Alsace : en 1914-1918, nos ancêtres n'étaient pas des poilus, mais des feldgraus, des soldats "verts-de-gris" allemands

Rund Um. Lors de la Première Guerre mondiale, l'Alsace-Moselle était allemande. Les soldats alsaciens ont donc combattu sous drapeau allemand. Or, depuis des décennies, le 11 novembre, on honore uniquement les poilus français. Mais tout récemment, dans certaines communes, cette situation évolue.

Chaque 11 novembre, en Alsace-Moselle, comme partout ailleurs en France, on sort le drapeau tricolore et on chante la Marseillaise pour honorer nos aïeux tombés durant la Grande guerre. En oubliant que dans notre région, nos grands- et arrière-grands-pères, dans leur immense majorité, n'étaient pas des poilus français, mais des soldats allemands, des feldgraus en costume "verts-de-gris", avec un casque à pointe. Puisque, depuis le traité de Francfort de 1871, l'Alsace-Moselle était allemande.

Depuis peu, quelques voix s'élèvent pour dénoncer cette amnésie collective, et demander des cérémonies du 11 novembre plus respectueuses de notre histoire régionale. Et quelques maires commencent à prendre quelques libertés face au discours officiel proposé par le ministère des Armées, afin de donner à cette commémoration une coloration locale plus conforme à la réalité historique.

Holtzheim : une accolade entre un poilu et un feldgrau

Dès son élection en 2014, Pia Imbs, maire de Holtzheim (Bas-Rhin), a proposé une commémoration de l'armistice plus conforme à "la réalité de l'histoire locale des Holtzheimois". Avec la lecture de lettres de soldats de la Première Guerre mondiale issus de la commune – qui ont donc tous combattu sous drapeau allemand.

Depuis 2019, la maire de Holtzheim a fait un pas de plus, en intégrant à la cérémonie la présence d'un figurant portant un uniforme de feldgrau, ainsi que le chant traditionnel des soldats allemands, souvent chanté par nos aïeux alsaciens, "Ich hatt' einen Kameraden" (J'avais un camarade).

Des éléments repris ce 11 novembre 2021, dans une commémoration haute en couleurs et à visée pédagogique, qui a attiré près de trois cents personnes. En guise d'ouverture, des enfants ont lu des extraits de courriers de soldats, tant poilus que feldgraus holtzheimois.

Une manière de plonger directement dans l'horrible vécu de ces soldats, souvent très jeunes et terrorisés, quel que soit leur uniforme : "Toute la journée je me bats, je suis blessé une première fois.""Le combat continue. Une grande partie de mes camarades sont couchés, blessés ou morts.""J'ai été projeté en l'air, des masses de terre se sont soulevées sous moi."

Il faut donner sens au sacrifice de ceux qui ont donné leur vie des deux côtés.

Pia Imbs, maire de Holtzheim

Dans son discours, Pia Imbs, qui avait revêtu, comme d'autres femmes de la commune, le costume alsacien local, a annoncé l'intention de cette cérémonie : "donner sens au sacrifice de ceux qui ont donné leur vie des deux côtés." En rappelant simplement les chiffres : "entre 1914 et 1918, 380.000 hommes du Reichsland Elsass-Lothringen (Land du Reich allemand d'Alsace-Lorraine) ont été mobilisés sous uniforme allemand. 50.000 d'entre eux ne reviendront pas, dont 15 issus de notre village. 150.000 seront blessés, et 30.000 faits prisonniers."

La commémoration a aussi fait la part belle aux symboles. Avec la présence de deux figurants en uniforme feldgrau et un autre avec celui d'un poilu, pour rappeler qu'une minorité d'Alsaciens avait, elle, combattu sous drapeau français : les déserteurs, et les optants, qui avaient quitté leur région natale dès 1871 pour rester français. Et après les trois strophes de la Marseillaise, durant l'interprétation du chant "Ich hatt' einen Kameraden", le poilu et l'un des feldgraus se sont donné l'accolade.

Autre temps fort : le dépôt d'une gerbe aux couleurs allemandes, par le maire de la commune jumelée de Willstätt (Bade Wurtemberg), Christian Huber, qui s'est dit "honoré de pouvoir exprimer l'amitié entre Holtzheim et Willstätt lors d'une telle célébration". Il a aussi lancé un vibrant appel "pour que l'histoire ne se répète pas", en rappelant que la paix reste jusqu'à aujourd'hui "un immense privilège".

La paix, également au coeur du message de Pia Imbs. "Je ne veux pas polémiquer, juste rétablir la vérité" a-t-elle précisé. "Beaucoup de gens participent, des familles avec des enfants. Et je veux qu'ils se souviennent de l'importance de la paix. Surtout en Alsace, où nous avons suffisamment souffert pour elle."

Je suis un Français de l'Intérieur, et cette cérémonie ne me choque pas, bien au contraire.

Eric Berger, enseignant venu de Caen

Son intention a été parfaitement comprise par Eric Berger, professeur d'histoire-géographie pour une section bilingue franco-allemande à Caen (Calvados), venu spécialement avec ses élèves ainsi que leurs correspondants de Hambourg. "Je suis un Français de l'Intérieur et cette cérémonie ne me choque pas, bien au contraire" a-t-il affirmé. "Ici, l'histoire régionale a un caractère tellement particulier qu'il mérite d'être mis en exergue. Afin qu'aujourd'hui, on puisse encore mieux valoriser idéal de paix de l'Union européenne."

Neuwiller-lès-Saverne : une veuve de guerre et une infirmière pour rappeler les douleurs humaines

A Neuwiller-lès-Saverne, en Alsace du Nord, cette commémoration de 2021 a également revêtu un aspect différent. Avec, là aussi, la présence de deux figurants en uniforme de feldgrau à côté de celui d'un poilu.

Et, surtout, deux femmes, qui ont déposé une brassée de branches de chêne devant le monument aux morts. L'une vêtue de noir, figure des innombrables veuves de guerre, et de la douleur des familles. L'autre en habits d'infirmière, pour rappeler la souffrance des dizaines de milliers de soldats blessés ou mutilés à vie.

Quatzenheim : les prénoms des morts lus en allemand, langue dans laquelle ils sont nés et sont morts

A Quatzenheim, l'hymne européen a donné le ton, pour une commémoration modeste, mais chaleureuse. Ici, pas de costumes de feldgraus. Et pas encore de drapeau européen devant le monument aux morts, car le maire, Jacky Wagner, ne veut pas "bousculer des habitudes vieilles de plusieurs décennies." Mais les prénoms des victimes de la commune lors du Premier conflit mondial ont été lus en allemand, langue dans laquelle elles sont venues au monde, et tombées sur le champ de bataille.

"Il n'y a aucune arrière-pensée politique à cela" a tenu à préciser Jacky Wagner. "Certains pensent que si l'on fait une commémoration en citant les prénoms en allemand, on est pro-allemand, ou contre la France. Il n'en est rien. Mais si on veut honorer nos aïeux, il faut dire qu'ils ont vécu comme ça, et sont morts comme ça."

Si on veut honorer nos aïeux, il faut dire qu'ils ont vécu comme ça, et sont morts comme ça.

Jacky Wagner, maire de Quatzenheim

"C'est juste de l'histoire" a-t-il encore ajouté. "Il faut toujours rappeler d'où l'on vient et où l'on veut aller. Cette histoire a été oubliée, beaucoup d'années ont passé. Et le moment est venu de dire ce qui s'est réellement produit."

Afin d'éviter toute confusion, il prévoit d'ailleurs, dès l'année prochaine, de ne plus lire, comme c'est l'habitude dans la commune, la liste des victimes de la Seconde Guerre mondiale lors de la commémoration du 11 novembre. "Car ce qui s'est passé à la Première Guerre mondiale n'a rien à voir avec la Seconde."

L'association Unsri Gschicht a écrit à tous les maires d'Alsace Moselle

Dès 2018, l'actuel maire de Molsheim, Laurent Furst (Les Républicains), soutenu par une tribune signée d'une centaine de personnalités alsaciennes et mosellanes, avait déjà écrit au ministère des Armées pour rappeler qu'honorer les soldats alsaciens-mosellans de la Grande guerre en les appelant "poilus" est un contresens historique.

Une démarche reprise depuis 2019 par la jeune association Unsri Gschicht ("Notre histoire" en alsacien), qui milite également pour une meilleure prise en compte de la spécificité historique de l'Alsace et de la Moselle. Elle a adressé des courriers allant dans le même sens au ministère des Armées et au président de la République Emmanuel Macron. Ainsi qu'aux 1.604 maires d'Alsace-Moselle, pour leur demander d'initier des cérémonies du 11 novembre plus respectueuses de l'histoire régionale.

"Notre association invite les maires à admettre la vérité historique" précise Eric Mutschler, secrétaire général d'Unsri Gschicht. "Quel mal y a-t-il à cela ? C'est simplement l'histoire.""On espère vivement que d'autres maires organiseront à l'avenir des cérémonies semblables" ajoute Eric Ettwiller, président de l'association.

Notre association invite les maires à admettre la vérité historique. Quel mal y a-t-il à cela ?

Eric Mutschler, secrétaire général d'Unsri Gschicht

Ce dernier reconnaît que la frilosité de bon nombre d'élus provient encore et toujours de "la confusion avec la Seconde Guerre mondiale. Alors que le contexte était tout différent, et il faut le redire." En effet, les soldats alsaciens-mosellans de 1914 n'ont pas été des incorporés de force. Et l'Allemagne d'alors n'avait absolument rien à voir avec le nazisme. Comme Unsri Gschicht, beaucoup espèrent que, plus d'un siècle après la fin de la Grande guerre, le temps est enfin venu de pouvoir parler sereinement de ce pan de notre histoire régionale.

 

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