La police enquête sur la mort d'un adolescent à Bourges le 28 octobre, après deux appels au Samu. Passé en quelques années de numéro pour les urgences médicales à plateforme d'orientation pour patients en tous genres, le 15, et le fonctionnement de son centre d'appels, reste encore brumeux pour beaucoup. France 3 a tenté d'y voir plus clair.
"C'est un peu la cour des miracles. Mais ce n'est pas une mauvaise chose." Depuis quelques années, le 15, numéro d'appel d'urgence redirigeant vers le Samu, a bien changé. Son rôle est passé du traitement de l'urgence médicale, au conseil face à toute nécessité médicale non programmée. Le 15 a, en quelque sorte, acquis une réputation de carte joker, de béquille toujours utile en dernier recours, et surtout, toujours disponible.
Mais, contrairement à un service hospitalier plus classique, le quidam n'a jamais l'occasion de venir visiter un centre d'appels du 15. Ses prérogatives, son organisation ont tout du brouillard. Cette question du mode de fonctionnement du Samu a ressurgi dans le débat public récemment, après plusieurs drames. Lundi 28 octobre, un adolescent de 13 ans est décédé chez lui malgré deux appels au Samu de Bourges, et le déploiement d'une ambulance médicalisée après le deuxième appel. Une enquête de police a été engagée, et une autopsie demandée, et les raisons de la mort de l’enfant ne sont pas encore connues.
Quelques jours plus tôt, le 15 octobre, Meggy Biodore, 25 ans, est emportée par une méningite foudroyante, alors que ses amis la conduisaient à l'hôpital de Montpellier. Quelques heures plus tôt, le Samu avait été contacté à plusieurs reprises, sans que les secours ne se déplacent. En 2017, Naomi Musenga, raillée par une opératrice du Samu, mourait à l'hôpital de Strasbourg. Depuis, de nombreux internautes s'interrogent sur le fonctionnement d'un centre de régulation des appels du Samu, et sur sa responsabilité dans la mort des deux femmes, les témoignages de mauvaise prise en charge ayant fleuri sur le net.
"Une méconnaissance du fonctionnement des Samu"
L'Afarm, Association française des assistants de régulation médicale, a dénoncé via communiqué des propos "remettant en cause le professionnalisme et l'humanisme" des ARM. Le texte estime que ces "affirmations infondées" découlent "d'une méconnaissance du fonctionnement des Samu".
[ 🚨COMMUNIQUÉ DE PRESSE🚨]
— AFARM (@AFARM_SAMU) October 29, 2024
L'AFARM exprime son soutien au SAMU 34 et réaffirme son engagement pour la sécurisation des parcours de soins
L’AFARM tient également à présenter ses condoléances à la famille de la jeune femme de 25 ans qui est décédée. pic.twitter.com/GKP9JfPMxt
Selon Marc Noizet, médecin régulateur à Mulhouse et président de Samu-Urgences de France, toute l'organisation d'un centre 15 découle d'un grand principe : "C'est permettre à chaque citoyen, à tout moment de la journée, 365 jours par an, d'avoir un avis médical sur sa situation, tant qu'elle est urgente ou non programmée." En gros, tout ce qui n'est pas connu à l'avance, comme "le renouvellement d'une ordonnance ou une pathologie chronique". C'est ainsi que les Samu, partout en France, deviennent des Sas, des services d'accès aux soins. Une manière de compenser l'absence de professionnels de santé dans de nombreux territoires.
35 millions d'appels au 15 chaque année
De ce principe, découle une "organisation militaire", une série de strates, la première étant celle des ARM, ou assistants de régulation médicale. C'est le premier interlocuteur du patient, celui qui décroche, et pose les premières questions. Selon l'Afarm, 2 500 ARM décrochent 35 millions d'appels chaque année au Samu. "Chez nous, une petite journée c'est 1 700 appels" pour une dizaine d'ARM, explique Alexandre Maluga, coprésident de l'association et assistant de régulation médicale au Samu du Rhône.
Le rôle des ARM est primordial : il est chargé d'identifier le niveau de priorité de la situation, à partir d'une série de questions types. Avec un nombre considérable d'appels et souvent "pas les effectifs qu'il faudrait", le défi est de taille. En mai 2023, le ministre de la Santé, François Braun, estimait ainsi qu'il manquait entre 2 et 3 000 ARM en France pour faire face à l'afflux d'appels du 15, nouvelle formule.
D'autant que les appels, pris à la chaîne, peuvent varier du tout au tout. "On doit faire avec ce que les gens peuvent nous dire, c'est ce qui est le plus compliqué", assure Alexandre Maluga, car "tout le monde ne gère pas son stress de la même manière" :
Parfois on a des gens très calmes, et au fur et à mesure de la conversation, on se rend compte que c'est plus grave que ce qu'ils peuvent imaginer. Et il ne faut pas leur transmettre une peur qui les affolerait. À côté de ça, on a des gens qui appellent pour une écharde dans le doigt, et c'est la panique à bord parce qu'ils ont la phobie du sang.
Alexandre Maluga, co-président de l'Association française des assistants de régulation
Depuis 2019, une formation spécifique de près de 1 500 heures sur une année est dispensée aux futurs ARM. De quoi leur permettre d'identifier très rapidement les cas urgents, au milieu d'une masse de patients inquiets et en quête de conseils. Pour les cas les plus sérieux, lorsqu'il y a détresse respiratoire ou cardiaque par exemple, l'ARM a le pouvoir de déclencher lui-même l'envoi d'une ambulance, avant de passer immédiatement l'appel au médecin.
Ne jamais raccrocher avec un patient
Dans les autres cas, seul le médecin régulateur détient la charge du déclenchement des moyens. Selon la gravité de l'appel, le patient est redirigé vers un médecin urgentiste ou vers un médecin de ville. Chaque appel est affublé d'un degré de priorité, permettant au régulateur de choisir qui prendre au téléphone en premier.
C'est ensuite à lui qu'incombe la responsabilité de construire le parcours de soins de la personne qui appelle, du simple conseil de consultation en médecine de ville à l'hospitalisation d'urgence. Avec les premiers éléments transmis par l'ARM, le médecin creuse plus profondément, tente de "chercher un faisceau de circonstances pour coller à la réalité du patient", explique Marc Noizet.
Comme pour l'ARM, la responsabilité du médecin est immense. Car l'identification du problème se fait principalement par téléphone (parfois en visio, notamment pour les enfants), avec la panique des appelants, leur sensibilité propre, parfois leurs difficultés de langage, ou la "couche de perception et d'émotion que peut rajouter une tierce personne", liste le docteur Marc Noizet. "C'est pour ça qu'on essaie le plus possible de parler directement au patient."
Un médecin régulateur doit, lui aussi, suivre une formation spécifique. "On nous apprend par exemple à ne jamais raccrocher nous-mêmes, pour ne pas prendre le risque que le patient n'ait pas tout compris, explique le président de Samu-Urgences de France. Quand on a fini la discussion, qu'on lui a donné des conseils, on lui fait reformuler, pour être sûr."
Le juste milieu entre sur-triage et sous-triage
Reste "l'expérience du médecin, son ressenti, qui va l'amener à prendre des décisions qui peuvent être du sur-triage ou du sous-triage". En d'autres termes, prendre trop ou pas assez de précautions, envoyer trop ou pas assez rapidement un patient vers les urgences. "Il y a des médecins qui ne s'inquiètent de rien, et d'autres qui sont très protecteurs." Tout le défi repose sur le discernement, savoir si "j'envoie une personne qui dit qu'elle vomit vers SOS Médecins en pensant que c'est une gastro, alors qu'en fait c'était une méningite".
Dans un système de santé aux urgences surchargées, le médecin régulateur endosse, d'une certaine manière, la responsabilité du bon usage des moyens médicaux de son territoire. "On veut éviter les soins redondants, pour que le patient ne soit pas perdu dans le dédale du système de santé, qu'il ait un meilleur parcours de soins et que soient mieux mobilisées les ressources médicales", ajoute le docteur Marc Noizet.
Les moyens médicaux peuvent d'ailleurs aboutir autant à du sur-triage qu'à du sous-triage :
Sur un secteur sans médecin de garde, vous êtes obligé d'envoyer un patient aux urgences. Sur d'autres territoires, on n'a pas assez d'ambulances à disposition, donc on va inciter les patients à se déplacer eux-mêmes.
Marc Noizet, président de Samu-Urgences de France
Ainsi, l'une des "hantises" du médecin régulateur est de "se retrouver démuni", de ne pas avoir de Smur (une ambulance avec un médecin urgentiste embarqué, pour résumer) en cas de "gros clash sur l'autoroute par exemple", selon Philippe Chalumeau, médecin régulateur à Tours depuis 20 ans, et ancien député (LREM) d'Indre-et-Loire.
En Touraine, il y a six équipes Smur, qu'il faut intelligemment envoyer sur le terrain lorsque c'est nécessaire. Selon l'ancien élu, en Indre-et-Loire, la dotation en ambulances est satisfaisante. Ce qui n'est pas le cas partout en France.
"Quand vous avez régulé six heures, ou que vous avez eu trois ou quatre personnes agressives au téléphone, vous pouvez être déstabilisé"
Alors, entre tous ces défis, le régulateur doit rester "concentré et rapide, parce qu'il n'a pas le droit à l'erreur". Au Samu 37, "il y a une règle d'or : on ne prend jamais trois fois la même personne au téléphone". Un patient qui rappellerait le 15 après deux appels aurait donc un autre médecin régulateur au bout du fil. "Quand vous avez régulé six heures, ou que vous avez eu trois ou quatre personnes agressives au téléphone, vous pouvez être déstabilisé, vous tromper, être fatigué, explique Philippe Chalumeau. Avoir deux regards et écoutes différents, c'est une sécurité."
Une règle d'or suffisante pour empêcher toute erreur de jugement, comme dans les cas de Naomi Musenga et de Meggy Biodore ? "Quand on fait du ski sur piste, il y a des filets à droite et à gauche. Là, c'est pareil, on doit mettre des filets", estime Marc Noizet. En premier lieu, "ne pas laisser travailler de gens non formés, ce n'est pas parce que je suis médecin que je peux être régulateur". Et ensuite, savoir "apprendre de ses erreurs" : "Il faut toujours progresser, on a des comités de retour d'expérience, on va analyser collectivement quelque chose qui ne s'est pas passé comme prévu, on va réécouter des bandes." Une manière pour le médecin de "se rappeler que, moi aussi, je ne fais pas forcément toujours bien".
Philippe Chalumeau assure avoir toujours cette problématique en tête. "Quand on se couche le soir, on y repense : est-ce que j'ai fait une bonne régulation ?" Le médecin tourangeau s'est fixé comme objectif de "toujours rappeler quand je pense avoir eu un appel bizarre."
Mais le métier étant "extrêmement exigeant", avec "des milliers d'appels par an à traiter" pour chaque professionnel de santé présent, l'erreur est toujours possible. Avec, parfois, des conséquences dramatiques. "C'est la hantise du régulateur, de prendre la mauvaise décision."
Le problème de la médecine, c'est que c'est toujours facile a posteriori. C'est toujours ultra simple de refaire le diagnostic. Le problème, c'est a priori. Indépendamment de la suite, il faut se demander : si j'avais à nouveau le même appel, est-ce que je ferais la même gestion ?
Philippe Chalumeau, médecin régulateur en Indre-et-Loire et ancien député LREM
Bientôt des Sas dans chaque département... avec quels moyens ?
Dans le futur, tous les Samu de France sont amenés à devenir des Sas, des services d'accès aux soins, faisant du 15 un numéro de référence en santé. La mutation, de numéro d'urgence à numéro d'urgence et de conseil, a été décidée pendant le premier mandat d'Emmanuel Macron, quand Philippe Chalumeau était député. "En Indre-et-Loire, ça marche bien, on a l'expérience, le service s'est énormément professionnalisé depuis une vingtaine d'années, c'était un peu archaïque à l'époque", se souvient-il.
En Centre-Val de Loire, le Sas de l'Indre a été créé en quasi parallèle de l'Indre-et-Loire, en 2021. Depuis, seul le Sas du Cher a vu le jour en septembre 2024. Dans le Loiret, le lancement est en cours depuis l'été. Le Loir-et-Cher et l'Eure-et-Loir devraient suivre entre la fin de l'année 2024 et le début de l'année 2025.
Les recrutements d'assistants de régulation médicale vont se poursuivre pour assurer le lancement de Sas partout en France. L'Afarm réclame un véritable diplôme d'État pour cette profession neuve, en mal de reconnaissance. Et des revalorisations salariales. "On gagne 1 600 balles pour traiter des centaines d'appels souvent en sous-sol...", regrette Alexandre Maluga, le coprésident de l'association.
Côté médecins, on espère aussi "des moyens adaptés" pour faire face au volume d'appels que la mutation du 15 fait forcément augmenter. "Si on n'est pas assez de médecins, on n'est pas capables de traiter tous les appels", prévient-il. Quand la file d'attente s'allonge, il arrive que "le médecin du Smur passe donner un coup de main pour passer la vague". Une solution d'urgence, mais qui ne suffira pas partout, et ne doit pas devenir une norme. Mais, alors que le nombre de médecins fait défaut presque partout en France, parfois même en ville, recruter de nouveaux régulateurs risque d'être une tâche aussi ardue que la régulation en elle-même.