Romain Speisser, 47 ans, est installé à Rosheim où il fabrique sabots, galoches, et une ribambelle d’objets en bois. Un métier du passé, mais un produit écologique qui a beaucoup de succès. Rencontre avec le dernier sabotier d’Alsace, entre authenticité, anecdotes et copeaux de bois.
Rue du Coin à Rosheim (Bas-Rhin) se dresse une jolie maison bleue, à colombages. Sur l’une des façades, une pancarte annonce : "saboterie artisanale, holzschuhe, clogs". Si on nous disait qu’on a fait un bond dans le temps dans les années 1950, on y croirait sans hésiter.
D’ailleurs, une fois le portail passé, une Peugeot 403 commerciale nous accueille dans la cour. La peinture est un peu défraîchie, mais elle a encore fière allure. "Avant, je m’en servais pour aller chercher le bois en forêt d’à côté" se souvient Romain Speisser. Le sabotier a renoncé à sa vieille voiture pour un utilitaire plus récent, et c’est sûrement une des rares concessions qu’il fait à la modernité.
Il commence par choisir un gros bloc de bois. C’est de l’aulne, une variété qu’il apprécie particulièrement pour ses teintes orangées. En quelques coups de hache, il parvient à le fendre en deux morceaux. On le suit à travers la cour. Ses deux chèvres essaient de s’incruster dans l’atelier. Sans succès.
À l’intérieur, l'artisan va entamer une longue série d’actions pour transformer le bloc de bois en une paire de sabots traditionnels. D’abord, il s’attèle à dégrossir avec la scie à ruban, et on est assez soulagé qu’il n’y laisse pas un doigt ou une main une fois qu’il a fini. "Toutes mes machines datent des années 30 environ. Elles ne sont plus aux normes, c’est pour ça que je ne peux pas avoir d’employé. Il n’y a que le patron qui peut les utiliser. Mais j’aime bien par ce que je peux les réparer facilement. Et puis travailler sur des machines modernes, je n'aurais pas le même plaisir."
Romain a acheté ses machines à un ancien atelier de saboterie, au nord de Strasbourg. Il est aujourd'hui le dernier à exercer cette profession artisanale en Alsace.
Romain passe au façonnage. D’un côté, il installe un modèle. Le palpeur suit les contours pour reproduire la forme dans le bloc de bois. "C’est le même principe que quand on refait les clés. C’est un copieur 3D ancien".
Pendant que la façonneuse façonne, des gerbes de sciure sont projetées tout autour. Une des chèvres jette un œil par l’interstice de la porte. Trop petit pour se faufiler. La machine s’arrête. Des particules de bois flottent dans l’air.
Un métier simple et authentique
Cela fait 13 ans que Romain a choisi ce métier d’antan et la vie qui va avec. Finis les embouteillages sur l’autoroute tous les matins. Finis les horaires improbables de la boutique de vêtements familiale au centre-ville de Strasbourg. Un beau jour, il a réfléchi à ce qu’il aimait faire (travailler le bois le week-end, se plonger dans l’histoire), et il a pris une décision. "Je ne voulais pas arriver un jour à me dire « si seulement j’avais fait ça ». Je me suis lancé et je ne regrette rien."
À l’époque, Romain avait appelé son sabotier pour lui demander conseil. "Il m’a dit qu’il y avait largement de quoi faire avec toutes les commandes qu’on a. Alors, je me suis formé et je me suis lancé". Romain connaît tout un tas d’histoires, et il aime les partager. "Quand il y avait la frontière de 1871 à 1918, les contrebandiers passaient sur les hauteurs vosgiennes. Les sabotiers étaient sollicités pour inverser les semelles : ils mettaient l’empreinte du talon à l’avant et l’empreinte de l’avant au talon, et donc dans la boue ou la neige, les pas étaient inversés. Quand les douaniers essayaient de suivre les pas, ils suivaient dans le mauvais sens puisque les contrebandiers étaient partis en sens inverse."
Et pour l'origine du mot "saboter", il faut remonter à l'époque industrielle : "Dans les usines, les ouvriers avaient des sabots en guise de chaussures de sécurité. Le droit de grève n’existait pas, alors pour marquer leur désaccord et bloquer la production, ils prenaient leur sabot et le coinçait dans les machines pour « saboter » le travail."
Des surprises dans le bois
Pendant qu’on discute, le morceau de bois a désormais pris la forme d’un sabot. Il est temps de le creuser. Un travail physique. Une main sur la roue, l’autre sur le levier, Romain guide la machine. "Parfois, il y a des surprises. On peut trouver un bout de clôture ou un clou pris dans le bois. Les anciens racontaient que dans le temps, ils trouvaient même des éclats d’obus et de balle. Ça faisait de la casse sur les machines selon leur taille des éclats. Si ça vous intéresse, il y a des bois exposés au musée de Labaroche qui montrent ça."
Nouvelle étape pour le sabot : le poussoir ou boutoir. Romain l’utilise pour peaufiner le travail. Là aussi, il faut mettre de l’huile de coude. Entre la buche du départ et le résultat final, il reste 30% seulement de matière. Le travail n’est pas terminé. Les sabots vont encore devoir sécher avant d’être mis en vente. Sur place ou au marché du vendredi.
Ce n’est pas venu par container d’un pays lointain en émettant énormément de carbone.
Romain SpeisserSabotier à Rosheim
Romain Speisser ne manque pas de clients. Les particuliers achètent des galoches pour aller au jardin ou aux poules. "Je travaille pour la paix des ménages, Madame n’a pas besoin de gronder, Monsieur ne rentre pas avec les chaussures dégueux de dehors !" plaisante le sabotier. Des professionnels aussi, à la recherche de chaussures de sécurité fiables et hygiéniques. "C’est un vrai produit d’avenir, les sabots. C’est naturel, 100% biodégradable. Vous l’oubliez au fond du jardin, ça retourne à la nature en pourrissant, c’est pas venu par container d’un pays lointain en émettant énormément de carbone."
Sur son étal du marché, le vendredi matin à Rosheim, sont disposés toutes sortes d’objets en bois que Romain a façonnées : dessous de plat en forme de bretzel, rouleau à pâtisserie, cuillère à miel, planches à découper et toupie.
Le sabotier discute avec les autres commerçants. "On est toute une bande d’artisans à travers l’Alsace. Des forgerons, des vanniers, des tailleurs de pierre. Il y a aussi des tonneliers, des maroquiniers, des selliers… Ce genre de métiers était courant dans le temps et ils sont devenus rares. Les dimanches, lors des fêtes de village, on se retrouve tous, on expose ensemble, on en profite pour boire un peu d’eau minérale tous ensemble !"
Le sabotier part dans un grand éclat de rire. "D’après certains kinés, la démarche qu’on a avec les sabots évite les a-coups dans la colonne vertébrale." À quand un remboursement par la Sécu ? C’est ce que se demande Romain avec un gros clin d’œil. Si vous cherchez le sabotier, il parcourt les fêtes le week-end avec ses copains artisans. Pour savoir lesquelles, rendez-vous sur sa page Facebook, parce que faire qu'un métier d'antan, ça n'empêche pas de communiquer.