Alex Lutz, le comédien-caméléon originaire de Strasbourg vient de publier son premier roman, Le radiateur d'appoint. Une galerie de portraits doux-amers dépeints, comme le titre l'indique, par un chauffage. Témoin lumineux des intérieurs moyens et des zones commerciales géantes. Rencontre.
A 42 ans, Alex Lutz a déjà eu plusieurs vies. Des vies fantasmées, travesties. Toujours lumineuses. César du meilleur acteur pour Guy en 2018, par deux fois Molière de l'humour, réalisateur, comédien, humoriste, secrétaire baroque et flamboyante sur Canal+ ...
Mais cette fois, Alex Lutz est resté dans les coulisses, dans la pénombre. De son bureau. Peut-être, à ses pieds, y-avait-il un radiateur d'appoint, sûrement sous sa tignasse blonde : une envie d'écrire sur ses semblables. Sans fards. Ni encore moins paillettes.
Alex Lutz est désormais écrivain. Et c'est cet Alex Lutz-là que nous avons rencontré.
Chaud-froid
On aurait pu penser que ce bouffon, au sens noble du terme, écrirait une satire poilante et ironique, une autobiographie romancée et impertinente ou peut-être des aphorismes bien sentis. C'est (aussi) son genre. Non. Son premier roman nous cloue au sol. Ou presque. A hauteur de genoux."J'ai acheté un radiateur d'appoint pour une loge où il y avait un problème de chauffage. Et en fait ce radiateur était truffé de défauts. Il y avait par exemple deux autocollants sur les parois chauffantes, très difficiles à enlever." Le comédien s'acharne à les décoller, cogite. Imagine.
"Je râlais en évoquant des personnages : le vendeur qui a écoulé le chauffage, la caissière qui va se faire virer parce qu'elle aura dénoncé les malfaçons... Et c'est resté dans ma tête. J'ai appelé mon éditeur le lendemain. J'avais envie de parler de ces destins croisés autour de ce radiateur d'appoint et de son point de vue. Il m'a dit : "vas-y, fonce."
J'avais envie de parler de ces destins croisés autour de ce radiateur d'appoint et de son point de vue.
Voilà comment est né le radiateur narrateur. Celui qui, en réchauffant leurs intérieurs, va s'immiscer dans l'intimité de ses acquéreurs. Témoigner de leur solitude. Ou au contraire, posé sur le rayonnage, être aux premières loges d'un ballet dérisoire mais outrageusement orchestré. Celui des salariés d'un supermarché. La comédie humaine made in grande surface.
Extrait :
"Moi, je suis dans mon carton et j’attends. Avec cette histoire de grands froids, je suis très mis en valeur. Avec mes confrères de la même marque, nous sommes des radiateurs dits d’appoint. [...] Je ne saurais expliquer pourquoi j’ai une âme, au fond, un esprit, le même exactement, que l’on s’empare du carton de mon modèle en exposition ou de celui du fin fond de la réserve. Cet esprit, le même exactement, se retrouvera chez tous ceux qui auront choisi notre service de chaleur d’appoint par froid ressenti comme inédit."
Une envie pressante
Le voilà donc, Alex Lutz, faire la promotion de son premier roman à la librairie Kleber. Sur le canapé. Chez lui, presque. En visio. Son interview est diffusée sur les réseaux sociaux. On s'adapte. "Strasbourg est une ville qui compte pour moi forcément, venir ici, sous cette forme-là, c'est vraiment super. Et d'ailleurs, pour le moment, c'est la première fois que je fais ça dans une librairie. Moi qui n'aime pas la promotion forcenée, ça me va."Comme lui va l'écriture. Un exercice qu'il connaît depuis longtemps. "L'écriture a toujours été là. En moi. J'écris des scénarios, des synopsis. Cette écriture-là ressemble vraiment à un roman : il y a des descriptions, des indirectes libres. C'est en tous cas comme ça que je l'ai envisagé. Et non comme une montagne insurmontable."
A tel point que ce premier roman ne sera très certainement pas le dernier. "Oui, j'aimerais écrire d'autres romans. Vous savez, j'ai pris plus de plaisir pour ce livre qu'à écrire des scénarios. Le reste je le fais parce que, forcément, je dois le faire. Quand vous écrivez une pièce, un scénario ou un sketch, vous avez tellement envie d'y être, déjà, que la période d'écriture elle est tendue, agaçante, laborieuse. Tandis qu'ici l'écriture est son propre objet. C'est pas du tout pareil."
Rien ne dit, par ailleurs, que ce roman n'est pas le prélude d'un film. Ce serait même fort probable tant l'écriture y est séquencée. Cinématographique.
La grande galerie
Ce livre doux-amer est, nous l'avons dit, une galerie de portraits. Caléidoscopique. Vue d'en bas. "Je voulais trouver un point de vue, pas décalé, je n'aime pas le mot, mais en tous cas un peu surprenant. Guy c'était un faux documentaire, Catherine et Liliane sont deux hommes qui sont en fait deux femmes, deux secrétaires jouées par des hommes... Si dans nos métiers on ne se dit pas : "tiens, si je jouais à ...", ben ça sert à rien."Si dans nos métiers on ne se dit pas : "tiens si je jouais à ...", ça sert à rien.
Si jouer le radiateur peut paraître statique voire électrostatique, il est par contre un témoin lumineux et discret. De nos intérieurs. De nos intériorités. Le miroir de nos peines pour rester dans la métaphore domestique. Ainsi, au fil des pages, il raconte. Françoise, la veuve en mal de solitude dont le fils unique Thibault est aussi loin que détestable. Anouk, théâtreuse et militante un brin pitoyable. Xavier, responsable de rayon en grande surface, chefaillon zélé mais gentil au fond, et toutes les petites mains qui gravitent, subissent, autour de lui. Des femmes surtout.
Extrait :
"Aujourd’hui, en descendant à Cap’Nord, Anouk vient dans notre magasin. À la demande de Pierrick, son régisseur général, elle doit prendre des rallonges de dépannage et un exemplaire de moi : dans une des loges du théâtre en effet on gèle, personne sait pourquoi. En traversant le parking, elle a un peu la nausée, honte d’elle, et se dit confusément, et sans trop savoir pourquoi, qu’elle ferait peut être un saut chez Intersport. « Non, putain ! Non ! Je suis débile ou quoi ? » Anouck marche vite, elle a froid. Les répétitions de sa nouvelle création reprennent dans une heure quinze ; ces achats doivent être vite torchés."
"Je voulais dresser des portraits finalement très ordinaires, ce n'est pas péjoratif du tout car ils sont au contraire plein de nuances et d'épaisseur et je trouvais que le radiateur d'appoint en petit personnage narrateur amènerait la touche de poésie dont j'ai besoin. Comme un conte contemporain en quelque sorte."
Ce livre ce sont des solitudes qui se croisent qui se touchent à peine, qui se loupent
Lui, le radiateur, n'est pas neutre. Il jauge. Il juge parfois. "Il est plutôt empathique avec de l'acuité et une forme de lucidité qui, j'espère, n'est jamais cynique, je déteste ça le cynisme. L'ironie oui, c'est chouette. Le cynisme c'est flemmard. Il est tendre aussi, il aimerait sans doute leur dire à tous de se mettre dans une salle pour se raconter l'une et l'autre. Pour parler. Ce livre ce sont des solitudes qui se croisent qui se touchent à peine, qui se loupent. Les malentendus c'est ça la grande histoire. C'est ça nos plus grands maux."
La culture en voie de disparition
Alors que ce jour-là Alex Lutz nous parle de son roman, dehors, le milieu culturel, meurtri par deux confinements, manifeste. Le milieu touche le fond. Se noie. S'abîme. L'objet livre, le spectacle vivant, le cinéma ... tous ces domaines Alex Lutz les connaît désormais."Nous sommes dans un pays où la culture a une place importante. C'est une chance, mais il faut se battre pour qu'elle la garde. Pour maintenir le lien avec le public. Je n'ai pas peur pour la créativité, quand on voit les petits loulous avec leurs appareils là faire des trucs de dingues, c'est fou, c'est génial. La mer des idées n'est pas morte, je n'ai pas peur pour elle. Mais le lien avec le public, lui, peut s'étioler, se déconcentrer, s'abimer. Il faut se demander ok le livre, l'objet livre on y tient ? Oui ? Alors qu'est-ce qu'on fait ? Comment ? Le cinéma peut disparaître, le théâtre peut disparaitre. Il faut le dire : la culture n'est pas une chose éternelle et immuable. Certains de ces éléments peuvent disparaître. Attention."
Il ne suffit pas de dire : on aime nos métiers, il faut qu'il y ait des gens qui disent on aime vos métiers
"Ce n'est pas que financier, c'est très très important car il y a des métiers en danger mais c'est aussi toutes les idées qu'on peut mettre en place pour provoquer l'appétit. Ca suffit pas de dire on aime nos métiers, il faut qu'il y ait des gens qui disent : "on aime vos métiers". Ce que j'aurais souhaité c'est qu'au plus haut de l'État, il y ait une affirmation de la nécessité à la culture. Ça ne veut pas forcément dire rouvrir les choses. Mais une affirmation de ce qu'est le culturel, ça aurait été super. Ça n'est pas tout à fait un bien de consommation comme les autres."
S'il y en a un qui ne manque pas d'idées c'est bien lui. Après avoir été chanteur, acteur, secrétaire, cavalier, romancier, radiateur, réalisateur peut-être pourrait-il désormais s'essayer pompier ? Au chevet d'une grande et belle maison qui se consume d'être vide.