Coronavirus : "D'habitude, le 9 mai, on fêtait l'Europe. Cette fois, on doit se battre pour elle"

Pour célébrer la journée de l'Europe, Français et Allemands se sont mobilisés ensemble le long du Rhin et de la frontière. Mais ce 9 mai n'avait rien des festivités habituelles. Ces dernières semaines, la crise sanitaire a mis à mal l'idéal européen.

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Il y a tout juste 70 ans, le 9 mai 1950, le ministre des Affaires étrangères français Robert Schuman prononçait une déclaration considérée comme le texte fondateur de la construction européenne. Chaque année à cette date, la "journée de l'Europe" est désormais célébrée depuis plus de trente ans. Mais cette année, "la paix et l'unité" - d'ordinaire vantées - sont quelque peu remises en question. Le coronavirus est passé par là, et l'Europe a déçu.
 

Drapeau européen en berne

À  Lembach, tout au nord de l'Alsace, le drapeau européen est en berne depuis le petit matin. Décision du maire Charles Schlosser. L'élu est écoeuré par les conséquences de la crise sanitaire sur ses habitants, mais il refuse de faire le deuil d'une histoire européenne qu'il contribue à écrire jour après jour. Dans sa commune, ce 9 mai a pris des allures de combat contre la fermeture des frontières entre l'Allemagne et la France. "C'est choquant pour nous", explique-t-il.

On avait dit que l'espace Schengen est un espace ouvert et voilà ce qu'on en fait. Ce n'est humainement pas acceptable.
- Charles Schlosser, maire de Lembach

Car entre Lembach et le Palatinat voisin, on peut presque parler de cohabitation et le constat vaut pour tous les villages des environs. Les habitants vont et viennent, naturellement. Le lien se vit, au quotidien. "Les barrières qui ont été installées ont un impact fort sur les travailleurs frontaliers, détaille le maire. Certains ici doivent faire un détour de 40 kilomètres pour se rendre sur leur lieu de travail. On avait dit que l'espace Schengen est un espace ouvert et voilà ce qu'on en fait. Ce n'est humainement pas acceptable, d'autant que la fermeture des frontières est sanitairement contestable."
 Avec d'autres élus, des Alsaciens de la communauté de communes Sauer-Pechelbronn et des Allemands de la Verbandsgemeinde Dahner Felsenland, il a mené un coup de force symbolique en fin de matinée. Tous ensemble, ils ont bravé l'interdit et rouvert les frontières, quelques minutes durant. Une façon de défendre leur Europe à eux. "Nos deux communautés de communes ont signé un partenariat de jumelage le 26 novembre 2019. Lors de notre dernière réunion, nous avions dit que nous ne voulions plus jamais voir de barrières entre nos deux territoires... Il faut qu'elles soient enlevées le plus rapidement possible."
 

Notre Europe est dépassée. Nous sommes amis, et pas uniquement quand tout va bien
- Christof Müller, maire de Busenberg

"Notre Europe est dépassée. Nous sommes amis, et pas uniquement quand tout va bien, complète son homologue Christof Müller, maire du village de Busenberg, dans le Palatinat. C'est dans la difficulté qu'on reconnaît la véritable amitié. On doit s'aider dans les moments compliqués. J'ai honte de voir qu'on formait un ensemble et qu'à la première difficulté, on dresse des barricades."

Les élus ont couché leur requête d'ouverture sur papier dans un courrier envoyé à la chancelière Angela Merkel et au président de la République Emmanuel Macron. Mais le ministre de l'Intérieur français l'a annoncé lors de la présentation du plan de sortie du confinement, le 7 mai : les mesures de restriction aux frontières avec l'Allemagne et la Suisse "seront prolongées jusqu'au 15 juin au moins"
 

Le Rhin, trait de (dés)union 

À Kehl, juste en face de Strasbourg, l'esprit n'était pas à la fête non plus. Pas de défilé en musique ni de retrouvailles transfrontalières. Mais un rassemblement quand même, symbolique là aussi. Des Français et des Allemands installés en Allemagne se sont rassemblés à côté du Rhin, juste avant midi, comme tout le long du fleuve, entre Bâle et Karlsruhe. Quelques personnes côté alsacien aussi, mais très peu, confinement oblige. 

Peter Cleiss fait partie des organisateurs. Il s'est déplacé avec sa femme, certains de ses enfants et petits-enfants. Entre un premier mail envoyé lundi 4 mai et ce samedi, il est parvenu à mobiliser entre 100 et 200 personnes. Une énorme surprise pour cet ancien professeur au lycée professionnel de Kehl, qui a multiplié les projets avec l'Alsace et la France tout au long de sa carrière. La journée de l'Europe, il tenait à la célébrer, comme chaque année, malgré les circonstances.
Il avoue que la crise sanitaire l'a rendue plus importante encore : "D'une part, nous voulons montrer aux Français que nos liens d'amitié se poursuivent. C'est pour ça que nous sommes venus avec des parapluies que nous avons ouverts et agités, nous voulons être visibles de l'autre côté du Rhin. Et d'autre part, nous voulons montrer aux Allemands que nous ne sommes pas d'accord avec leurs décisions et leur politique."

Beaucoup de jeunes prenaient l'Europe pour quelque chose d'acquis. Là, on voit à quelle vitesse tout peut être perdu.
- Peter Cleiss, citoyen allemand

Là encore, la fermeture de la frontière entre les deux pays est clairement dénoncée : "D'habitude, le 9 mai, on fêtait l'Europe, cette fois on doit se battre pour elle. Beaucoup de jeunes prenaient l'Europe pour quelque chose d'acquis. Là, on voit à quelle vitesse tout peut être perdu et à quel point on doit tout faire pour la développer. Quand on regarde nos territoires sur Google Maps, on voit deux montagnes (les Vosges et la Forêt-Noire), une plaine et un fleuve. Il n'y a pas de frontière, ce sont les hommes qui l'ont créée. Cela va à l'encontre de la nature."
"Et on sait très bien que partout où il y a eu des frontières, cela a conduit à des guerres", soupire Peter Cleiss, triste et en colère. Il compare la situation à la construction du mur de Berlin "en une nuit. On est bien placés pour connaître les conséquences... pourtant, ça ne nous empêche de monter des barrières", déplore-t-il encore.

Colère contre les réflexes nationaux

Avec une vingtaine d'amis de son groupe Pulse of Europe, Konrad Steinkohl tenait lui aussi à montrer sa solidarité aux Français, invités à rester dans leur pays, y compris par certains citoyens allemands. Il dit s'inquiéter beaucoup de "l'individualisme national" dans cette période de crise, et attendre, enfin, de l'unité.
"Ma patrie, c'est l'Europe, ce n'est pas l'Allemagne, confie-t-il. Je pense que les Etats auraient dû prendre des décisions uniformes à l'échelle de grandes régions. Nous avons absolument besoin d'une Europe solidaire, qui fait bloc, pour qu'elle soit capable de peser dans le monde et d'imposer ses idées sur des sujets importants, comme le climat."Ivy Mousson-Lestang se sent également "profondément européenne". Elle est née en 1937, a vécu la Seconde Guerre mondiale et la construction européenne. Cette Allemande, qui a épousé un Français et est installée à Strasbourg, a fêté ce 9 mai sur un pont au-dessus du Rhin, "le cœur de l'Europe selon elle". Les policiers allemands l'ont empêchée de traverser. Elle ne leur en veut pas.

"Pour tout le monde, c'était évident d'aller d'un côté à l'autre pour faire ses courses ou aller chez un médecin. On ne se disait pas tous les jours que c'était merveilleux. Cette épreuve nous permet de nous rappeler que ça n'a pas toujours été comme ça, qu'il a fallu du temps", indique-t-elle.
Elle espère que la crise sanitaire renforcera le besoin d'union, mais ne s'alarme pas des désaccords entre Etats : "Il a fallu 300 ans pour faire les Etats-Unis d'Amérique. Il ne faut pas être trop pressé. Il faut parfois être déçu mais aussi savoir se réjouir. Qu'on ne soit pas toujours d'accord en Europe, c'est normal, c'est le cas dans chaque famille. Ca fait souvent du bruit mais on avance." 

Comme les citoyens, les 27 chefs d'Etat et de gouvernement européens, accompagnés des dirigeants des trois institutions de l'Union européenne, disent eux aussi espérer une Europe "plus forte" après la pandémie de Covid-19, dans une vidéo publiée samedi 9 mai sur Twitter.
 
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