtes, nombreux sont les jeunes diplômés, de niveau ingénieur, qui réalisent très vite, en 2 ou 3 ans d'expériences, que leur métier va les ennuyer. Ils n'hésitent pas à se réorienter. Les métiers sédentaires et d'écrans sont fortement concernés.
Le propos recueilli de Monique Dagnaud est disponible en vidéo sur ce playeur.
Question : "La crise du Covid a-t-elle été un accélérateur ?"
Depuis 20 ans, le nombre de reconversions professionnelles ne cessent de progresser. La courbe s'est envolée pendant la période du Covid. L'imprévisibilité de la pandémie a provoqué une sidération, un questionnement sur le "quoi faire de sa vie". Agissant comme une déflagration sur nos vies paisibles, cette période d'incertitude majeure a entraîné un séisme psychologique par sa brutalité temporelle. Confrontés au tragique, à la mort, repliés sur soi, isolés, beaucoup de jeunes ont souffert de dépressions.
Le dérèglement climatique les menace pourtant plus puissamment que la pandémie. Pour autant, cette problématique ne produit pas le même saisissement malgré l'abondance de rapports et de scénarios alarmistes. En fait, le sentiment de n'avoir aucun moyen d'agir à son échelle est fort. Les échéances auxquelles l'humanité seront confrontées de manière vitale aux conséquences de la crise écologique restent floues. Elles dépendent de politiques publiques ou de politiques d'entreprises diffuses et peu coordonnées.
Question : "Quel est le profil type de la personne qui se reconvertit ?"
A priori, les changements sont plus aisés pour les gens qui possèdent de bons diplômes supérieurs. Les qualités et les connaissances acquises, soit par le diplôme ou l'expérience professionnelle et souvent les deux à la fois, leur donne une agilité intellectuelle qui facilite leur reconversion.
Mais aujourd'hui, ce désir de changement est une déterminabilité pour tous.
Question : "Combien de temps prend une reconversion ?"
Se reconvertir, c'est une prise de conscience qui se déroule sur plusieurs années. À un moment, vous n'avez plus envie de continuer dans la voie où vous vous êtes engagé, car vous avez beaucoup trop d'insatisfactions. Vous décidez de changer de travail, et cela peut aller très vite s'il n'y a pas de réapprentissage professionnel important.
Je me remémore par exemple une fille manager, d'une société chinoise, qui trouvait son travail insupportable. Elle a fait un mois de formation en yoga dans un pays asiatique et dès son retour en France, elle a commencé à enseigner cette discipline en "commençant petit".
Question : "Quels types de métiers attirent le plus ?"
Ceux qui se reconvertissent, se dirigent vers quatre principales catégories de métiers.
- Les métiers du bien-être, pour se sentir bien, faire du bien aux autres et être en adéquation avec ses valeurs.
- Les métiers de l'agriculture. C'est une petite minorité, mais le retour à la terre est important. C'est un retour à un mode de vie plus frugal, plus autosuffisant avec la mise en œuvre de nouvelles méthodes de culture, d'agriculture biologique, avec parfois une expérience de vie communautaire. Mais ce dernier cas de figure reste marginal.
- Les métiers indépendants. C'est assez classique de voir des salariés de grandes entreprises devenir consultants, indépendants ou startuppeurs. Ils créaient leur entreprise en général avec toutes les relations acquises dans leur métier d'avant. La recherche d'autonomie, pouvoir travailler selon ses propres méthodes, ne pas subir la pression de supérieurs sont des motivations importantes du désir de changement.
- Les métiers de l'artisanat. Les métiers des mains reviennent en force. En général, ces métiers sont plus fatigants et moins rémunérés, et peuvent aboutir à un déclassement social, à un déclassement symbolique. Mais les satisfactions personnelles sont plus grandes grâce à une part plus importante de créativité, et à la satisfaction de réaliser quelque chose d'extrêmement concret.
Comme nous le confirme Monique Dagnaud, le discours médiatique dominant prône avant tout l'urgence d'une bonne qualité de vie et le besoin de prendre soin de soi. Le travail n'occupe plus la place centrale dans notre conscience collective. Il n'est plus autant un facteur d'identité ou même de fierté, mais il demeure la clef essentielle de notre insertion et de notre assise économique.
La sociologue du travail ajoute que "ce qui a changé ces dernières années avec la reprise économique et la bonne santé de l'emploi, c'est l'inversion du rapport de force entre patronat et salariés et ceci au bénéfice de ces derniers : une conjoncture qui explique aussi l'envol spectaculaire des démissions".
Certes, la fin du travail n'est pas prévue pour demain, mais les nouvelles façons d'imaginer l'emploi, de réinvestir sa vie autrement, auront à l'évidence du poids dans l'économie et les politiques à venir.
Pour aller plus loin, Monique Dagnaud sociologue, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la jeunesse et du monde numérique, propose Génération surdiplômée, un livre coécrit avec Jean-Laurent Cassely, journaliste et essayiste à Slate.fr et L’Express. (éditions Odile Jacob, 2021)